Chapitre V

La jeune fille, devenue rouge de confusion, posa une main hésitante sur celle de Sebastian. Le contact léger de ces doigts bien modelés de harpiste – il savait par Grace et Dale qu'elle jouait de cet instrument – le rasséréna. Aucune de ses conquêtes n'avait eu pour lui ce geste affectueux, dénué de désir. Mais je n'ai parlé de ma mère à aucune.

— Pardon, murmura-t-elle. Je suis d'une maladresse...

— Ne vous excusez pas, vous ne pouviez pas savoir. Je l'ai à peine connue, du reste. Elle a été guillotinée pendant la Terreur quand j'avais six ans.

Là encore, il ne mentait pas. Des images se levèrent devant ses yeux, dont celle de sa grand-mère, penchée sur son petit lit d'enfant : Sebastian, il va falloir être courageux. La duchesse, si dure d'ordinaire, avait les traits défaits et les yeux pleins de larmes. La voix de Frances le ramena au présent.

— C'est affreux – elle n'avait pas retiré sa main –. Ces révolutionnaires étaient des barbares.

— Non, ils avaient simplement peur et voyaient en tout compatriote un ennemi potentiel de la république. Dieu merci, nous en avons fini avec ces bains de sang.

Justin n'aurait pas parlé autrement. Pour parfaire sa crédibilité, Sebastian ajouta : mais pas avec les injustices, hélas.

— D'où votre engagement. Becky, ma sœur aînée, partage vos idées. C'est d'ailleurs une source de dispute avec mon beau-frère. Si vous saviez avec quelle vigueur elle vous a défendu tout à l'heure !

— À ce point ? demanda Sebastian avec une ironie imperceptible pour Frances.

— Oui. Elle est beaucoup courageuse que moi.

La jeune marquise devait donner du fil à retordre à ce vieil Auggie. Lors de ses quelques visites à Dorchester Manor, Sebastian avait peu échangé avec elle, mais il se souvenait d'une paire de beaux yeux noirs et d'un menton têtu. Pour l'instant, il s'agissait d'insuffler à Frances un minimum de confiance en elle.

— Ce que vous avez fait pour moi exige du courage, dit-il en pressant légèrement les doigts de la jeune fille.

— Je....je n'ai pas réfléchi. Et face à cet homme, je me sentais prête à tomber en miettes.

— À en croire votre description, il est redoutable. Vous avez fait montre de sang-froid en ne trahissant pas votre peur. Et Sebastian enchaîna d'une voix douce : Voulez-vous me parler de votre mère ?

— Volontiers. Elle n'a pas eu un sort aussi tragique que la vôtre. Elle a succombé à une maladie de langueur un an après notre emménagement à Londres. Grace lui ressemble, d'après l'autoportrait suspendu dans notre salle à manger.

Sebastian n'avait même pas la consolation de contempler une image. Son père avait fait enlever tous les tableaux représentant son épouse. On ne trouvait nulle trace d'elle ni dans la demeure de Berkeley square, ni dans les manoirs du Kent. Et Grand-mère s'est séparée de tous les souvenirs tangibles rappelant sa fille. Cruel, mais bien dans son style. Sebastian avait beau plonger dans les tréfonds de sa mémoire, il ne trouvait rien à quoi se raccrocher. Comme si Margaret Villiers, duchesse de Maverick, était à jamais effacée de la terre. Son corps avait été jeté dans quelque fosse commune, comme ceux d'autres infortunés, aristocrates ou pas. Ces monstres sanguinaires ne faisaient pas de détail. Conscient que son silence avait duré trop longtemps, il observa:

— En ce cas, votre mère devait être belle. Ainsi, elle peignait.

— Oui, et fort bien. Si elle avait été un homme, elle aurait peut-être égalé Gainsborough ou Reynolds.

Sebastian décela une note d'amertume dans cette remarque. Lui aussi était convaincu que la société ne laissait aux femmes qu'un espace trop restreint pour s'épanouir. Pour une fois, Justin et moi sommes d'accord. Et tout haut :

— J'en suis convaincu. Pourquoi le talent serait-il exclusivement masculin ? Et cela vaut pour les autres arts. Les femmes ont une perception plus fine dans bien des domaines ; en musique, par exemple.

Au frémissement qui animait Frances, Sebastian ne regretta pas d'avoir embrayé sur le sujet. Le visage banal de la jeune fille s'était illuminé et se parait d'une beauté singulière. Elle aurait cet air là si un homme l'éveillait à la passion, songea le duc, troublé. Il souhaita de toutes ses forces être cet homme-là.

