Chapitre 10 : L'Effondrement du Miroir
Quand on lutte contre des monstres, il faut prendre garde de ne pas devenir monstre soi-même. Si tu plonges longuement ton regard dans l'abîme, l'abîme finit par ancrer son regard en toi.
Friedrich Nietzsche - Ainsi parlait Zarathoustra
Enfin... Enfin !
J'en tremble encore d'émotions, bien que j'ignore si cela est de joie ou de terreur. Ce fut, non sans peine, que je me suis attelé à la tâche délicate de prendre contact avec les enfants du capitaine Walton. Il m'en aura coûté plus d'un an de rente, mais je suis arrivé à mon but et je ne regrette rien.
Jekyll mort, les carnets en ma possession, plus rien ne me retient ici. Je quitterai Londres demain, à l'aube, pour me rendre à Peebles en Écosse, le cœur soulagé. Sans doute n'est-ce là que lâcheté de ma part.
Hélas, mon corps n'a que trop souffert de l'air chargé des miasmes des usines, mon âme est bien trop meurtrie de la vision de ses pauvres hères, qui errent dans les rues à la sortie des manufactures. Noir de suie ou de graisse, leurs yeux ne reflètent rien, sinon l'épuisement et le désespoir. La ville agonise dans le silence et dans l'indifférence de ses nantis qui ne se mélangent à la plèbe que pour jouir du spectacle de leur malheur. C'est pour eux que ma main se tend.
Dieu est mort, ou s'il ne l'est pas encore, il le sera bientôt, broyé par les mâchoires impitoyables des machines infernales. Ne nous abandonne pas, Père. Tu as fait un souhait et je l'exaucerais, dussé-je briser mon corps à la tâche et vendre mon âme au diable.
J'ai fermé ma fenêtre, car je ne supportais plus les larmes de ces enfants, dont les ventres creux crient leur famine.
Qui sont ces femmes qui s'en vont le soir chez l'apothicaire obtenir, contre quelques piécettes, un peu de morphine ?
Elles sont les mêmes qui, le matin, quittent leur domicile à la suite de leurs maris, accompagnés de leurs enfants en âge de travailler. Quand je passe devant leurs maigres appartements, ce qui nous frappe, c'est le silence, terrifiant.
Dieu a-t-il désiré cela pour nous ?
Parfois, je me suis approché de ces vastes ensembles qui, chaque jour, avalent leur contingent d'ouvriers. Imaginez d'immenses manoirs sans fenêtre, dont le toit serait fait d'ardoises, avec plantées, çà et là, de gigantesques cheminées de briques, qui cracheraient des flots de fumées jaunes et grasses.
Par jour d'humidité et de brouillard, elles se condensent alors en une masse opaque et suffocante que les Londoniens nomment smog. À ces mots, le vertige me saisit. Londres m'empoisonne, asphyxie mon âme comme celles de ses habitants, il me tarde de me retirer sitôt les carnets en ma possession.
J'ignore encore quel sera mon point de chute entre ici et Peebles. En revanche, je sais qu'il sera loin de cette métropole lugubre qui broie le cœur de ceux qui y vivent, bourgeois ou misérables. À l'aube, si je puis appeler ainsi le ponant, incapable de percer le voile opaque qui couvre cette ville démente, un fiacre viendra et m'emportera.
Je refuse !
Mon regard s'offusque de la vue de ce charnier où crèvent, sous les yeux absents de Leurs Majestés, ses sujets. Hélas, je ne me rabaisserai pas à les considérer, comme se complaisent certains, comme des enfants perdus à qui l'on offre un shilling, pareil à une sucette, ou une couche pour la nuit, sans voir que ce sont eux-mêmes qui les ont précipités dans cette misère, par de viles promesses. Hypocrites, menteurs, vous les condamnez, alors même que vous vous rendez dans leurs quartiers, tels de sinistres aventuriers en quête de quelques commerces et d'ivresse.
Un homme seul ne peut qu'échouer, un prophète en revanche... Lui seul sera capable de soulever les foules et d'emporter avec lui les âmes. Il sera en mesure de les réunir, les unir et transfigurer le monde. Que se referme donc cette fenêtre sur cet enfer qui n'est pas le mien, sans pour autant en oublier et en altérer le souvenir.
