Chapitre IX
Laissant le blessé s'assoupir Frances consacra l'heure suivante à épousseter et aérer la petite pièce. Elle se servit du panier pour transporter remèdes, bandages et vêtements, ainsi qu'un oreiller. Pour les draps et la couverture, Justin devrait s'en passer car il était difficile d'en réclamer d'autres sans éveiller la suspicion. Avec cette chaleur suffocante, il n'en aurait pas besoin. Après plusieurs va-et-vient discrets entre la chambre et la salle d'étude, la jeune fille s'installa dans son fauteuil et regarda dormir Justin. Il respirait fort, mais régulièrement, pas à la façon saccadée de la veille. Ses traits au repos ne traduisaient plus la souffrance, mais l'apaisement. Cet abandon attendrissait Frances. Comment avait-elle pu douter de lui ? Mac Gill avait dû inventer ces détails pour le discréditer et se valoriser auprès de ses hôtes. Jamais il ne le prendra, se dit-elle avec une détermination farouche. J'y veillerai.
À un moment, une mouche entrée par la fenêtre entrebâillée vint se poser à la racine du nez aristocratique. Le dormeur chassa l'insecte du bout des doigts et se tourna sur le côté, de sorte que Frances ne distingua plus qu'un profil perdu et une touffe de cheveux noirs. Elle demeura là, fixant tantôt le lit, tantôt la fenêtre où la lumière se modifiait au fil de l'avancée des heures. La maison avait recommencé à s'animer, les portes à s'ouvrir : celle de la chambre de la Grace, celle de la nursery où dominait le timbre aigu de Dottie. Le couloir résonna du pas pesant d'un soulier inconnu. Mac Gill, rentré bredouille de Barlow. Il était temps de s'habiller et de descendre. Frances jugeait pénible cette obligation de troquer une robe contre une autre : un rituel qui n'avait pas cours à Tavistock Place. Celle choisie était en crêpe vert, d'une coupe simple, et à peine décolletée. La psyché restituait à Frances une image quelconque. Cette banalité ne l'aurait pas dérangée avant, mais l'irruption de Justin dans sa vie avait changé la donne. J'ai connu des femmes, lui avait-il avoué. Frances imaginait des Françaises séduisantes et sophistiquées. La nuit précédente, n'avait-il pas cru tenir l'une d'elles dans ses bras au lieu d'une petite Anglaise insignifiante ? Ce soir, pareille confusion ne se reproduirait pas. Elle adressa une petite moue triste à son reflet avant de quitter la chambre.
Au dîner, il fut surtout question de la fameuse garden-party pour laquelle Rebecca et Augustus déployaient tant d'efforts. L'orage de l'an dernier ayant endommagé la toile du pavillon, une autre avait été commandée. Becky espérait qu'on la livrerait à temps. Ces préoccupations frivoles n'étaient pas dans son tempérament, mais elles la distrayaient de son obsession : donner une descendance à son époux. Frances serait-elle comme son aînée, à guetter année après année une grossesse qui ne venait pas ? Le duc devait vouloir perpétuer un nom aussi illustre. Elle avala à grand peine une cuillerée de potage tant sa gorge était serrée.
— Mr Mac Gill a raison, nota son père assis à sa droite. Tu ne manges rien, Frances.
— Et pour cause, dit Augustus. Elle se nourrit des restes de nos repas ; May me l'a dit.
— Ce n'est pas un crime, souligna Grace d'une voix douce. Quand j'étais petite, je me goinfrais de sucreries et je n'avais plus faim à l'heure de passer à table.
Chère Grace ! Toujours prête à prendre ma défense, comme Becky, d'ailleurs.
— À cette différence près que votre sœur est une adulte en âge de convoler et pas une gamine, fit remarquer Augustus.
Frances redoutait une intervention intempestive de leur hôte, mais Mac Gill ne se mêla pas à la conversation. Il paraissait contrarié. Le fait d'être revenu bredouille de Barlow ? En tout cas, il n'adressa pas la parole à sa cible favorite et se retira de bonne heure. Frances n'était pas dupe de sa prétendue fatigue. Le policier était tout à fait capable de ressortir de sa chambre une fois toute la maisonnée couchée. Elle résolut d'attendre le milieu de la nuit pour transférer Justin dans sa nouvelle cache.
Plus facile à élaborer qu'à exécuter. D'abord, Justin avait eu du mal à se mettre debout. Encore lui avait-elle apporté le soutien de son bras. Enfiler ses bottes se révélant trop ardu et surtout trop long, mieux valait qu'il restât pieds nus. En outre, cela aurait le mérite de faire moins de bruit. Frances entrouvrit précautionneusement la porte, puis revint au blessé qui se tenait au fauteuil. Son teint présentait une teinte cendreuse alarmante.
