Chapitre 19 : Amour Métallique

     "Si nos dieux et nos espoirs sont ne sont que phénomènes scientifiques, alors il faut dire que notre amour, lui aussi, est scientifique."

    L'Ève Future, Villiers de L'Isle-Adam

L'abîme m'appelle, je l'entends qui murmure en chaque instant ; ma raison vacille, chancelle. La tempête ! La tempête, elle hurle depuis cette nuit et soulève les embarcations, comme si elles n'étaient que des fétus de paille. Elle fracasse, sur les flancs des falaises, ses vagues infernales ; elle précipite la fin. Je me remémore.

Toute ma domesticité, de même que les ouvriers avaient trouvé refuge dans le grand salon, où j'avais fait donner la flambée. Je me souviens encore de leurs mines épouvantées, comme j'avais toujours à l'oreille leurs sinistres murmures. Pour passer le temps, l'un d'entre eux, un ancien marin revenu sur terre, après l'amputation de sa jambe gauche, s'était proposé de nous conter quelques-unes des légendes qui ont depuis longtemps sustenté des soirées comme celle-ci.

Cette nuit-là, tous tremblèrent, moi-même y compris. Pourtant, ce n'étaient que des histoires nourries de superstitions. Mais il y avait tant de conviction, tant de vie dans sa narration, que je ne pus m'empêcher de frissonner à l'unisson de mes convives, tant il me sembla sentir dans mon cou l'haleine glacée des créatures convoquées. Je crus un instant voir leurs ombres danser sur les murs ; ce n'était que la bise qui s'engouffrait par les fenêtres et qui faisait vaciller les lustres. Hypnotisé, je m'étais laissé happer par ses mots, par ses morts qui sont venus hanter le manoir. Dehors, rugissaient des vents comme les anciens n'avaient pas connu, mais dont tous racontaient qu'ils étaient le souffle de dieux oubliés et en colère.

Suis-je en devoir de les croire ?

À cette question, je n'ai aucune réponse et sans doute n'en aurai-je jamais ; tout est affaire de foi et de convictions.

C'est ainsi que sur le chemin glacé qui me conduit vers l'enfer de mon doute, je contemple par la fenêtre l'abîme qui, à chacun de mes pas, menace de m'engloutir. Je le vois qui me fixe. Au fond se tapit cette ombre que j'appelle de mes vœux. Elle est celui qui s'élèvera pour relever et arracher l'humanité à sa condition misérable. Plongé dans ses yeux noirs, je me noie, je me sens en joie.

Cette nuit encore, je l'ai entendue. Elle me murmure jusque dans mes rêves, tandis que le cauchemar étend ses ténèbres sur Londres. Plus personne n'ose sortir, même les prostitués de White Chapel ont déserté. Ne demeurent que les plus téméraires, les apaches et les aventuriers pour avoir l'audace de s'exiler dans l'obscurité londonienne.

Moi-même, je me terre. C'est à peine si nous avons le courage, sitôt le soleil voilé, nous exposer.

La terreur étreint la ville entre ses serres. Police, truands, brigands, bonnes gens, tous tremblent.

Et moi ?

Moi, je puise dans les échos de cette peur, la force nourricière qui me permettra de mener à terme mon projet. Je n'ai pas quitté mon manoir pour me morfondre, ou m'enfermer dans la spirale descendante qui me menace. Non, je serai comme cet homme qui court la nuit, qui jette à la face de cette bourgeoisie hypocrite la sinistre vérité de la condition inhumaine qu'elle réserve à ces gens, dont l'existence même lui fait horreur. Il est si confortable de se vautrer dans la fange, tout en sachant que l'on a les moyens de s'en retirer quand il est temps.

De mes mains, de mon esprit, je le jure, j'arracherai et j'élèverai le peuple au-dessus de sa condition humaine. Je créerai celui qui leur ouvrira le chemin, celui qui les guidera vers ces lendemains que tous espèrent alors qu'ils s'enfoncent dans les ténèbres.

