C'est comme voir défiler devant soi une vie dont on ne se souvient pas, dont chaque bribe nous paraît floutée, imprécise et dénuée de sens.

Tel un entremêlement de différentes séquences d'existences alternatives, éparpillées sur diverses lignes temporelles.

Dans tout ce capharnaüm d'images, de sons et de sensations, seuls quelques fragments me parviennent.

Morceaux de mémoire, miettes d'esprit et éclats d'âme...

Reflets de ma personnalité d'antan, de mon identité passée.

Voilà tout ce qui reste de moi.

Un être du chaos psychologiquement désordonné.

Et perdue dans l'obscurité...

Un lieu qui convient d'être décrit comme se constituant de ténèbres aqueuses et pesantes dans lesquelles mon corps ne cesse de s'enfoncer et mes souvenirs de s'enterrer...

Qui suis-je...?

Je l'ignore... Je l'ignore complètement.

Tout m'échappe jusqu'à mon propre nom.

Ce « moi »... Comment ai-je pu l'oublier ?

Tous ces fragments de mémoires qui voltigent dans mon cerveau ne sont que les cendres d'une personne que jadis j'étais...

Et pourtant, à ce constat, je ne ressens absolument rien...

Quelle émotion pourrait m'envahir .. En sachant que j'ignore ce que j'ai perdu ?

Et mon existence... Je ne sais même pas où se situe la frontière entre la réalité et le mensonge... Si ces ruines de vie représentent de vrais faits ou des idées de mon imagination...

Comment puis-je ressentir quoique ce soit alors que je ne suis personne ?

Alors que l'incertitude d'avoir un jour vécu me pèse ?

Autour de moi gravitent des miroirs, d'innombrables miroirs aux surfaces ondoyantes.

Mais tout ce que je vois... C'est le reflet imprécis de silhouettes qui se projettent et se déforment sur chacune de ces glaces.

Qu'est-ce...?

L'atmosphère s'embrase.

Alors que je n'ai rien senti jusqu'à maintenant, cette intense et ardente chaleur s'empare de l'espace tout autour de moi.

Soudain, une vive couleur flamboie mes rétines et s'impose à mon champ de vision.

Le plus extraordinaire et angoissant des violets qu'il m'ait été donné de voir.

À deux centimètres de mon corps, d'immenses griffes violettes et enflammées viennent d'être arrêtées par le sabre ensablé d'une ombre. Et ce fut elle la source de la voix qui suivit ;

- Je vous ai retrouvé, My Lady !

La lame de l'inconnu se désintègre en plusieurs particules afin de former un bouclier de sable face aux gigantesques griffes flamboyantes. Ceci fait, il se tourne vers moi, révélant par-là son apparence.

Troncs d'arbres entrenoués et carbonisés jusqu'à constituer le contour d'un humanoïde. Et sur un faciès écailleux de cendres, deux gouttes de sang hypnotiques en forme d'œil finissent le tableau. Cet Être, drapé d'une cape de brumes, tend sa main vers moi alors qu'un sourire entaille le bas de son visage.

Il semble m'inviter à lui prendre sa main, mais je ne peux pas bouger, mes membres ne m'écoutent pas...

Paralysée par les ténèbres...

Mon cœur se sert et mes poumons rétrécissent. Ma respiration devient laborieuse. Ma gorge brûle à cause de mes efforts. Mes veines se gèlent alors que je comprends qu'il m'est impossible de le rejoindre.

Face à ce constat, mon organe vital se glace.

Ma solitude et mon impuissance me frappent de plein fouet.

Mes dents claquent, tout mon être est secoué par les tremblements, mon estomac se retourne et me donne envie de vomir. Mon ventre se compresse par la cause d'une angoisse sans pareille.

Cette souffrance est sans équivoque.

J'aimerai tant... Saisir sa main.

Mais... J'en suis incapable !

Les larmes s'agglutinent devant mes yeux tant l'incompréhension m'étouffe jusqu'à former une vitre qui floute ma vision. Et le sel qu'elles contiennent brûlent mes paupières, ce qui me donne juste envie de les sécher avec mes paumes, mais...

Rien ne se passe. Je suis impuissante. Immobilisée. Je ne peux que supporter la douleur et observer cet individu recelant de mystères.

