Chapitre IV


Frances redressa une mèche intempestive qui barrait sa joue gauche et lissa ses cheveux des deux mains. Dieu merci, la matière vaporeuse de sa robe supportait le froissé. Pas le temps du reste de s'attarder à des détails. La seule idée des policiers grimpant l'escalier et ouvrant toutes les portes avant de découvrir le blessé la faisait frissonner. Elle ne craignait rien pour elle, mais pour ce pauvre garçon qu'elle imaginait jeté dans une voiture comme un vulgaire paquet, sans le moindre égard pour sa blessure. La suite serait encore pire. Frances avait entendu parler de la saleté de Newgate, des rats courant sur le plancher des cellules, de la nourriture infecte servie aux prisonniers. Il fallait être forte, ne pas montrer la moindre émotion. L'espace d'un instant, elle regretta que Céleste ne fût pas là pour l'épauler. Mais je suis assez grande pour me débrouiller seule, fut sa pensée suivante. Après avoir pris une grande inspiration, elle aborda d'un pas résolu le haut de l'escalier et commença à descendre les degrés de marbre un à un. Exercice facilité par la présence de la rampe de bronze où ses doigts glissaient et le trou d'ombre au-dessous d'elle. Un brouhaha de voix en montait, parmi lesquelles un timbre masculin dominait, autoritaire. Rien à voir avec les inflexions graves et agréables du fugitif. Une marche de plus et les lumières des candélabres du vestibule lui dévoilèrent le propriétaire de la voix : un homme que ses larges épaules et sa forte corpulence faisaient paraître plus petit qu'il n'était en réalité. L'inspecteur dont avait parlé Grace. Oui, ce ne pouvait être que lui. Planté devant le portrait du premier marquis de Dorchester, les jambes écartées, il dégageait de la force et une brutalité implacable. Il y avait d'autres hommes avec lui, mais il les écrasait de sa présence. 

Soudain, il leva les yeux et aperçut Frances. Son regard brasillant sous des sourcils hérissés impressionna la jeune fille à tel point qu'elle faillit interrompre sa descente. La crainte de se trahir la poussa à continuer. Elle se gendarma. Que risquait-elle sous le toit de son beau-frère ? Augustus ne laisserait personne importuner un membre de sa famille. Elle en oubliait son animosité à son endroit pour se ranger sous son aile protectrice.

— Eh bien ! Il semble que la maisonnée soit au complet avec l'apparition de miss...

L'épouvantable accent cockney fit tiquer Frances. De même, le ton familier et la façon de la détailler de la tête aux pieds. Elle se sentit nue sous ce regard. Jamais aucun de ses valseurs londoniens n'auraient osé la dévisager ainsi, et l'inconnu là-haut l'avait traitée avec infiniment de respect. Décontenancée par cet examen, elle entendit à peine Augustus la nommer :

— Miss Frances Stanton, ma belle-sœur.

L'impudent personnage esquissa le geste de tendre la main, puis, se ravisant, il se présenta :

— Algernon Mac Gill, police londonienne. Vous avez été bien lente à arriver, miss Stanton. J'étais sur le point de monter vous dénicher.

Les intonations moqueuses de la dernière phrase atténuaient l'aspect menaçant du propos. Faute de trouver une réplique adaptée, Frances se tourna vers son beau-frère, mais le secours vint de Becky. Jusqu'ici en retrait de son mari, elle fit un pas en avant pour se placer entre Frances et l'inspecteur.

— Croyez-vous ma sœur complice de votre malfaiteur ? Et elle ajouta sur le même mode ironique : d'ailleurs, ce terme n'est-il pas exagéré ? Il s'agit plutôt d'un défenseur de la cause ouvrière.

Rebecca se tenait très droite dans sa robe pareille à une flamme sombre. Sur sa gorge palpitante, scintillaient les rubis des Dorchester et ses yeux noirs étaient pleins de défi. Frances l'aurait volontiers embrassée malgré leurs récentes dissensions. Quelqu'un applaudit : vraisemblablement Dale dont l'ombre dérobait la silhouette. Un sourire narquois étira les lèvres lourdes de Mac Gill.

— Si tout le monde adoptait ce genre de théorie, le désordre régnerait en maître, Milady.

Augustus intervint :

— Veuillez excusez ma femme. Son discours traduit un refus de l'injustice sous toutes ses formes.

Frances lui jeta un regard reconnaissant. Aussitôt, Mac Gill observa avec une pointe d'acidité :

— Cela est tout à son honneur, mais ce Justin Brécourt est un fauteur de trouble de la pire espèce. Il s'est déjà distingué dans son pays avant de sévir à Manchester où il a aidé la racaille locale à soulever les travailleurs. Pensez-vous que nous aurions dû rester les bras croisés et le laisser filer ? – il s'adressait à Rebecca –.