Journal de H.F

Le 16 mars 1894

***

  Paris, France, 25 février 2067  

  Sous ses doigts, la texture de la minuscule carte lui semble tout à la fois lisse et empreinte de rugosités. Tracé à la diable au dos, un nom, une adresse et une heure ; de l'autre côté, un visage dessiné au fusain, plongé dans l'ombre, l'un des yeux cachés par une épaisse mèche de cheveux. Au comptoir, une femme parle à un client ; il commande une vodka fizz ; elle sourit, dévoilant des dents pointues. Il a tout vu, tout entendu. Pourtant, il ne peut se départir d'une étrange sensation d'irréalité. L'instant d'après, elle pose son cocktail sur le bar : verre en cristal, lourd, reflets dorés percés de milliers de bulles d'invisibilité. L'homme entrouvre ses lèvres, qui découvrent des chicots, creux et mal alignés ; il s'en étonne. L'autre l'a vu et lui adresse un clin d'œil. Max hausse un sourcil ; il ne dit mot. Il s'éloigne, sa commande à la main, pour s'installer à une table, où l'attend une dame. Comme il pose son cocktail, il se penche vers elle et l'embrasse ; baiser éphémère, fugace.

    Sont-ils amants ? Peut-être.

    Il se détourne, mais il a eu le temps d'apercevoir les yeux de la femme ; verts, dorés avec la pupille fendue. Max secoue la tête.

    Où est-il ?

    — Pour vous, glisse quelqu'un dans son dos. Votre ange de minuit.

    Il se retourne. Derrière lui, une flûte, emplie d'un liquide argenté d'où s'échappe une minuscule volute de fumée, l'attend ; elle est posée sur la carte, avec laquelle il jouait un peu plus tôt. Comme il lève les yeux, il découvre la femme qui le sert au comptoir ; un masque en forme d'énigme en guide de visage. Dans la pénombre, ses prunelles ambrées brillent de mille feux.

    — Merci, murmure-t-il.

    Mais elle a déjà disparu.

    — De rien, souffle-t-elle.

    Où est-elle ?

    Max regarde autour de lui ; silhouettes et ombres évoluent dans une obscurité étoilée. Pourtant, elle se tient là, devant lui dans une robe qui surligne, à la perfection, des formes pour le moins singulières. Est-elle un homme ? Est-il une femme ? Les genres se confondent ; la frontière n'existe plus depuis longtemps, lui, elle. Elle lui adresse un sourire désarmant.

    — N'oubliez pas ! Minuit, minaude-t-elle.

    Pour lui, ce sera elle. Pour d'autres, peut-être sera-ce lui ? Aucun des deux ? Max jette un coup d'œil à sa montre ; elle indique onze heures passées de presque quarante minutes.

    Derrière la vitre glacée, il les aperçoit ; ils sont quatre, assis devant des pupitres.

    — Pourquoi des techniciens ? demande-t-il soudain. Les robots ne sont-ils pas plus fiables, plus précis dans leurs gestes?

    La femme le contemple avec un amusement certain.

    — Excusez-moi, se reprend-elle. Je pensais que lors de l'entretien préliminaire notre commercial vous avait expliqué la chose.

    Un frisson lui parcourt l'échine.

    — Je ne crois pas, marmonne-t-il pour cacher le trouble qui le gagne.

    — Ah ? s'étonne-t-elle. J'aurai cru pourtant. Votre femme...

    — Oui ! Ma femme ! a-t-il envie de hurler. Ma femme est stérile à cause des saletés, que des gens comme vous ont fait avaler à leurs arrières grands-mères, et maintenant vous nous vendez l'enfant parfait ! Bande d'enfoirés ! Allez vous faire foutre avec votre technologie et votre science de merde.

    — Non ! On ne nous aura rien dit à ce sujet, rétorque-t-il d'un ton, sans doute un peu plus sec qu'il ne l'aurait désiré.

    — Cela ne fait rien, ajoute-t-elle, enjouée. Suivez-moi ! Nous ne pourrons pénétrer dans la salle de nos opérateurs tant qu'ils seront en phase de sélections. Toutefois, nous serons en mesure de nous entretenir avec eux dès qu'ils auront lancé la phase d'incubation.

    Max acquiesce. Bientôt, il arrivera en un lieu qu'il devine synonyme de l'enfer.

    Un ange effleure ses lèvres, mais ce n'est qu'un leurre. Il se redresse sur sa chaise et jette un coup d'œil circulaire à la pièce. Les danseurs ont déserté la piste ; pour la plupart, ils sont assis autour des tables situées près de la scène ; à l'exception d'une, demeurée vide. Confusément, il sent qu'elle lui est destinée. Derrière le comptoir, la serveuse esquisse un sourire entendu, en même temps qu'elle lui tend un autre verre.