Un gargouillis peu compatible avec les émotions qui venaient de l'assaillir se fit soudain entendre dans son estomac. L'un des besoins le plus élémentaire le rappelait à l'ordre. Il s'efforça de le rendre discret tandis que Frances s'exclamait :

— Oh ! Combien vous avez raison ! Quand je joue de la harpe, j'éprouve toutes sortes de sensations par le biais des notes.

— Moi aussi, quand je l'écoute. Peut-être jouerez-vous pour moi un de ces jours.

En cet instant, il parlait en tant que Sebastian. Justin Brécourt était-il mélomane ? Difficile de le savoir, leurs échanges se limitant à des lettres et à une seule brève rencontre.

— Je le voudrais bien, dit Frances, rougissant à nouveau, mais l'instrument est au rez-de-chaussée. Ce serait risqué de vous y aventurer.

Oui, un jour prochain, elle jouerait pour lui, il en faisait le serment, même si cela impliquait de rester enfermé dans cette chambre un long laps de temps.

— Naturellement. Qui sait ce que l'avenir nous réserve ?

Une manifestation plus sonore de sa faim provoqua un haussement de sourcils de la part de Frances. Mon Dieu ! Il regrettait de ne pas être un pur esprit, détaché des contingences matérielles : une drôle de réaction venant d'un homme réputé jouisseur. Frances dégagea sa main et se leva d'un bond :

—Je suis impardonnable. Vous devez mourir de faim et de soif.

Des coups frappés à la porte les figèrent soudain.

— C'est Nellie avec l'eau, murmura Frances. Plus un mot, plus un geste.

L'intermède fut bref : le temps pour la porte de s'entrebâiller et de se refermer. Frances posa le broc sur la table de coiffeuse et revint vers le lit.

— Vous n'êtes pas en sécurité ici, déclara-t-elle. Je ne peux fermer à clef systématiquement, les domestiques s'étonneraient. Demain, il faudra vous trouver une meilleure cachette.

Sebastian acquiesça. Frances n'avait pas évoqué les convenances, elle ne paraissait pas s'en soucier outre-mesure. Le soupçon lui vint qu'elle ne le considérait pas comme un homme, mais comme un malade ou un enfant. Voilà ton ego de séducteur mis à mal, se dit-il, un peu vexé. Combien de femmes s'étaient approchées de lui les yeux brillants, la moue tentatrice, la poitrine en avant dans une invite sans équivoque ? Il avait perdu le compte. Frances, avec son sourire timide et ses manières sans apprêts n'avait rien de commun avec elles, Dieu merci. En même temps, cela compliquait les choses. La conquérir serait une tâche ardue, mais j'aime les défis.


Frances se glissa prudemment dans le couloir. L'absence de rai de lumière sous les portes closes indiquait que toute la maisonnée était couchée, à défaut d'être endormie. Un bougeoir à la main, la jeune fille reprit l'escalier. D'ordinaire, elle ne se serait jamais risquée hors de sa chambre en pleine nuit, et tu n'aurais pas non plus eu cet élan spontané envers un inconnu. Déjà avec sa propre famille, elle observait une certaine distance. Justin détenait-il le pouvoir de la dégeler, selon les termes de Céleste ? En tout cas, il lui inspirait une confiance totale. Sa gentillesse, sa douceur, tranchaient sur le comportement grossier de Mac Gill. Si le duc de Maverick lui avait ressemblé tant soi peu, elle ne l'aurait pas rejeté d'emblée. Hélas, le peu qu'elle en savait le disqualifiait.

Au sous-sol, seules May et Bridget, l'une des filles de cuisine, s'affairaient encore ; la première à récurer des casseroles et la seconde à laver la vaisselle du dîner. Dans la cheminée, le feu jetait des lueurs mourantes. La chaleur entretenue par les récentes cuissons enluminait les joues des deux femmes. En apercevant la jeune fille sur le seuil, May cessa de frotter le récipient qu'elle tenait en main et s'exclama :

— Par exemple ! Vous à ct'heure, Miss Frances !

— N'auriez-vous pas un reste à me donner ? Je n'ai rien pu avaler ce soir : trop d'émotions d'un coup.

Elle s'exprimait d'un ton convaincant et regardait la cuisinière bien en face. May renchérit aussitôt :

— Ça, vous pouvez le dire. J'ai eu moi aussi l'appétit coupé. Et avec ce brigand dans les parages, j'ai peur de ne pas dormir.