D'autres griffes surgissent alors du néant, de ma droite, se rapprochant de plus en plus, à m'en couvrir de tremblements d'anticipation tandis que la chaleur, ardente, essore mon corps pour qu'il sue a grosses gouttes.

Je vois ces lames, aiguisées. Le feu dont elles sont constituées. Ces braises qui grignotent centimètre après centimètre pour se rapprocher de moi, leur cible.

Tout mon corps se réchauffe.

Le choc thermique fait tourner le monde autour de moi et apparaître des étoiles aussi noires que mauves devant mes yeux, ce qui me donne une envie de vomir encore plus puissante qu'avant.

Toutes mes veines sont parcourues d'une adrénaline que je ne peux utiliser.

Mon être se recouvre de spasme alors que la faux de la mort s'approche de moi.

Je veux hurler. Je veux hurler jusqu'à m'en déchirer la voix, mais...

Ça m'est impossible !

Les jeux sont faits maintenant...

Les dés sont lancés...

Je vais... Mourir.

Une voix explose à ma gauche.

- My Lady !

Quelque chose de doux et de chaud m'entoure, comme dans une étreinte. Et soudain, je sens un vent d'une force inégalable m'emporter vers l'arrière.

Par surprise, j'ouvre les yeux. Et c'est là que je l'aperçois, ce mystérieux sauveur au visage de cendres... et aux ailes de sable qui nous propulsent vers je ne sais où.

Il file, telle une comète. Et il esquive chaque griffe qui se projette sur lui à dessein de le poignarder, de faire lécher les moindres parcelles de son corps par ses flammes. Pourtant, il ne peut les voir étant de dos, comme s'il possédait un instinct hors pair ou des sens décuplés.

Soudain, ses yeux hypnotiques s'ancrent dans les miens, et son sourire réapparaît.

- My Lady, je vous promets que je vous protégerai envers et contre tous au péril de ma vie, et en sacrifiant cette dernière s'il le faut. Ayez confiance !

Mon visage est figé par l'incompréhension. Pourquoi souhaite-t-il à ce point me protéger ? Je ne le connais même pas ! J'ignore tout de moi et de lui ! Je tourne à ce moment-là la tête vers l'arrière, jusqu'à voir l'un des miroirs. Sa surface se constitue d'eau, mais elle semble avoir la capacité d'être réduite en éclats, comme toutes les autres. Et si ce sauveur continue à se diriger là-bas, alors...

J'essaye d'ouvrir la bouche. J'essaye de parler. J'essaye de le prévenir. Mais je ne peux rien dire. J'en suis restreinte à regarder avec horreur ce miroir qui se rapproche, et sa superficie aquatique prête à imploser à notre contact.

- N'ayez crainte, my Lady. Ces miroirs ne peuvent être réduits en éclats. Nous allons entrer !

Entrer... ? Qu'est-ce qu'il veut dire par-là ? Nous allons traverser la glace ? C'est tout ce que je peux comprendre ! Ce n'est pas assez profond pour qu'on sache s'introduire dedans ! Je ne vois pas d'autre signification à ses mots...

Tous mes muscles se contractent.

Mon dos touche la surface fraîche et liquide.

- Je vous retrouverai, Mirai, my dear Lady !

Ma tête s'enfonce jusqu'à ce que ma respiration se coupe et que tout autour de moi disparaisse.

Mirai ? C'est donc... Mon prénom ?

Avenir... Je me souviens de cette signification... Mais rien sur cet être ou sur moi ? Pourquoi ?

Pourquoi est-ce que je ne me remémore pas l'essentiel ?

L'eau m'immerge complètement. Je suis perdue dans ses ailes de fraîcheurs. Je ne peux plus respirer. Et pourtant, je ne ressens aucune douleur liée à cette dernière information.

Tout ce que je sens, ce sont mes larmes. Mes larmes qui s'échappent de mes yeux pour se mêler à cette matière dans laquelle je coule.

Et sans réellement savoir comment, mes lèvres se mouvent enfin pour laisser ma voix, brisée, se faufiler entre elles ;

- Comment le pourrais-tu si moi-même je ne me retrouve pas ?