    Pas de mots, pas de sons, juste l'échange d'un regard d'homme à femme, de femme à homme, de deux êtres vivants. Max hoche la tête et la remercie d'un geste. La main suspendue dans le néant, il semble hésiter, puis s'en empare ; le sien dans l'autre. Autour de lui, le silence, l'obscurité, ne demeurent que de minuscules appliques pour guider le voyant aveugle qu'il est à présent. La table est là ; deux chaises vides l'entourent. Il s'arrête ; regard en arrière. La femme, ou l'homme – le sait-il seulement – l'observe et l'encourage ; tout n'est que mystère. Nerveux, il s'avance dans la pénombre. Sur l'estrade, un fin pinceau blanc dessine un disque sur la surface poussiéreuse, quelqu'un a déposé un étrange instrument, croisement improbable entre une harpe et un thérémine. Il lui semble qu'en cet instant, tous le dévisagent, alors même qu'il est plongé dans les ténèbres. Depuis les coulisses, il perçoit le bruit d'un pas léger, aérien, rythmé par le sien. Qu'il ralentisse ou hésite, il sait que l'autre fait de même ; il jette un œil à sa montre : presque minuit.

    Le temps se fige.

    Ni trop lent, ni trop vite, il marche vers ce point aveugle au centre de la pièce, où tous l'attendent. Les souffles se sont tus. Ses oreilles bourdonnent ; ses jambes vont le trahir, il le devine. En ce moment, il se sent périr. Pourtant rien n'advient. Il est assis sur une chaise, tandis qu'une déesse apparaît sur scène. Le cône de lumière s'est rétréci ; il n'éclaire plus que l'instrument, soustrayant aux regards le visage de l'artiste. Sa marche est lente, régulière . Les balancements de ses bras font tinter et scintiller les lourds bracelets qu'elle porte aux poignets cependant que, passés autour de ses chevilles, des anneaux dorés renvoient des échos opalescents. Arrivée à hauteur de la harpe, elle s'incline pour saluer ; un instant, sa figure entre dans le panache de lumière crue. Attablé, Max retient sa surprise.

    Il est minuit et l'ange de la nuit est apparu.

    Solennelle, elle offre une révérence au public, puis s'assoit. Les yeux fermés, ses lèvres entrouvertes, elle étend ses mains. Bientôt, elle emporte avec elle la foule dans son univers muet. Aucun son ne jaillit de la harpe, aucun mot ne s'évade de sa bouche, mais tous l'entendent ; une mélopée merveilleuse, échappée d'un passé à jamais oublié. Bercé par les sensations qui se sont emparées de son être, il contemple le défilement du film de ses souvenirs : images fugaces, fractionnées et décolorées.

    Le couloir est blanc, propre, très propre ; trop propre, trop parfait, trop lisse, comme le visage de cette femme sur qui l'âge ne semble n'avoir aucune prise. Elle marche devant lui d'un pas alerte. À chaque foulée, son pied se déroule, puis retombe : les orteils, puis la plante, enfin le talon. Le pied rebondit, l'autre enchaîne, le même schéma, le même déroulé, identique, infernal. Les bruits sont étouffés, comme le souffle de chacun ; le plafond bas écrase les ignorants et grandit les savants. Sa blouse, ample, cache ses formes. Elle traîne presque sur le sol, et quand bien même, elle sera toujours aussi immaculée, comme les conceptions qui ont lieu ici. La nausée est encore là, tapie dans l'ombre, prête à se déchaîner, à lui rappeler qui est le maître. Mais il ne montrera pas sa faiblesse ; il s'y refuse.

    — Nous voici arrivés. Avant d'entrer, nous devrons passer par un sas de décontamination, puis nous habiller. Vous trouverez tout ce dont vous aurez besoin dans cette cabine, déclame-t-elle comme elle tend une main en direction d'une porte pourvue d'une poignée chromée.

    Une pancarte fixée en hauteur indique qu'il s'agit d'un vestiaire restreint aux personnes accompagnées.

    — Je vous en prie ! Nous nous retrouverons de l'autre côté. Si vous avez la moindre difficulté, un téléphone est à votre disposition, poursuit-elle.