Extrait du journal de H.F.
Le 25 septembre 1893
***
Saclay, France, 16 février 2067
Est-ce son allure de rapace ?
Dans son regard habite une étrange lueur, que d'aucuns auraient qualifiée de diabolique quelques siècles auparavant. Mince, presque étique, l'homme, sensiblement du même âge qu'Achille, si ce n'était son crâne chauve, leur tend une main osseuse aux doigts effilés, accentuant encore sa ressemblance avec un oiseau de proie.
— Max, Franz. Je vous présente le professeur Antonyn Sanatius, l'un de mes anciens camarades de lycée et, accessoirement, prix Nobel de physique.
Tour à tour, chacun se saisit de l'appendice ainsi présenté, puis le serre, appréciant par la même la poigne de fer de son propriétaire.
— Enchanté, professeur !
Au fond de leurs orbites, ses yeux ne bougent plus tandis que ses lèvres, que surmonte un nez aquilin, s'élargissent en un sourire avide, dévoilant des dents parfaitement blanches et alignées. Seul Achille paraît indifférent à sa monstruosité. Mal à l'aise, Max se demande un instant s'il ne porte pas un masque, tant son visage semble dépourvu de la moindre expression, ou même d'émotion, sinon de la convoitise. Prédateur nocturne prêt à fondre sur sa proie, à la première inattention de sa part, Max s'arrache avec difficulté à la fascination qu'exerce sur lui la figure de cette créature à face humaine. Derrière lui, un poisson aux yeux bien trop morts nage avec indifférence dans son aquarium.
— N'oubliez pas, vous ne devrez, sous aucun prétexte, quitter le périmètre de sécurité. En attendant, je vous invite à vous habiller. Vous avez des cabines sur votre gauche.
Sourire éclatant, ravageur même, l'homme qui s'exprime ainsi est médecin obstétricien spécialiste du développement extramatriciel. D'un geste souple, il leur indique deux portes sur leur gauche.
A-t-on peur que les gens forniquent, alors même qu'on leur épargne cette peine ?
Immobile, il contemple l'intérieur de la cabine, par la porte entrouverte : une suite d'habit de feutre, une charlotte, des surchaussures. Le doute le saisit, tandis qu'en arrière-plan l'homme le fixe toujours de son sourire éclatant.
— Je vous en prie, monsieur Caplon ! l'encourage-t-il.
C'est le grain de sable qui grippe la belle mécanique qui ressurgit. Soudain, quelqu'un lui presse le bras. Indolent, il se retourne, puis découvre un visage radieux qui respire le bonheur. Il tente de donner le change, mais le cœur est lourd, le cœur est lent, il se sent sourdre dans la matière artificielle qui englue les lieux.
— Allez ! le réconforte-t-elle.
Un pâle sourire dessiné sur les lèvres, il acquiesce. Devant la porte, il marque une nouvelle hésitation, puis franchit le seuil de la cabine. Lentement, le panneau se referme. Claustré dans la pièce exiguë, il contemple les survêtements stériles qui seront jetés à la fin de leur visite.
Pourquoi ?
Ils sont tous deux fertiles. Hélas, sa matrice utérine ne peut accueillir l'embryon. Malformation congénitale, leur a expliqué le médecin.
— Hélas, votre patrimoine épigénétique garde encore en mémoire les stigmates de l'exposition, in utero, de votre grand-mère au distilbène ; une hormone de synthèse : le diéthylstilbestrol, censé prévenir les fausses couches.
En fait, ils désirent tous deux cet enfant.
Ses gestes sont lents lorsqu'il s'empare de la charlotte qu'il passe sur sa tête, puis des surchaussures. Habillé d'une combinaison en coton perlé semblable à celle des opérateurs en zone blanche, il se figure, dans le petit miroir suspendu au mur, un ingénieur travaillant sur un satellite, plutôt qu'un futur parent.
Est-ce que tous ceux qui ont posé leurs pieds en ces lieux se sont fait la même réflexion ?
