Chapitre II
Les balles sifflaient autour de Sebastian. Il courut se dissimuler derrière le tronc d'un gros chêne. Il se croyait revenu des années en arrière, à la tête de ses troupes. Mais on était en Angleterre et la paix était signée depuis longtemps avec les Français. Aussi, l'injonction de l'un des assaillants le laissa-t-il pantois.
« Sors de là, maudit bouffeur de grenouilles ! »
Un mangeur de grenouilles, lui, Sebastian Villiers, duc de Maverick, qui avait mené la charge contre le maréchal Ney à la bataille de Waterloo ? Il y avait manifestement erreur sur la personne. Désireux de dissiper le malentendu, il s'avança d'un pas pour se montrer à la lumière des torches. Mal lui en prit. Une balle le toucha à l'épaule gauche, causant une douleur vive, mais supportable. En soldat aguerri, il eut la présence d'esprit de se rejeter en arrière. Il prit sa course en direction du château dont les toits pointus se découpaient faiblement. De la lumière brillait à une fenêtre ouverte du deuxième étage. Il prit conscience qu'il se trouvait non pas devant la façade, mais à l'arrière du manoir. Ses poursuivants le talonnaient, au point de sentir leur souffle précipité dans son dos. Pour quelque obscure raison, ils l'abattraient sans pitié et sans même entendre ses explications. Il fallait ruser. Se rappelant une technique de camouflage utilisée au Portugal, il plongea dans un amas de buissons touffus et se recouvrit de feuillage. Il était temps, la meute arrivait. Des bottes passèrent à la hauteur de son visage tandis que des voix s'élevaient :
« Il nous a filé entre les doigts, dit l'une tandis qu'une autre, teintée d'accent londonien contredisait : « Non, il doit s'être réfugié au manoir. Allons-y ! »
De sa cachette improvisée, Sebastian perçut le haut le corps du premier personnage :
« Nous n'allons tout de même pas fouiller Dorchester Manor. Le marquis n'apprécierait pas.
— Et si ce scélérat de Français s'était faufilé à son insu ? », suggéra le second.
Un brouhaha confus s'ensuivit. Le groupe – une douzaine d'hommes à vue de pieds – paraissait hésiter. Si leur débat s'éternisait, il finirait par le découvrir. Bien sûr, il avait ses papiers sur lui, mais aurait-il l'occasion de les sortir ? Il regretta d'avoir laissé son pistolet dans la voiture. Mais pouvait-il se douter que près d'arriver à destination, il serait visé par des tirs nourris. Tout avait commencé par un fâcheux contretemps. L'une des roues de son phaéton s'était brisée, l'obligeant à s'arrêter en pleine forêt.
« Je continuerai à pied, avait-il dit à son cocher. Je reviendrai plus tard avec de quoi remorquer la voiture. »
Non, à la réflexion, cela remonte à bien avant, pensa-t-il, frissonnant sous son amas de feuilles. Il se revoyait deux semaines plus tôt, dans sa demeure de Berkeley Square, en compagnie de sa grand-mère maternelle, la duchesse douairière de Rydell.
«Votre existence de bâton de chaise me navre, Sebastian, lui avait-elle dit sans ambages. Une maîtresse par mois, de préférence une catin de bas-étage, et aucun héritier. Il est temps de vous ranger. »
Ce n'était pas la première fois qu'elle le tançait de cette façon, mais ses reproches étaient généralement tempérés par une certaine indulgence. Rien de tel aujourd'hui ; elle le dévisageait de cet œil gris et perçant dont il avait hérité.
« Est-ce à cause de votre mère que vous refusez le mariage ? » avait-elle demandé, impitoyable.
Il s'était raidi. Toute allusion à sa mère le bouleversait encore en dépit des années écoulées. « Non, avait-il répondu d'un ton le plus neutre possible. Rassurez-vous, je me plierai à cette contrainte pour perpétuer ma lignée.
— Le plus tôt sera le mieux. La fille du marquis de Leighbour me paraît le parti le plus adapté par l'âge et la fortune.
— Amanda Leighbour ? Grands dieux ! Vous n'y pensez pas ! Elle louche et a une épaule plus haute que l'autre. En plus, elle glousse à tout propos, comme une dinde."
L'exclamation d'horreur de son petit-fils avait amené un sourire sur les lèvres, restées pulpeuses, de la vieille dame.