    — Merci, marmonne Max, soudain peu enclin à la curiosité.

Bonsoir !

    Surpris, Max s'arrache à la torpeur qui l'a saisi plus tôt ; des lettres argentées flottent dans les airs.

    — Toi ! souffle-t-il, un peu idiot.

    En face de lui, une femme à la peau couleur de cuivre et d'or lui sourit. Ses prunelles vertes sont serties de reflets mordorés, échos organiques de ses bijoux minéralogiques.

Alors tu es venu.

    Bien que muette, il n'en ressent pas moins les émotions qui la traversent. Dans l'obscurité feutrée de la salle, il devine des larmes au coin de ses yeux. Timide, gauche, il pousse vers elle le verre à cocktail. Dans son dos, au bar, quelqu'un lui dédie un clin d'œil.

Merci.

     Même projetés, les mots affichés ont la texture des lèvres qui les prononceraient si elles en étaient capables.

    Est-ce son regard, son expression, son corps, l'ensemble de sa personne ?

    Amusée, elle s'empare de la tulipe, tandis qu'elle effleure du bout des doigts la main qui le tient encore. Dans sa poitrine, le cœur de Max manque un battement, alors qu'il lui tente de lui rendre son sourire. Dans sa tête, les souvenirs les plus récents ne sont plus que de pâles échos du présent. Au fond de sa poche, son téléphone vibre encore une fois puis se tait ; il ne sera là pour personne ce soir.

    — Comment t'appelles-tu ? murmure-t-il, comme ses doigts se referment sur son ange de minuit.

    En face de lui, les yeux de la femme papillonnent, comme si elle avait été surprise de sa question. Son visage s'empourpre, puis de nouveau reprend le spectacle des lettres aériennes.

Saejin, cela signifie Perle de l'univers dans ta langue.

     Sur sa chaise, Max se recroqueville, le sien lui paraît si insignifiant d'un coup, si puéril aussi.

Et toi ? Max n'est qu'un diminutif, n'est-ce pas ?

    Il acquiesce en silence ; il sent le poignard fouiller dans ses entrailles, il a mal. Son visage se crispe de douleur. Au même instant, une main effleure sa figure. Il veut la repousser, mais il n'en a ni la force ni l'envie. Le vide qui est en lui le dévore, bientôt il l'avalera et il aura alors disparu, englouti par l'abîme qui l'habite.

    — Maximilien, lâche-t-il dans un souffle. Seulement Maximilien.

    Il rit. Mais son rire sonne faux. Soudain ce sont des larmes qui se déversent, qui roulent le long de ses joues et de la main, toujours posée sur son visage. Il voudrait l'arracher qu'il ne pourrait pas ; il ignore pourquoi. Il n'est pas un révolutionnaire, juste un flic qui fait son boulot aussi bien qu'il lui est permis.

    — Un prénom foireux, hein ! lance-t-il, désabusé. En latin, cela signifie « Le Grand ». Sur ce point, au moins, mes parents ne se sont pas loupés, mais pour le reste...

    Il n'achève pas sa phrase ; il observe les larmes qui s'écrasent à la surface de la table. Il veut partir, s'enfuir loin d'ici, demeurer seul avec ses démons. Pourtant, la présence de cette femme l'apaise ; l'ange de minuit.

    Mais est-ce que, de la même manière que dans le conte, à minuit passé la princesse redevient souillon et le carrosse simple citrouille, la déesse replie ses ailes et disparaît ?

    — Ne pars pas ! s'exclame-t-il tout à coup d'une voix étouffée.

    Saejin pose sur lui un regard interrogatif.

Pourquoi ferai-je cela ?

    — Parce que tu es l'ange de la nuit et, lorsque minuit aura sonné, tu t'envoleras, sanglote-t-il, à bout de force.

    Émue, Saejin se rapproche et enlace cet homme qui s'effondre contre sa poitrine. D'une main douce, elle caresse la chevelure bouclée et épaisse, comme elle le ferait d'un enfant. Ses lèvres s'entrouvrent, mais aucun son ne sort. Comme elle aimerait qu'il entende les échos de sa voix, comme elle les perçoit.