Il aimerait le croire.
Même ses mains sont prisonnières de la toile blanche. Derrière lui, une porte s'ouvre sur un coin d'obscurité. Dans le fond s'agitent des ombres qui passent d'un bloc à l'autre ; à l'intérieur des êtres en devenir grandissent.
Quelqu'un pose une main sur son épaule.
— Tu viens ? souffle la voix, chaude, réconfortante.
— Hum ?
Max se retourne. Détaché de la pénombre soudaine, Franz le fixe, impassible. Il sait ; ses yeux parlent pour lui, ils racontent son malaise face au professeur Sanatius. D'un signe de tête, Franz l'entraîne à sa suite ; Achille et son ancien camarade de classe les ont déjà précédés. Dans l'ombre du corridor, il aperçoit leurs silhouettes, semblables à des spectres, qui se détachent de l'obscurité immaculée du corridor.
Est-ce là le devenir de tout homme qui s'engage dans cette voie ?
Franz l'encourage, même si le cœur n'y est pas.
Pourquoi ? Pourquoi demeurer en arrière ? Quel est donc cet écho qui résonne au fond de son esprit ? Pourquoi maintenant ? Est-ce le lieu, la victime, le mystère ?
En sueur, il s'éponge le front, malgré l'atmosphère glaciale du couloir. Autour de lui les murs défilent, gris ou bariolés, dessinés ou bien décorés ; tout n'est qu'une vaste fresque barbouillée de peintures. Au loin , la voix du professeur Sanatius bourdonne à ses oreilles : des conseils, des mises en garde, parfois des explications, noyées dans un jargon auquel il ne comprend goutte. Mais Max s'en moque, il n'y prête aucune attention, il se contente de suivre le troupeau discipliné ; les commentaires se poursuivent. De l'autre côté d'une baie vitrée, il aperçoit un complexe de métal qui entoure une vaste cavité faite d'acier trempé. Un technicien s'approche. Méthodique, il ouvre un épais hublot, puis en extrait quelques échantillons.
— ... ien en tirer !
Derrière lui la voix familière d'Achille le ramène.
— Ce n'est pas tout à fait exact, car selon nos simulations ces matériaux ont des espérances de vie qui dépassent le millier d'années. Toutefois, même en les exposant à des rayonnements X ou gamma de fortes intensités, nous ne pourrions obtenir semblables résultats.
— Alors quoi ? Des vibrations ? Une source de chaleur ? questionne Achille, sans conviction.
— Une microbombe nucléaire ? ajoute-t-il, comme pour clore une discussion qui tourne en rond.
— Grands dieux, non ! Sinon tout l'institut aurait été soufflé, ou au moins gravement endommagé, sans compter les personnes irradiées. Non, non ! Impossible ! même avec une source compacte. Nous en avons longuement discuté avec Giacomo, nous n'avons trouvé aucune explication raisonnable.
De nouveau, étranger à la conversation, Max contemple l'homme de l'autre côté de la fenêtre. Ses gestes sont si précis, si identiques qu'il se confond avec la machine qui devrait être là pour le servir.
Mais qui est l'esclave de qui ?
En 1920, l'auteur Karel Čapek écrit la pièce R. U. R* et utilise pour la première fois le mot « Robot », inventé par son frère Josef, dérivé du mot « robota » qui signifie corvée, de la racine « Rob », esclave.
Inlassable, le jeune homme poursuit sa tâche, observe les moniteurs, couche des notes de temps à autre dans un carnet, enfourne un nouvel échantillon, referme la porte, avant de s'asseoir face à un écran multicolore. Pendant ce temps, nourrie, la conversation se prolonge.
— Pourquoi ? demande à brûle-pourpoint Franz, qui n'a rien perdu de l'échange. Après tout, de tels objets existent et leurs effets peuvent être circonscrits.
— Impossible, il y aurait des résidus, réplique Achille.
— En effet, même s'il est tout à fait possible de réduire à des doses infimes le rayonnement électromagnétique, mais il reste alors le flash neutronique aurait irradié le personnel présent, ainsi que toute l'électronique du bâtiment. Non, non ! cet objet subit un vieillissement accéléré que rien ne peut expliquer. Même dans les chambres les plus performantes, il faudrait plusieurs jours pour obtenir un semblable résultat.