Justin. Justin Brécourt. De ces propos, Frances n'avait retenu que le nom de l'homme. Elle se répéta le prénom en son for intérieur avec ravissement. Justin, oui, cela lui allait bien. Désormais, il acquérait une identité. Elle ne pourrait plus l'appeler le blessé ou l'inconnu. Becky admit, à regret :

— Non. De là à le traquer et à le tirer comme un chevreuil ou un sanglier...

— Rebecca ! s'exclama Augustus. La police ne fait que son travail.

À nouveau, Mac Gill arbora son mince sourire.

— C'est exact, Milord. Au risque de contrarier votre épouse, l'homme a effectivement été atteint et il n'ira pas loin. Nous le soupçonnons de se dissimuler dans les environs.

Frances s'efforça de maîtriser le tremblement de ses mains. Son cœur cognait à tout rompre sous l'étoffe légère de son corsage. Le policier n'allait-il pas s'apercevoir de ces manifestations ? Dieu merci, il avait détourné d'elle son attention pour se concentrer sur Becky et Augustus. Ce dernier dit d'un ton ferme :

— Pas dans cette maison, en tout cas.

— Rassurez-vous, mes hommes ne fouilleront pas les chambres du premier étage. Par contre, celles de vos domestiques seront visitées.

Mac Gill gratifia d'un regard suspicieux le personnel aligné en ordre parfait sur le côté gauche du vestibule. Des murmures d'indignation s'élevèrent. Bates, en dépit de son flegme légendaire, semblait sur le point d'exploser. Becky ouvrit la bouche pour protester, mais cette fois, Augustus la devança :

— Inutile. Je réponds d'eux comme de moi-même.

— Milord peut l'affirmer, déclara un personnage qui n'avait pas encore pris la parole. La plupart de ces gens travaillaient sur le domaine du temps de Feu son père.

Frances reconnut le constable paroissial, responsable de la police du comté. Curieusement, sa présence la rassura. Il ne laisserait pas cet individu outrecuidant malmener la domesticité ou ennuyer un membre de la famille. Moi, en l'occurrence.

— Merci de le souligner, Croft, dit Augustus. Mr Mac Gill vient de la capitale ; il ne connaît pas l'honnêteté proverbiale et la fidélité des habitants de nos campagnes.

La pique n'eut pas l'air de déconcerter Mac Gill qui conserva son sourire suffisant. Augustus poursuivit d'un ton paisible : Au moins connaîtra-t-il l'hospitalité légendaire du Yorkshire. Nous n'avons pas encore dîné, suite au retard de notre hôte. Je vous convie tous les deux à partager notre repas. Vos hommes se restaureront à la cuisine, Croft.

— Le retard de votre hôte, dites-vous ? s'enquit Mac Gill, ses sourcils hirsutes froncés. J'espère qu'il n'a pas fait une mauvaise rencontre. Brécourt n'a jamais tué, mais un homme aux abois est prêt à tout pour se procurer de l'argent.

Vous vous trompez, Justin ne tuerait ni ne volerait personne. Intérieurement, Frances suffoquait de rage. Si elle l'avait pu, elle aurait frappé cette face aux joues pleines. La ligne de la mâchoire de Justin était nette ; pas perdue dans des replis de chair molle qui donnaient l'impression d'une absence de cou. La réplique d'Augustus fut à son image : pleine de modération.

— Le duc de Maverick saurait se défendre en cas de besoin. Il a dû avoir un empêchement et n'a pas pu nous prévenir.

Ce n'était que partie remise. Tôt ou tard, il viendrait. Justin devrait être parti à ce moment-là. Le cœur de Frances se serrait à cette idée, mais elle se reprocha aussitôt son égoïsme. L'intérêt de son protégé n'était-il pas de s'éloigner au plus vite de Dorchester Manor ? Tout à ses réflexions, elle ne vit pas les deux policiers s'engouffrer à la suite d'Augustus et de lord Stanton dans le petit salon. À peine entendit-elle son beau-frère proposer un alcool à ses hôtes : « Après une course effrénée, rien de tel qu'un bon remontant. J'ai de l'excellent whisky et du brandy », avant que la porte ne se refermât. Le soulagement l'envahit, même si le répit serait de courte durée.

Rebecca demanda à May de tenir les plats au chaud et à Bates de prendre soin des manteaux de Croft et de Mac Gill. L'air pincé du majordome en plaçant sur son bras la pelisse râpée du second en disait long sur son état d'esprit. Les autres domestiques se dispersèrent, qui à l'entresol, qui dans la salle à manger. Ne resta plus dans le hall que Frances, Grace, Dale et Rebecca. Cette dernière s'écria :

— Quel déplaisant personnage ! J'ai eu du mal à me contenir.