— Il n'a pas l'air bien dangereux.

— Mouais...ce n'est pas ce que dit l'autre, le grand costaud de policier. Celui-là, je l'ai dans le pif. Si Milord n'était pas intervenu, il aurait retourné nos matelas. Bates était décidé à ne pas se laisser faire et j'aurais eu du mal à le retenir.

— Bates cache des bouteilles de whisky sous son lit, signala Bridget avec un petit rire étouffé.

May fusilla son aide du regard.

— Merci pour la discrétion. Et s'adressant à Frances : Vous ne direz rien au marquis, n'est-ce pas ? Bates a parfois besoin d'un petit réconfort.

— Moi aussi, dit la jeune fille.

Sous les yeux ébahis des deux autres, elle rafla sur la table une bouteille de Bordeaux à moitié pleine.

— Eh bien ! s'écria May. J'aurais jamais cru... allez-y doucement quand même ! Vous n'avez pas l'habitude. Lord Dale, lui, vous descend ça en un clin d'œil.

Le gigot aux trois-quarts entamé, trônait sur son plat d'argent. May en coupa deux belles tranches auxquelles elle ajouta un gros morceau de pudding et posa le tout sur un plateau avec des couverts et un verre.

— Voilà de quoi calmer votre faim, miss Frances.

La vue et l'odeur de la viande écœuraient Frances, mais elle réussit à sourire. Prenant le plateau par les anses, elle quitta la cuisine. May et Bridget avaient bien du mérite de travailler dans une telle fournaise. Dans le vestibule, régnait une température plus respirable. Frances appuya un instant son visage contre le mur frais avant d'entamer sa remontée. Au cas où elle croiserait quelqu'un, elle pourrait ressortir l'excuse d'une fringale nocturne.

Le premier étage était plongé dans l'obscurité, à l'exception d'un trait de lumière horizontal provenant d'une porte entrebâillée : celle de la chambre de Grace et Dale. Frances faillit poursuivre son chemin, mais la voix de sa sœur, hachée et pleine de colère, la retint.

— Si tu retournes une autre fois à Doncaster, disait-elle, je pars m'installer ailleurs avec mes enfants.

— Qui sont aussi les miens. Et où irais-tu ? Tu n'as aucun argent en propre.

Sous le ton assuré, perçait un certain désarroi. Frances avait souvent été témoin de leurs disputes, mais ce soir, Grace paraissait prête à trancher dans le vif. Sa réponse fut à l'image de cette nouvelle attitude :

— Rebecca et Père m'en donneront ; et je peux très bien prendre un emploi. Je sais coudre et tenir une maison.

— Tu as perdu l'esprit ! Une lady Belmont travaillant chez les autres, ça ne s'est jamais vu.

— Eh bien ! ça se verra. Je changerai de nom si tu veux. Tout plutôt que de te voir te détruire et nous avec. L'exemple de mon père ne t'a pas suffi ?

Dale murmura quelque chose que Frances ne comprit pas. S'efforçant de ne pas lâcher son plateau, elle risqua un œil dans l'embrasure. Grace, assise à sa coiffeuse, démêlait sa longue chevelure à grands coups de brosse rageurs. Chaque passage provoquait un crépitement, comme si la masse dorée était animée d'une vie propre. Les traits dans le miroir reflétaient l'irritation. La gorge de Frances se serra. Elle n'avait jamais vu sa sœur dans un tel état, il fallait que l'affaire fût grave. Dale apparut soudain dans son champ de vision. Saisissant sa femme par le bras, il voulut la forcer à se lever. Un geste d'autorité qui se heurta à une vive résistance de la part de Grace.

— Arrête, tu me fais mal ! entendit Frances.

Sur cette injonction, Dale la lâcha et se plaça entre elle et la porte. Devant son dos à l'étroit dans son veston, Frances réalisa qu'il avait grossi : conséquence de la bonne cuisine de Grace et d'une vie sédentaire. Elle n'imaginait pas Justin se laissant ainsi aller. L'âge venant ne lui ferait rien perdre de sa sveltesse et de ses muscles. S'il vit assez vieux pour cela. La perspective de son blessé agonisant dans un fourré ou se balançant au bout d'une corde l'éloigna de la porte derrière laquelle sa sœur et son beau-frère se déchiraient. Le cœur battant, elle déverrouilla la sienne et poussa le battant du pied pour ne pas compromettre l'équilibre de son fardeau. Justin, étendu sur le lit, avait l'air de somnoler. Il sursauta à l'approche de Frances et, prenant appui sur ses coudes, lui sourit.