— Entendu, nous ne te dérangerons pas plus longtemps, Antonyn. Je sais combien ton temps est précieux, achève Achille.
— Au contraire, nous nous ferons un plaisir, avec Giacomo, de résoudre cette énigme. D'autant plus que ce mystère pourrait avoir des retombées intéressantes dans nos disciplines respectives, sans compter ses applications potentielles. Allons, je vous raccompagne. Selon toute vraisemblance l'orage s'est éloigné.
Soulagé, Max se détache de sa contemplation, avant d'emboîter le pas à Franz et Achille. Sans regret, les trois hommes marchent en retrait de Sanatius, au travers des obscurs corridors. Ne sera-ce la présence d'appliques sur les murs, qu'ils se donnent l'impression d'être perdus, dans quelques temples ou pyramides antiques. En fond, c'est à peine si le ronronnement des machines trouble le silence de leurs échanges. Ils ne laissent rien derrière eux, sinon un mystère ; pièce parmi tant d'autres d'un puzzle dont ils ne devinent jamais que les contours.
Dehors, la voûte est encore lourde de l'orage passé. Mais un arc-en-ciel inversé annonce la fin de l'ondée. Ébloui, Franz place une main sur son front, imité par ses amis et le professeur Sanatius.
Au moins aurons-nous tenté quelque chose, semble murmurer le visage chafouin d'Achille. Sa voiture est garée de l'autre côté du parc. L'averse orageuse lui a rendu son éclat, car elle brille sous les premiers rayons du soleil. Sous leurs souliers, les graviers crissent et roulent, semblables à toutes ces pensées qui se bousculent dans leurs esprits respectifs. Arrivés devant le véhicule, Antonyn les salue tour à tour d'une généreuse poignée de main :
— Merci de votre visite ! Achille, si tu as d'autres demandes à formuler, n'hésite surtout pas. ! Avec ta découverte, tu viens de nous donner du travail pour les trois prochaines années, au moins. Ce ne sera pas de trop pour percer le mystère de cette trop rapide décomposition.
— Pourquoi ne pas... s'avance Max, dont le pied est soudain écrasé.
— Vous vouliez ajouter quelque chose ? l'interroge-t-il, comme ce dernier grimace.
Mais il n'a guère le temps de poursuivre, que son téléphone sonne, de même que celui d'Achille et de Franz : Season of the Witch de Donovan, Night in White Satin des Moody Blues et I'm Sick of You, d'Iggy Pop.
— Que se passe-t-il ? s'exclame à brûle-pourpoint Sanatius, alors que leurs visages se figent, devenant de cire.
— Une aile de l'IVR vient de s'effondrer sans explication, murmure Achille d'une voix blanche.
Le bruit de la déflagration lui a presque crevé le tympan. Quelqu'un hurle, mais il n'en perçoit que les échos étouffés. C'est une silhouette floue, une masse sombre qui s'agite quelques mètres devant lui. Son bras enserre sa taille, comme s'il retenait quelque chose. Soudain, elle lève un poing ; point dérisoire dans le noir. Sa torche est braquée sur elle et perce avec difficulté la brume poussiéreuse soulevée par l'explosion. Une tache écarlate se dessine au niveau de son abdomen ; elle s'agrandit à mesure qu'elle s'avance. Il devine le sourire sanglant, grotesque, peint sur son visage. Soudain, quelqu'un le tire en arrière. La geste est violent, car il est projeté sans ménagement dans une cellule, dont la porte claque avec fracas. Son crâne heurte le mur en béton. Au même instant, une puissante secousse fait trembler la pièce.
— Vous m'entendez, Docteur Brévin ?
Seul un bourdonnement parvient à ses oreilles meurtries. Il hoche la tête et pointe ses pavillons douloureux. En face de lui, il reconnaît la figure brouillée du capitaine.
— Qu'est-ce que...