    — Petit, je faisais un rêve, murmure-t-il, ses mains agrippées aux bras de cette femme qui instille en lui une terreur irrationnelle. Je rêvais d'une forteresse et, à son sommet, j'apercevais une jeune fille. Je crois que c'était une déesse. Chaque nuit, je la surprenais alors qu'elle ouvrait ses ailes et s'envolait. Hélas, je ne pouvais m'en approcher, à cause des douves gigantesques qui ceignaient le donjon et du dragon qu'elle abritait. Quel malheur que de la découvrir ainsi, triste et mélancolique, car je pouvais voir son visage, plongé qu'il était dans la lune noire ! Belle de nuit, elle revenait le jour, se métamorphosait en souillon, au service d'une sorcière qui la nuit muait en dragon.

    Max sanglote de plus, il ne retient plus ses larmes, semblables à une rivière de cristal.

    — Pourquoi Saejin ? Pourquoi toi ?

Pourquoi moi ?

    Les mots flottent au-dessus de la table.

    — Pourquoi ressembles-tu tant à la princesse de mon rêve ?

Un savant du siècle dernier avait un mot pour désigner ce phénomène. Il nommait ça une synchronicité, ou quand deux événements qui ne possèdent aucun lien de causalité, font sens chez la personne qui les perçoit.

    Saejin marque un temps, puis de nouveau les lettres s'agitent.

Mais, peut-être peut-on appeler ça de la magie.

    — Sans doute, murmure Max, dont les sanglots se calment.

    Entre ses bras, il entend les battements réguliers de son cœur. Jamais, il ne s'est affolé, jamais il ne s'est emballé, toujours il est demeuré apaisé.

    — Oui de la magie, comme lorsque tu jouais de ton instrument. Je voyais tes lèvres bouger, j'observais le moindre de tes gestes, puis tu nous as happés, tu nous as arrachés à l'univers. Là, j'entendais, enfin je crois, ta voix...

    Max ne finit pas sa phrase, des lèvres ont scellé sa bouche. Il sent une langue soyeuse s'insinuer entre les siennes. L'instant dure ; elle l'enlace. Sur l'estrade, une femme au regard noir chante des histoires d'amour et d'amants. Ils se séparent, presque à regret. Il ignore quoi penser, pourtant tout s'est achevé il y a si longtemps à présent.

    — Pourquoi m'a-t-il donné cette carte ? chuchote-t-il, en même temps qu'il lui tend le morceau de carton sur lequel est dessiné son portrait en ombre chinoise.

    Saejin s'en saisit, un sourire complice dessiné sur son visage.

Parce qu'il a vu ton regard ! Il savait que tu désirais me revoir, alors même que tu ne me connaissais pas, et il savait que je ne refuserais pas.

    Max esquisse un geste, mais elle l'arrête. Ses yeux tristes reflètent une sincérité que beaucoup ont oubliée.

    — Pardon Saejin, murmure-t-il, meurtri par sa maladresse.

Un homme a dit un jour : car si le visage est le miroir de l'âme, les yeux en sont les interprètes.*

    — Ô Cicéron, comme tu avais raison, acquiesce-t-il, comme sa main s'empare de son verre, tandis que ses lèvres rencontrent leurs jumelles ; dans leurs yeux fabuleux se reflète l'écume des jours.

***


Paris, France, 26 février 2067

Surpris, Achille détaille l'homme qui lui fait face. Chauve, ou plutôt le crâne rasé, les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, les joues mangées par une barbe broussailleuse, celui-ci lui rend son regard.

    — Personne, s'étonne Achille.

    — Oh oui, m'sieur. Et cela dure depuis des années.

    Feignant l'ennui, Achille se tourne vers la porte, la mine déconfite.

    — Ah ! C'est que je viens de loin et je me faisais une joie de rendre visite à un vieil ami.

    Pour toute réponse, l'homme sort un trousseau de clés de sa poche et ouvre la porte, avant de l'inviter à le suivre.

    — Venez, personne n'y trouvera à redire. Comme je vous l'expliquais, cela fait un bon moment que cet appartement est vide. Voyez-vous, je reçois tous les mois l'équivalent de vingt heures de ménage. Entre nous, je préférerais laisser un robot nettoyeur faire le boulot. Hélas, non ! Une clause dans mon contrat m'interdit d'en faire usage. Sinon, pfiout ! Plus de paye. Alors voilà, toutes les semaines je m'en viens passer le chiffon et l'aspirateur, voire la serpillière quand le besoin s'en fait sentir.