— La voie est libre, murmura-t-elle. Pouvez-vous marcher ?
— Oui. En tout cas, je vais essayer.
Privé de l'appui de l'accoudoir, il vacilla et s'inclina en avant. Si Frances ne s'était pas précipitée, il serait tombé. Il encercla de sa main valide l'épaule de la jeune fille, infligeant à celle-ci une pression énorme. Il doit bien peser cent soixante livres, songea-t-elle. Comparée à lui, je suis une plume. Elle maudit sa propre faiblesse. Comment parcourir la distance entre sa chambre et le fond du couloir avec ce poids à remorquer ? Sans oublier l'indispensable bougeoir. Pouce par pouce, ils progressèrent. Frances percevait le souffle haletant de Justin contre sa joue. La lueur dansante de la bougie les précédait, dessinant des ronds pâles sur le sol et les murs. Le blessé pesait de plus en plus lourd, au point d'engourdir le bras de Frances.
— Je n'en peux plus déclara-t-il, s'arrêtant soudain. Je n'irai pas plus loin.
— Un petit effort. Nous y sommes presque.
En réalité, ils venaient juste de dépasser la porte de Mac Gill. La peur de la voir s'ouvrir galvanisa Frances. Elle parvint à les faire avancer un peu avant de stopper à son tour, écrasée par sa charge. Au moment où elle se disait qu'elle n'y arriverait pas, une autre lumière vint à leur rencontre. Ce ne peut être Mac Gill, nous lui tournons le dos, se raisonna Frances. Alors, l'un des domestiques ? Par la porte opposée à la salle d'étude, on accédait à l'escalier menant à leurs chambres. Dans le halo de lumière, se dessina une longue chemise de nuit blanche, surmontée d'un bonnet de coton assez ridicule. Frances mit quelques secondes à identifier Bates, toujours tiré à quatre épingles, dans ce ridicule accoutrement. Ce dernier s'exclama :
— Vous ! Miss Frances ! Je descendais préparer une tisane pour May qui a des insomnies.
Son regard fouillait Justin qui n'avait ni bougé ni prononcé une parole.
— C'est l'homme recherché ? ajouta-t-il au bout d'un laps de temps qui parut interminable à Frances.
Elle acquiesça. Bates avança d'un pas et la délivra de son fardeau. C'était à lui à présent de soutenir Justin d'une poigne ferme. Sur les indications de la jeune fille, il l'entraîna vers la salle d'étude sans effort apparent. Justin se laissait faire avec une remarquable docilité.
— Merci, souffla-t-il quand le majordome l'eut allongé sur la paillasse.
— De rien. Vous nous avez mis dans de belles complications.
— Ce n'est pas sa faute, dit Frances, mais entièrement la mienne. Allez-vous le dénoncer ?
Bates eut un haut-le-corps.
— Ai-je une tête de délateur ? Bien que je respecte l'ordre et la loi, je méprise l'engeance qui les incarne. Peu importe vos motivations, miss Frances, le devoir nous commande d'assister notre prochain en difficulté.
Adèle aurait applaudi à cette déclaration. Combien de temps pensez-vous le dissimuler ? poursuivit Bates, pragmatique.
Cette fois, ce fut Justin qui répondit :
— Le temps de me remettre sur pied, Sir. L'affaire de deux ou trois jours.
— Il a perdu beaucoup de sang, expliqua Frances.
— Je vois. Ne m'appelez pas Sir, dit Bates, s'adressant au blessé. Je suis le majordome.
Frances nota le faible sourire sur les lèvres de Justin. Un homme bien, en tout cas, murmura celui-ci. Je me souviendrai de vous.
— Hum...avant de penser à l'avenir, songez plutôt au présent. J'espère que vous avez un plan pour vous tirer de ce guêpier.
— Miss Young s'en occupe, l'informa Frances.
— Je l'aurais parié.
Il fit une grimace et ajouta : Je vais à la cuisine pour de bon cette fois. Si vous avez besoin de moi, n'hésitez pas à me solliciter, miss Frances. Milord m'en voudrait à mort, mais tant pis.
Lorsqu'il fut sorti, Justin releva péniblement la tête et fixa Frances.
— Pardon pour le désagrément que je vous cause. Sitôt rétabli, je m'en irai.