— J'ai dû dormir, dit-il. Vous avez bien tardé

Ce n'était pas un reproche ; juste une constatation.

— Les domestiques étaient encore à l'œuvre, expliqua la jeune fille. Et demain, ils seront levés à l'aube. Leur vie est dure, bien que le marquis les traite convenablement.

— La condition des domestiques est enviable par rapport à celle des ouvriers des manufactures. Mais tout dépend du maître qu'ils servent, en effet.

Je peux prendre un emploi, avait lancé Grace comme un défi. Si elle tenait parole, elle se retrouverait livrée au bon vouloir d'une autorité supérieure. Frances fronça les sourcils : une mimique qui n'échappa pas à Justin. Au lieu d'attaquer le contenu du plateau posé près de lui, il la scrutait de ses yeux gris ardoise, si pénétrants.

— Qu'y a-t-il ? finit-il par demander. Mac Gill vous aurait-il une nouvelle fois ennuyée ?

— Non, mais je...j'ai surpris bien malgré moi une discussion entre Grace et mon beau-frère.

Il sourit.

— Cela arrive à tous les couples. La confrontation de deux caractères peut faire des étincelles.

— Vous êtes... marié ?

Vu le genre d'existence qu'il menait, elle ne s'était pas posé la question. S'il répond oui, je serai contrariée, se dit-elle brièvement.

— À votre avis ?

— Je ne sais pas. Vous paraissez avoir de l'expérience.

Elle tâchait de ne pas rougir. Dieu merci, les bougies aux trois-quarts consumées produisait un faible éclairage.

— Pas de la vie conjugale, dit-il, mais j'ai connu des femmes. Cela vous choque ?

— Non...c'est normal à votre âge, je suppose.

Frances aurait voulu rentrer sous terre. Ces évocations la ramenaient aux confidences malencontreuses de Céleste au sujet de ses amours. Elle se serait bien passée de ces détails. Pourquoi avait-elle parlé de Grace et Dale au blessé ? Après tout, la vie privée de ces deux-là ne le concernait aucunement. Sans souci de sa gêne, il se mit à rire.

— Me voyez-vous si vieux ? Il est vrai qu'à votre âge, les personnes de plus de trente ans font figure d'ancêtres.

Ainsi, il avait dépassé la trentaine. Frances l'aurait cru plus jeune. Malgré les traits tirés par la souffrance, la vivacité du regard et les contours nets de la mâchoire donnaient une impression juvénile.

— Non, non, protesta-t-elle. Oubliez ma remarque ! elle était stupide.

— Ma question aussi. Jusqu'à ce jour, j'ai mené une existence hasardeuse ; aussi n'ai-je pas voulu me fixer. Pour autant, je ne me suis pas privé des satisfactions liées au mariage.

Ses propos auraient pu heurter Frances s'ils n'avaient été exprimés avec autant de sincérité. À présent, ajouta-t-il malicieusement, je vais goûter à une autre forme de satisfaction.

Il retroussa ses manches, mettant à nu des bras musclés, couverts de poils bruns, et se versa un verre de Bordeaux. Au lieu de le vider, il le tendit à Frances :

— En voulez-vous un peu ? Je déteste boire seul.

— Merci, je ne prends jamais de vin.

— Vous avez tort ; ce breuvage rend euphorique.

Insinueriez-vous que je suis triste ?

Vous prenez les choses très au sérieux. Ce n'est pas un défaut, mais de temps en temps, il est bon de se détendre.

Frances hocha la tête. Comment cet homme pouvait-il être aussi calme alors qu'il était blessé et poursuivi ? Après avoir absorbé quelques gorgées, il constata :

— Un excellent millésime. Votre marquis de beau-frère a du goût.

De même, apprécia-t-il le gigot d'agneau et le pudding : orgueil de May. Une fois le repas expédié, il ferma les yeux.

— La tête me tourne, murmura-t-il en se rejetant sur les oreillers.

À cette brusque faiblesse et à la tache élargie sur le bandage blanc, Frances comprit que les mouvements accomplis avaient rouvert la blessure. Elle dit d'un ton grondeur:

— Il vous faut rester tranquille. Je vais laver le sang et refaire votre pansement.

Avec un autre, elle n'aurait pas pu, mais il s'agissait de l'homme qu'elle avait recueilli et s'occuper de lui était de son devoir.



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