Hélas, il ne peut articuler un mot de plus, sa mâchoire se décroche ; sa mandibule traumatisée par le choc vient de se luxer. Leste, il arrange ses doigts sur ses molaires tandis que ses pouces se glissent sous son maxillaire, puis la déplace, cependant qu'un claquement sec résonne dans son crâne. La bouche maintenue fermée, que son supérieur fouille dans son sac à la recherche d'une bande qui retiendra sa mâchoire inférieure.
— Merde ! siffle-t-il entre ses dents. Que s'est-il passé ?
Sur sa rétine, les images de cette silhouette floue aux yeux hagards, qui marchait en se dandinant, tout en tenant son ventre, lui reviennent. Un instant, il a peur de deviner, mais le regard plein de colère de l'homme présent à ses côtés le dissuade de nier l'évidence. Son poing se referme. Il le lève. Le bras tendu, la bouche tordue, il retombe ; la paume ouverte.
À quoi bon ? Que peuvent-ils faire, sinon avancer et s'enfoncer toujours plus profond dans l'horreur ?
La figure et le crâne encore douloureux, il ne se hisse pas moins en s'appuyant sur l'épaule de son supérieur. Ainsi affublé de son bandage, il a des airs d'œufs de Pâques. Mais cela ne provoque aucune hilarité, lorsque les autres membres du commando les rejoignent.
— Des blessés à déplorer ? lance sèchement le capitaine.
— Aucun. Quelques commotions légères. Pour la plupart d'entre nous, nous avons pu nous mettre à couvert. En revanche, l'issue principale est bloquée désormais. Le souffle de l'explosion a fait s'effondrer une partie des étages et nous sommes ensevelis dans les sous-sols du bâtiment.
La nouvelle lui arrache un juron bien senti.
— Les transmissions sont-elles encore possibles ?
— Aucune. Ce lieu est farci de structures métalliques. C'est une véritable cage de Faraday.
En est-il de même de ce monument, désormais couvert de poussière et envahi par une fourmilière humaine ? Heureusement, les principaux relevés ont été effectués. Néanmoins, cette coïncidence lui semble bien trop parfaite et tombée trop à point. Franz se tourne vers Max, le regard vide. D'un signe de tête, Achille les invite à s'asseoir dans son véhicule. Résignés, ils prennent place l'un après l'autre. Ils n'ont plus rien à faire en ces lieux. L'IVR s'est effondré et cela les indiffère, il est à l'image du reste, un monde qui se refuse à mourir, un monde qui s'écroule sous le poids de ses propres contradictions.
***
Évry, France, 16 février 2067
— Que veux-tu ?
Des yeux de chat le fixent ; vert d'eau liseré de brun. Elle esquisse une moue. Lui lève le nez de l'évier dans lequel trempe une dizaine de verres. Saisi d'un entre ses doigts, ils brillent de mille éclats, semblables à ces diamants que l'on dit éternels. Quelques secondes, il en élève un dans les airs. Des gouttes d'eau tombent. Lourdes, elles s'écrasent sur la surface écarlate du plan de travail. Son regard croise le sien. Soudain, son cœur semble lui peser plus que de raison. Calme, il repose la coupe. Autour du pied, le liquide s'étale en une flaque qui s'étire avec paresse, tout en prenant des formes grotesques. D'une main, il s'empare du torchon qui traîne sur le dossier d'un tabouret, puis de l'objet détrempé. Ses gestes sont lents, gracieux, précis.
— Hugo, soupire-t-elle.
L'homme ainsi nommé ferme les yeux. Parfois, il s'interroge sur ses choix, tant ce prénom le renvoie à une mémoire qu'il aimerait tant effacer. Hélas si l'oubli peut, de temps à autre, guérir, il ne répare en rien les erreurs commises. Troublé, il cesse, ses mains tremblantes appuyées sur le rebord en acier. Des doigts se glissent dans les siens.
— Non...
Mais le souffle lui fait défaut et aucun son ne franchit ses lèvres, alors qu'un index se pose dessus. Il veut s'en saisir, le repousser, mais la volonté lui manque. Serein, une esquisse de sourire sur le visage, il remonte les faisceaux de la chair torturée, fondue, alvéolée. Mais ce n'est qu'une illusion, une hallucination de son esprit flétri.