    Silencieux, Achille écoute d'une oreille distraite le concierge tandis qu'il observe son reflet dans le grand miroir suspendu au-dessus de la cheminée.

    — Je peux ?

    — Attendez, j'vous attrape un cendrier.

     Sans un mot, l'homme s'éclipse, puis revient quelques instants plus tard, une lourde coupe en marbre noir entre les mains.

    — Merci !

    Sa cigarette au coin de la bouche, son briquet l'enflamme dans l'instant.

    — Tenez ! Je vous le pose sur cette tablette. C'est qu'il fait son poids. Maintenant, si ça ne vous fait rien, je dois vous laisser. J'ai d'autres appartements à nettoyer. Les clés sont sur la table du salon.

    — Merci, monsieur ?

    — Mei-Tsung.

    — Merci pour tout, monsieur Mei-Tsung ! Où vous déposé-je le trousseau lorsque je sortirai ?

    — Dans le coffre en face de la loge. Je les récupérerai ce soir. Bonne journée, monsieur.

    D'un hochement de tête, Achille acquiesce tandis qu'il voit la porte se refermer. De derrière, lui parviennent encore un instant les sons étouffés des semelles crêpes, qui frappent la moquette. Seul dans l'appartement, Achille écrase aussitôt sa cigarette, puis balaie du regard les lieux. Une légère odeur de renfermé flotte dans la pièce. Bien sûr, aucun robot ménager, fût-il un petit aspirateur passe-partout, ne viendra jamais ici ; ce ne sont que des mouchards. Plongé dans la pénombre, il écoute le bruit des pas du concierge qui s'éloigne. Les lames fatiguées du parquet grincent à son passage ; bientôt la moquette les étouffera lorsqu'il s'engagera dans les marches de l'escalier, puis ce sera le silence. Les yeux étrécis, il s'avance vers la porte. Un instant, ses doigts courent à la surface du verrou, puis s'arrêtent soudain.

    — Merci d'avoir répondu favorablement à mon invitation, docteur Brévin. Je n'ignore rien de son caractère inhabituel, néanmoins...

    L'homme n'achève pas sa phrase. Debout, face à une fenêtre obscure, il observe le reflet fluctuant de son convive dans la vitre. Immobile, seule sa respiration trahit sa présence au cœur du silence.

    — Asseyez-vous donc, docteur ! Je vous en prie. Ne forcez pas votre jambe, je ne mérite pas autant d'attentions et puis le protocole... Allez ! Faites-moi plaisir, oubliez-le ! Nous ne sommes plus en temps de guerre...

    Pensif, il se tait un instant, puis reprend :

    — Enfin, c'est à voir. Qu'en pensez-vous, Achille ?

    Mutique, celui-ci relève le changement de perspective, passant du titre au prénom. Debout, le visage presque collé contre la fenêtre, le regard perdu dans la contemplation des souvenirs d'une ville imaginaire, il est presque surpris de la familiarité, avec laquelle le vétéran de l'armée de terre, s'adresse à lui. Lent, il se retourne, la figure de l'auguste peinte sur la sienne.

    — Hélas, tant que l'humanité n'aura pas appris qu'il existe des limites qui ne peuvent être franchies, alors je crains que nous ne connaissions jamais la paix.

    Un pli soucieux barre le front du militaire.

    — Malgré toutes ces années, vous n'avez pas perdu de vue votre passé, Achille. C'est une chose fort rare, vous savez. Regardez autour de vous. N'importe qui de votre génération penserait que je suis paranoïaque, car je ne possède aucun, ou presque de ces fabuleux objets connectés. En fait, je n'ai, surtout, rien oublié de ce dont ils sont capables d'accomplir.

    — En effet, capitaine, soupire Achille, les yeux posés sur un vieux miroir en étain. Le reflet de son propre regard lui rappelle soudain celui de cette femme, juste avant qu'elle ne fasse exploser la charge qu'on lui avait placée dans l'utérus.

    — Tout ce que vous voyez ici date d'au moins un siècle. Certains penseront qu'il s'agit d'une lubie de ma part. Moi, je contemple un fragment de mémoire, un souvenir vital.

    Qu'entendait-il par là ?


*Cicéron

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