— Plus bas ! fit Grace. Il pourrait t'entendre.

— Et après ? Il n'ignore pas ce que je pense de lui. Un tel irrespect...

— Je suis de ton avis, déclara Dale en se détachant du mur où il s'appuyait nonchalamment. Augustus a eu tort de le convier à notre table. Ce devait être une réunion privée pour mettre en présence Frances et le duc de Maverick.

Rebecca eut un mouvement d'humeur.

— Ah ! Celui-là. Il ne brille ni par son exactitude ni par sa correction.

— Comme Augustus l'a dit, il a pu avoir un problème, souligna Grace.

— Peu importe ! C'est insultant pour Frannie.

Elle tapota l'épaule de Frances d'un geste compatissant qui provoqua un recul chez la jeune fille.

— Non, pas du tout, protesta-t-elle. Cela ne me touche pas. Rien ne peut m'atteindre venant de lui.

Un soupir d'exaspération échappa à Becky.

— Des enfantillages. Ça passera quand tu le rencontreras.

Frances lui opposa ce que son aînée appelait « sa tête de mule. » Le bref instant où Becky avait pris sa défense lui semblait loin. Sa sœur lui apparaissait à nouveau comme une ennemie, un obstacle à sa quiétude.

— Ce ne sera pas ce soir, apparemment, plaisanta Dale. Et si nous passions à table ? Notre distingué visiteur nous rejoindra après avoir éclusé les alcools d'Auggie. Les Écossais sont réputés pour leur descente.

Sa tentative de détendre l'atmosphère ne dérida pas Frances et arracha à Grace un sourire crispé. Quant à Rebecca, elle haussa les épaules.

— Il ne manquerait plus qu'il soit ivre. Sa tenue est déjà déplorable. Tu viens, Frannie ?

Prenant sa sœur par le coude, elle chercha à l'entraîner vers la salle à manger, mais la jeune fille résista. Une sourde révolte l'animait.

— Je voudrais remonter dans ma chambre. Je...je n'ai pas très faim.

— Eh bien ! Force-toi ! Si tu t'éclipses, ce fouineur soupçonnera Dieu sait quoi. Augustus détesterait voir sa maison mise à sac.

— Becky a raison, dit Grace. Les jumeaux seraient terrorisés. Nous devons serrer les rangs.

— La sagesse parle par ta voix, ma chérie, observa Dale.

Frances nota le peu d'empressement de Grace à accepter le bras que son époux lui offrait. Entre ces deux-là, l'entente n'était plus au beau fixe. Si seulement Dale jouait moins ! Grace n'aurait pas ce pli amer à l'angle de la lèvre, cette tristesse au fond des yeux. Le bonheur dans le mariage était-il si difficile à atteindre ? Elle pensa à Becky et Augustus, angoissés à l'idée de rester sans descendance. Au moins ces deux-là s'aimaient-ils. Que pouvait-on espérer d'une union basée sur une indifférence totale d'un côté et un rejet massif de l'autre ?

Par chance, elle se trouva assise assez loin de Mac Gill. Celui-ci trônait à la place laissée vacante par le duc. Grace, sa voisine, faisait de louables efforts de politesse, payés de retour par une indifférence totale. Quand il n'engloutissait pas à toute vitesse le contenu de son assiette, il s'adressait exclusivement à Augustus. Ce qui ne l'empêchait pas de jeter à Frances de furtifs coups d'œil. Dale avait remarqué le manège et s'amusait beaucoup. À mes dépends, se dit-elle, à la fois furieuse et gênée. Elle avait beau baisser les yeux, elle sentait le poids de ce regard collant comme de la bave d'escargot, l'animal fétiche du marquis. Les mains qui trituraient la serviette damassée devaient être visqueuses elles aussi. L'estomac serré, Frances avalait péniblement chaque bouchée. Dommage de ne pouvoir mettre de côté quelques tranches de cet excellent gigot pour Justin Brécourt. Une fois les convives retirés dans leur chambre et les policiers partis, elle descendrait à la cuisine chercher des restes. Relevant la tête en un geste involontaire, ses yeux rencontrèrent le feu d'un regard insistant qui la fouillait.


La Frances qui pénétrait dans la pièce ne ressemblait pas à celle qui en était sortie. Sa détermination semblait s'être envolée. Sa démarche mal assurée, la pâleur de son visage, ses mains tremblantes, ne trompèrent pas Sebastian. En homme habitué à conduire des soldats à la bataille, il savait reconnaître la peur au premier coup d'œil. Faute de pouvoir se lever d'un bond, il redressa le buste et demanda :

— Que se passe-t-il ? Vous avez l'air bouleversée.