« Je vous l'accorde, Amanda n'est pas une beauté, mais elle a un pedigree irréprochable. Voyez-vous une autre épouse possible ? »
Non, il ne voyait pas. Les débutantes du genre d'Amanda étaient à fuir : laides, sottes, affublées de robes impossibles et escortées par des mères aux dents longues. Jamais il ne poserait sur le front de l'une d'elles le diadème des duchesses de Maverick. Sa grand-mère le tenait sous le feu de son regard, attendant un nom. Il s'était soudain souvenu d'une soirée chez Dale Belmont. Ce dernier l'avait convié pour le remercier de l'avoir introduit au ministère de la marine. Au cours du repas, il avait été question d'une sœur de son épouse charmante et musicienne. Comment cette jeune fille s'appelait-elle, déjà ? Fanny ? Phœbé ? Frances.
« Oui : Frances Stanton, s'était-il entendu répondre. »
Le front de la duchesse s'était plissé sous l'effet de la réflexion : « Stanton, dites-vous ? Ce nom ne m'est pas inconnu. Cette Frances n'est-elle pas apparentée à Elizabeth de Bloomsbury ?
— Sa nièce, je crois.
— J'espère qu'elle ne lui ressemble pas. Bien qu'on la reçoive partout, Elizabeth n'est pas vraiment... respectable. »
Sebastian avait souri : « Rassurez-vous. L'une des sœurs de Frances a épousé le marquis de Dorchester et l'autre le frère de celui-ci. Des jeunes femmes comme il faut.
— Tant mieux. Votre Frances est-elle au moins jolie ? Toutes les duchesses de Maverick l'étaient et ma défunte fille ne déparait pas le tableau. »
Il n'avait pas la moindre idée du physique de Frances. Peu importait du reste, du moment où il échappait à une union avec Amanda Leighbour ou l'un de ses sosies. Sitôt l'union célébrée, il installerait son épouse à la campagne et reprendrait le cours de sa vie actuelle. Bien sûr, il serait obligé de la visiter de temps en temps dans le but d'avoir un héritier.
« Elle n'est sûrement pas laide, avait-il dit à sa grand-mère. Lady Belmont, son aînée, est une véritable Vénus. »
La duchesse de Rydell n'avait pas évoqué le montant de la dot, sans doute trop heureuse de le voir caser. Sebastian s'en fichait éperdument, il était assez riche pour deux. Restait à obtenir l'assentiment de la jeune personne en question, mais il n'y avait pas de souci à se faire de côté-là. Quelle jeune fille à marier refuserait un parti de cette importance, à moins d'être stupide ?
Selon son habitude, Sebastian avait pris le taureau par les cornes. Au lieu de s'adresser au père de sa future, comme il était d'usage, il avait envoyé un message à Augustus Belmont où il entrait directement dans le vif du sujet. La réponse de ce dernier ne s'était pas fait attendre. Augustus se déclarait favorable à une alliance entre leurs deux familles. De l'avis de la demoiselle, il n'était pas question. Le duc en avait donc déduit qu'elle consentait à l'épouser. Aussi avait-il accepté l'invitation à venir à Dorchester Manor pour la rencontrer. Il s'était mis en route sinon avec enthousiasme, du moins avec une certaine curiosité. Depuis son retour en Angleterre, la vie lui paraissait terriblement ennuyeuse : les courses de Newmarket, Vauxhall, l'Almack, les réceptions du prince Régent, tout cela le lassait. Ses amours étaient des feux de paille, aussi vite éteints qu'allumés. Son seul intérêt résidait dans ses prises de parole à la Chambre des lords. Plusieurs fois, il avait soulevé le problème posé par les soldats démobilisés de l'armée d'occupation. Privés de solde et sans travail, la plupart étaient venus s'ajouter aux chômeurs des villes. D'autres écumaient les campagnes, rançonnant les fermiers et détroussant les voyageurs imprudents. Pour cette raison, Sebastian avait emporté son pistolet qui, à présent, lui serait d'une grande utilité.
Au bout de minutes longues comme des heures, il y eut des piétinements sur l'herbe, puis les voix décrurent. Suivant les avis de l'homme à l'accent londonien, les poursuivants se mirent en devoir de contourner le manoir. Sebastian attendit un peu avant de quitter son abri. Son épaule l'élançait. Il ne pouvait déterminer si la balle était entrée dans les chairs ou l'avait juste effleuré. Une fois en sûreté chez Augustus, il s'en assurerait en pleine lumière. Je dois d'abord y parvenir, se dit-il. Passer par la porte principale était impossible pour l'instant, ce troupeau de crétins en barrant l'accès. Mais il existait certainement une porte arrière.
Sebastian se faufila entre les ronces et les racines. La fenêtre éclairée de la façade nord se détachait sur le gris sombre de la nuit. De plus près, son œil exercé distingua une silhouette féminine penchée sur le rebord. La femme semblait guetter quelque chose. Elle avait dû entendre les coups de fusil. Il s'agissait de ne pas l'effrayer, sinon les autres seraient capables de rappliquer et de l'abattre sans sommation.
— Hep ! Miss ! dit-il, agitant son bras valide dans sa direction.