Était-il donc si pressé de partir ? Tu es une sotte, se morigéna la jeune fille l'instant d'après. Pensais-tu le garder pour toi ? Il rêve d'en découdre à nouveau avec l'autorité, pas de s'entretenir avec une bécasse qui ne connaît rien du monde. Le cœur gros, elle s'affaira à réparer la tisane de sureau, celle d'achillée-millefeuille n'étant plus nécessaire.
— Vous reprendrez vite des forces, dit-elle, lui présentant le gobelet où les feuilles avaient infusé.
— Je l'espère. Pour l'instant, je me fais l'effet d'être un vieillard qui flageole sur ses jambes.
Frances réussit à sourire. Pour elle, il resterait éternellement jeune et beau ; au fond, peut-être cela valait-il mieux. Je vous laisse la bougie, le prévint-elle. Ne vous étonnez pas si je ne vous enferme pas ; personne n'entre jamais dans cette pièce.
Les sourcils noirs se haussèrent, puis Justin se mit à rire.
— Même ce policier ?
— Même lui. C'est une sorte de convention – et elle lui dit en quelques mots ce dont il s'agissait–.
— Le refuge idéal, en somme. Pas un palais, mais comparé au bois de Hagg, c'est le paradis.
Un paradis tout relatif. Il flottait dans la pièce une odeur de poussière et de renfermé. Rien de comparable avec la chambre douillette au lit confortable dont les draps conservaient les traces du parfum de Frances. Sans compter la présence de Frances elle-même. Que n'aurait-il pas donné pour l'avoir avec lui ? Peu importe alors le décor et ce matelas qui avait l'air bourré de cailloux ! Sebastian n'avait pas cherché à la retenir, conscient de sa propre capacité à refréner son désir. Il avait beau être affaibli et dolent, sa virilité ne montrait aucune défaillance. Il se traîna jusqu'à l'unique fenêtre et l'ouvrit. Ce fut comme si la nuit d'août s'engouffrait toute entière avec ses effluves de foin coupé et de rose et sa tiédeur. Au vu de la rivière Ouse, semblable à un ruban de métal sous la clarté de la lune, la pièce devait se situer à l'avant du manoir. Un excellent poste d'observation pour surveiller les allers et venues de chacun. Contrairement à ce qu'il prétendait, il n'avait pas hâte de quitter les lieux. Le lui faire croire est primordial si je veux avancer mes pions, se dit-il. Cette accumulation de mensonges lui pesait, mais c'était pour la bonne cause. S'il révélait la vérité à ce stade, jamais Frances ne lui pardonnerait. Plus tard, ce sera pire.
Il étouffa la vilaine petite voix de sa conscience et rampa en direction de sa paillasse. La bougie s'était éteinte, soufflée par le vent nocturne. Sa main tâtonnant à la recherche de la toile où s'étendre, se heurta à une matière souple et vivante. Un juron lui échappa. Ses doigts plongèrent dans la forme rencontrée, s'emmêlèrent dans une fourrure soyeuse. Un chat. Il avait dû se faufiler à leur suite tout à l'heure. Sebastian n'était guère familier des animaux, hormis des chevaux. Enfant, il avait réclamé un chien, mais sa grand-mère avait refusé. Une bête crée du dérangement, en plus des saletés. Eh bien ! celle-ci s'était passée de permission. Il sourit dans l'obscurité et poussa le félin afin de pouvoir s'étendre. Qu'à cela ne tienne ! Bien décidé à s'incruster, l'animal se coula le long de son flanc. Un piètre substitut à Frances, mais cette présence avait un effet apaisant. Sebastian s'endormit, bercé par le doux ronronnement auquel se mêlait le chant des grillons.
Frances avait regagné sa chambre sans encombre. Ses nerfs ayant été soumis à rude épreuve ces dernières heures, elle pensait être terrassée par le sommeil, mais comment se reposer dans le lit où le corps de Justin avait laissé son empreinte ? Sa chaleur, son odeur virile, accentuée par le fait qu'il n'avait pu se laver, la maintenaient éveillée. Les draps la brûlaient en dépit de sa chemise de nuit au col montant et aux longues manches. Les yeux fermés, elle imaginait les mains de Justin dénouant les rubans autour du cou, abaissant le décolleté et lui caressant les seins. Elle gémit avant de s'apercevoir que les doigts qui traçaient des cercles délicats autour des aréoles ou taquinaient la pointe, lui appartenaient. Je suis folle, se dit-elle, morte de honte. Folle de lui. Où était passée la Frances pudique à l'extrême, refermée sur son quant à soi ? La banquise a fini par fondre, se serait moqué Céleste. Honteuse, Frances se rajusta et tira les couvertures jusqu'au menton. Elle se demanda si Justin pensait à elle en ce moment précis ? Non, sans doute. Soit il dormait, soit il se projetait dans un avenir dont elle était d'office exclue.