— Oui. Puis-je m'asseoir à côté de vous ? 

— Naturellement ; il s'agit de votre lit.

Il dédia à Frances un sourire taquin destiné à la rassurer. Elle le lui rendit et s'installa à côté de lui. Les couleurs lui revenaient progressivement. Sebastian s'en félicita. À cet instant, il aurait pu lui prendre la main, mais la crainte de la bouleverser davantage le retint.

— Il s'est passé quelque chose en bas, n'est-ce pas ? fit-il, encourageant.

— Oui ; un inspecteur nommé Mac Gill est arrivé de Londres et il...

— Calmez-vous ; vous ne risquez rien, je suis avec vous.

Un comble si l'on pensait qu'elle le prenait pour l'homme recherché. Dans d'autres circonstances et avec une autre personne, il aurait trouvé la chose comique, mais Frances paraissait réellement effrayée.

— Je sais, dit-elle, mais cet homme est si odieux...

— Vous aurait-il par hasard manqué de respect ?

Une nuance menaçante dans le ton de Sebastian dut alarmer la jeune fille, car elle le scruta comme si elle cherchait à voir à travers lui. Je dois faire attention, se morigéna-t-il. En même temps, se figurer sa future épouse rudoyée par un butor lui était insupportable.

— Non, répondit-elle ; pas vraiment. Il a une façon de me regarder qui me déplaît. Mes sœurs diraient que je me tracasse pour rien, qu'il faut m'habituer aux avances masculines.

Sottises ! Cette dernière phrase, prononcée dans un murmure, transforma l'irritation de Sebastian en véritable colère. S'il avait eu ce Mac Gill devant lui, avec quelle joie il lui aurait envoyé son poing dans la figure – Dieu merci, sa droite n'était pas affectée –. Et peu importait les conséquences ! Maîtrisant à grand-peine la fureur qui l'habitait, il observa avec calme :

— Une femme peut s'habituer à être courtisée ; certainement pas à être insultée. Est-il parti, maintenant ?

— Je le crois ; j'ai quitté la table la première. Mais il reviendra demain, il a l'intention de ratisser les moindres recoins du parc.

— Peut-être ferais-je mieux de m'en aller, alors.

Instinctivement, Sebastian posa son pied non botté sur le tapis. Tel un trait de feu, une brûlure le traversa de la clavicule à l'aisselle, stoppant net son élan.


— Vous voyez, dit Frances. Dans votre état, vous n'iriez pas loin.

Bon Dieu ! Elle avait raison. Bien sûr, il pouvait encore se dévoiler. On l'aurait fêté, soigné, et l'outrecuidant Mac Gill lui aurait présenté ses excuses – une agréable perspective –. La méprise aurait constitué un sujet de plaisanterie, sauf pour Frances. Elle ne me pardonnerait pas cette humiliation. Il me faut du temps pour la convaincre.

Non, admit-il. Mais je ne peux rester dans cette chambre sans vous mettre en danger.

— Cela n'a pas d'importance. Je tiens à vous aider...Justin.

Sebastian demeura interdit, comme si son cerveau était paralysé ; puis son esprit recommença à fonctionner. Justin a encore fait des siennes, songea-t-il. Comment n'avait-il pas établi plus tôt un rapprochement ? La ressemblance n'était pas frappante, mais de loin et dans la nuit, on pouvait les confondre. Comme Frances le scrutait, étonnée, il tâcha de se composer une figure neutre.

— Justin Brécourt est bien votre nom, n'est-ce pas ? demanda la jeune fille.

Par un acquiescement de tête, Sebastian avalisa son mensonge. À ce stade, impossible de reculer. Endosser la personnalité de ce chenapan de Justin lui était pénible. En même temps, cela l'arrangeait. Frances souligna :

— Pour un Français, vous parlez anglais sans accent.

— Je n'ai aucun mérite ; ma mère était anglaise.

Une goutte de vérité dans un océan de mensonges. Le visage sévère de Frances s'éclaira d'un beau sourire.

—Voilà l'explication. Elle doit s'inquiéter pour vous.

Frances paraissait plus calme, comme apaisée, contrairement à Sebastian qui sentait croître son agitation. Il aurait cru qu'avec les années, l'évocation de sa mère serait moins pénible. Or, il n'en était rien. La vieille blessure se réveillait, ravivée par la question innocente de la jeune fille et s'ajoutait à l'élancement de son épaule.

— Non, dit-il d'une voix lasse. Elle n'est plus de ce monde.

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