Personne ne viendra ce soir. Ainsi en a-t-il décrété, et chacun s'en est allé, libre de vaquer pour cette veillée.
Ses mains plongent de nouveau dans l'eau, ôtent la bonde. Le liquide s'échappe sans un bruit, tandis qu'au fond gît une douzaine de verres couverts de mousse. Il hésite, mais le bras qui s'enroule autour de lui a raison de ses réticences. Il ignore si elle sera assez forte pour l'arracher aux griffes de son passé. La chose est impossible, car il vit dans sa chair même. Malgré tout, parfois il lui prend le désir de partager avec elle son secret. De fines ridules rehaussent les traits de son visage exquis, encadrés par une masse de cheveux où s'affrontent les cieux.
— Laisse-moi finir, je te prie.
Le tutoiement ne le heurte plus, au point que cela en devient presque étrange. Pourtant, cela fait si longtemps qu'il en est ainsi.
— Certaines choses demeurent, songe-t-il.
Ses mains tremblent de plus belle. Il se retire. Assis dans son fauteuil, les yeux fermés, il écoute le grondement de l'élément vital qui jaillit de la buse métallique, suivi des heurts discrets de l'éponge sur la surface fragile, enfin la pose délicate sur le support. Cependant, il perçoit autre chose, les battements d'un cœur qui, depuis longtemps, n'en est plus un, les bruits d'un pas étouffé par une moquette épaisse, le souffle d'un homme qui n'en a que l'apparence, puis la chute, molle et lente. Il l'a retenu, presque ému. Son poing se serre. Ses ongles s'enfoncent dans sa chair.
— Arrête, glisse une voix à son oreille.
Du sang perle. La main devant son visage, il la referme comme si elle renfermait un lourd secret. Elle a presque fini, le dernier est encore entre ses paumes. Dans la pénombre, la moitié droite de sa figure renvoie les pâles rayons d'une lampe incrustés dans le plafond. Délicat, il passe un doigt dessus.
Est-il question de tendresse ou de caresse, ou bien seulement de cire et d'artifice, de songe et de sacrifice ?
Silencieuse, elle le laisse faire, car elle n'a pas peur. Sous le masque, ce ne sont que la chair fondue et les os mis à nu ; une prunelle au regard de verre. Ses lèvres effleurent les siennes, tandis que des larmes coulent le long de ses joues. Elle ne s'en émeut pas et lui, lui offre un sourire plein de mélancolie. C'est un homme secret, dont jamais elle n'a cherché à soulever le voile qui enferme son âme ; il se retire. Au creux de sa main, son visage le contemple de son œil vide.
Elle ne lui a jamais posé de questions et ne commencera pas ce soir. Chacun vit avec ses blessures, ses fêlures et, lui, il trouve toujours les mots justes. Elle achève son geste. Le verre entre les doigts, elle le repose parmi les autres et attrape un torchon. Il secoue la tête. C'est lui qui s'en empare ; elle les rangera ce soir. Entremêlés, ils se fondent en un tout. Plus question de lui, de elle, ils sont deux corps abandonnés l'un à l'autre. Il est tard et ils sont les derniers dans la salle. Le miroir leur renvoie un reflet pâle et défait : lui a les yeux caves ; elle, son visage n'est plus qu'une crevasse. Monstre de chair contre monstre fier. Chacun à leur manière, ils explorent leur propre mal-être. Le bruit cesse. Le clapotis de l'eau n'est plus. Bientôt, les lumières tomberont et ce sera l'obscure.
Dehors, ils ne sont que deux silhouettes furtives à l'ombre de l'IVR, désormais ceinturé. Des maîtres-chiens, des serpodes fouillent encore les décombres, à la lueur des bougies des lucifériens regroupés à quelques dizaines de mètres de là. Un instant, il retient sa compagne qui contemple le cadavre du bâtiment.
A-t-il eu tort ?
Chacun a ses raisons. Des gyrophares surgissent, bleus et rouges ; certaines choses ne changeront jamais. Silencieux, le véhicule les dépasse, puis disparaît dans la nuit noire.
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