Le manoir bruissait d'activité, ce dont Frances se félicitait. Au moins, elle pouvait circuler librement sans qu'on lui prêtât attention. Ses sœurs avaient d'autres choses en tête. En plus de choisir la robe adéquate, il fallait s'assurer d'un nombre de sièges suffisant pour les invités, sélectionner les fleurs les moins susceptibles de faner et composer le menu du pique-nique. Quant à ses beaux-frères, la trouvaille d'un Hélix aspersa aspersa rayé de blanc absorbait Augustus pendant que Dale disparaissait des heures entières. L'apparition d'un superbe saphir monté en bague au doigt de Grace avait éclairé Frances. Dale avait gagné aux courses une somme aussitôt dilapidée. Surprenant son regard sur le bijou, sa sœur avait adopté un petit air penaud. Était-ce cela, la vie conjugale ? Une succession de compromis ? Frances se réjouissait que le duc n'eût plus donné signe de vie. Selon Augustus, il n'avait pas reparu à Park Lane. Son attelage, retrouvés dans le bois de Hagg, avait été ramené au domaine, les chevaux nourris et pansés et le phaéton envoyé en réparation. France avait appris ceci à Justin ainsi que les hésitations de son beau-frère à prévenir la duchesse de Rydell, grand-mère du duc.
— Elle est âgée, le choc pourrait la tuer, avait-elle spécifié.
De manière inexplicable, Justin avait paru très ému, puis il s'était écrié :
— Qu'il ne le fasse pas, surtout !
— Vous connaissez la duchesse ? avait demandé Frances, déroutée.
— Non. D'où la connaîtrais-je ? Nous ne fréquentons pas le même monde.
Justin s'exprimait d'un ton bourru, inhabituel. Ses mâchoires se serraient ; un petit muscle tressautait dans sa joue. Frances avait réalisé que des pans entiers de sa personnalité lui demeuraient obscurs.
— Bien sûr, avait-elle reconnu.
— Si vous vous étonnez de la violence de ma réaction, sachez que j'ai eu une grand-mère...jadis. Je n'aurais pas voulu l'angoisser inutilement.
Il s'était rattrapé avec habileté, mais cet échange avait laissé à Frances un arrière-goût d'amertume et de doute. Justin lui cachait des choses. Le fait qu'il allât mieux le rendait moins vulnérable, moins dépendant d'elle. Sa blessure commençait à se refermer et nécessitait des soins moins constants. Désormais, il se tenait debout sans aide et s'essayait à marcher dans la pièce. Bientôt, il y tournera comme un ours en cage, se disait Frances, le cœur serré. Elle se préparait à son départ inévitable pour ne pas trop souffrir. La garden-party lui offrirait l'occasion d'en toucher deux mots à Adèle ; du moins l'espérait-elle. Miss Young n'honorerait pas forcément l'invitation des Belmont, car elle ne prisait guère ce genre de réunion.
La journée s'annonçait splendide, déjouant les sombres pronostics de Becky. Cette fois, l'orage n'obligerait pas les convives à se replier dans la salle à manger. Frances eut une pensée pour Justin qui étoufferait dans la salle d'étude tournée au Sud. Elle trouverait un moment pour s'éclipser et lui apporter de quoi se sustenter. Ses prétendues fringales étaient un objet de plaisanterie à la cuisine. La jeune fille avait entendu May confier à Bridget en aparté Avec ce que miss Frances dévore, elle devrait être énorme. Cette réflexion l'avait amusée. Il était facile de tromper son monde, même Mac Gill qui, pour l'instant, la laissait tranquille. Ses investigations aux alentours n'ayant rien donné, il avait étendu la zone de ses recherches à Selby et Comblesford. Grand bien lui fasse !
Frances hésitait. Passerait-elle voir son protégé ou descendrait-elle directement ? La prudence lui dictait cette seconde option. La maison était pleine de monde, des cousins Vaughan étant arrivés, et Mac Gill pouvait toujours fouiner dans les parages. Plus tard, je trouverais bien un moyen de m'éclipser, se dit-elle. Un regard distrait à la psyché lui montra une jeune fille vêtue de barège vert pâle, les cheveux coiffés sans sophistication. L'idée de se parer des plumes du paon comme ses sœurs ne lui était pas venue, même si Justin la verrait dans cette robe.