Après un léger sursaut de surprise, la femme s'inclina davantage et murmura : « Mon Dieu ! C'est sur vous qu'on tirait ? Êtes-vous blessé ?
La voix, jeune et agréable, contenait une note d'angoisse. Sebastian ouvrit la bouche pour dire : « Oui, on m'a pris pour cible par erreur. Pourriez-vous prévenir le marquis de Dorchester que son hôte, le duc de Maverick, l'attend ici. » Quel démon le poussa à répondre ?
« Ces gens ne m'ont pas raté, je crois.
— Auriez-vous la force de monter ? Je vous aiderai s'il le faut. »
Malgré la gravité des circonstances, Sebastian sourit dans l'ombre. « Est-ce bien raisonnable ? dit-il. Je pourrais être très dangereux.
— Je prends le risque. »
Le défi dans sa voix l'amusa, mais toucha aussi une corde sensible. Sebastian admirait le courage, surtout chez une créature du beau sexe. Au Portugal et en Espagne, il en avait vu se battre à l'égal des hommes. Il s'agissait en général de femmes du peuple ; celles de sa classe se signalaient en général par leur couardise. En dépit de son élocution parfaite, la jeune inconnue pouvait être une domestique prenant le frais après une journée de labeur. Il avisa un treillis couvert de rosiers grimpants qui s'élevait au niveau de l'étage. En soldat rompu aux exercices, se hisser aurait été pour lui un jeu d'enfant sans cette foutue blessure. Il y parvint quand même en se servant de son membre intact. Du haut de son perchoir, la jeune femme suivait des yeux son ascension. Lorsqu'il fut sur le point d'enjamber l'appui de fenêtre, elle lui tendit la main. Ses doigts étaient fins, mais d'une force incroyable. Pas la moindre callosité ou crevasse. Sebastian en déduisit que ces mains n'accomplissaient pas de rudes besognes. Une gouvernante, alors, ou une dame de compagnie ? Quand il se retrouva à l'intérieur, son erreur lui sauta aux yeux. La jeune fille était vêtue d'une robe du soir aux manches-ballon et au décolleté carré. Des mèches évadées de son chignon serpentaient sur un cou long, au ton nacré, très gracieux. Sebastian, en habitué des femmes, nota l'absence de bijou sur la gorge à peine découverte et aux poignets. Révélateur de son état de célibataire. Un coup d'œil lui suffit pour enregistrer tous ces détails. La jeune fille, elle, avait le regard rivé sur son épaule : « Vous saignez, observa-t-elle.
— Je saigne ?"
Instinctivement, il porta la main à l'endroit indiqué et éprouva une sensation de mouillé. Lorsqu'il retourna sa paume, il découvrit celle-ci poisseuse de sang.
« Juste ciel !" s'écria-t-il.
Il avait beau n'être pas une mauviette, la vue de ces traînées écarlates, gluantes au toucher, lui donna la nausée. Il vacilla un instant et chercha un meuble où se raccrocher. La jeune fille qui se tenait à une faible distance se précipita pour le soutenir. « Vous êtes pâle, constata-t-elle en l'emmenant vers une bergère recouverte de satin vert mousse. Avez-vous très mal ?
« Pas trop. Je dois vérifier quelque chose. »
En tâtant la zone à travers les déchirures de sa chemise, il put établir un diagnostic. La balle avait touché le muscle, puis était ressortie. Dieu merci, l'abondance de sang était plus spectaculaire que grave. Il s'écoulait goutte à goutte le long du bras, jusqu'à l'accoudoir du fauteuil. Le plus pressé était de l'étancher. « Auriez-vous de quoi faire un pansement ? demanda-t-il à la jeune fille debout près de lui.
— J'ai ceci. »
Elle tira un mouchoir d'un des plis de sa robe : un carré de batiste ourlé de dentelle avec les initiales F S entrelacées. Frances Stanton. Sebastian demeura saisi. Par quel hasard malicieux se trouvait-il en présence de sa fiancée avant même leur rencontre officielle ? Parant au plus pressé, il confectionna avec le morceau de tissu un garrot provisoire. La fréquentation des champs de bataille lui avait au moins appris cela. À présent, le moment était venu de révéler son identité et de se présenter en bas, ses papiers en main. Ces agresseurs n'oseraient quand même pas attenter à ses jours dans une demeure privée. Son incursion inopinée chez sa future constituerait une plaisante anecdote à raconter aux dîners en ville. Sans nul doute, elle réjouirait le prince régent, friand d'histoires croustillantes. Quant à Frances...il examina à la dérobée le visage que des traits réguliers rendaient un peu sévère. Tout cela n'indiquait pas un sens de l'humour bien prononcé, mais il ne s'attarda pas à ce détail.
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