Une bouffée d'air brûlant lui coupa presque le souffle quand elle prit pied sur le perron. Plusieurs équipages s'alignaient devant le perron ; les valets d'écurie s'affairaient à dételer les chevaux. Frances leur adressa un salut aimable avant de s'acheminer vers les pelouses où se dressait le pavillon. Le marquis en personne avait collaboré au montage de la fameuse toile, objet des inquiétudes de Becky. Blanche rayée de vert, elle garantissait les mets du soleil. Des chaises étaient disposées en arc de cercle au cas où des invités voudraient s'abriter. Pour l'instant, ils allaient et venaient sur le gazon où étaient assis sous les arbres, telle la comtesse de Melburn, grand-mère maternelle d'Eustace Vaughan, cousin germain d'Augustus. Ce même Eustace se tenait debout à côté de la vieille dame, un verre à la main, fixant un point droit devant lui. Par pure curiosité, Frances suivit la direction de son regard. L'objet de l'intérêt de Vaughan était sans doute possible sa sœur Grace. Et pourquoi pas ? pensa Frances, nullement choquée. C'est la plus belle femme ici présente. Sa capeline de paille censée protéger son teint des rayons ardents était basculée en arrière et laissait apparaître la masse d'or pâle de ses cheveux, pareils à une vivante moisson. Son cou, ses épaules jaillies des dentelles du décolleté, ses bras sortant des mancherons de son corsage retenaient l'attention par leur blancheur et leur modelé délicat. On aurait pu en dire autant de sa poitrine si son fils qu'elle maintenait fermement ne l'avait masquée. Frances lisait dans les yeux d'Eustace Vaughan un mélange d'admiration et d'envie. Eustace était un célibataire endurci doublé d'un homme à femmes, selon Augustus. Il résidait à Londres la plupart du temps tandis que son cadet Cecil gérait le domaine. Les trois fils boutonneux de Cecil dont Céleste se moquait trois ans plutôt étaient devenus d'agréables jeunes gens, pour l'heure occupés à dévaliser le buffet. Frances passa devant eux sans les regarder et prit un sandwich au cresson dans lequel elle mordit délicatement. Mieux valait ne pas affronter la journée avec un estomac vide et elle n'avait absorbé qu'une tasse de thé au petit-déjeuner.
À sa sortie du pavillon, elle vit Grace en train de bavarder avec la comtesse de Melburn. Selon toute vraisemblance, l'objet de leur conversation était le petit Bertram assis dans l'herbe. Le spectacle de son neveu à la découverte de ses orteils minuscules attendrit Frances. Sa chemisette, du même bleu pâle que la robe de sa mère, s'alliait à ravir à ses boucles blondes. Le rejoindre, le cajoler, l'étouffer de baisers... l'irruption d'Algernon Gill du côté gauche de la tente stoppa net l'élan de Frances. Il avançait en se dandinant, très satisfait de lui-même, comme d'habitude. Pourvu qu'il ne la voie pas ! La jeune fille décida de descendre vers la rivière ; là au moins, elle aurait la paix. C'était sans compter avec sa sœur aînée qui, se plaçant soudain sur son chemin, lui demanda où elle allait. Becky avait l'art de vous surveiller sans qu'on s'en aperçût. Frances répondit d'un ton calme :
— Au bord de l'eau. J'ai besoin de m'isoler.
— Le jour de notre garden-party ? Tu deviens de plus en plus sauvage, ma pauvre Frannie. Ou est-ce la disparition du duc qui t'affecte ?
Comment peut-elle croire une chose pareille ? s'affligea Frances. Elle sait pourtant que je le déteste.
— Non ; je veux être seule, c'est tout.
— Tu es butée comme une mule, constata Becky en haussant les épaules. À propos, Adele n'est pas encore arrivée. Elle est capable de ne pas venir.
— Elle viendra si elle veut. Personne ne la forcera.
— À vous deux, vous faites bien la paire.
Becky s'écarta sur un soupir. L'impossibilité de se confier à elle suscitait malaise et incompréhension. Avec sa chère Grace, tout était plus facile ; son tempérament lymphatique l'incitait à ne pas poser de questions. Frances continua sa route ; au fur et à mesure de sa progression, la tension nerveuse liée à la vue de Mac Gill et l'intervention de Rebecca diminua. L'Ouse où les feuilles rondes des tilleuls projetaient leur ombre légère acheva de l'apaiser. Elle s'assit parmi les roseaux sans souci de tacher sa robe. L'avantage d'avoir choisi une toilette aux couleurs de la nature. Si seulement je pouvais amener Justin ici... se dit-elle. Il profiterait de la fraîcheur au lieu de cuire dans sa soupente. À peine le temps d'émettre ce regret, un bruit d'herbe froissée derrière elle la fit tourner la tête.
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