III

Les flammes virevoltaient.

Accroupis auprès d'un feu de camp, je m'efforçais d'attiser les flammes tout en cherchant la chaleur, et peut-être un peu de réconfort et de repos. Il m'en fallait bien un peu, même si la guerre, elle, ne se reposait jamais.

Mes yeux restaient accrochés aux étincelles que produisaient la fumée, et cette source de vie me parut soudainement plus que tout, destructrice. Ils osaient s'en servir pour consumer des âmes innocentes, et des toits ébranlés. Ses mêmes flammes avaient avalé des villages entiers. Il n'y avait pas de limite à leur cruauté.

Elle a su les déshumaniser.

Je suspendais mes mains au-dessus du crépitement des flammes qui vacillaient au rythme du vent, et Mao m'imita silencieusement.

« Que fait-on maintenant ? » demanda-t-il, sans quitter le feu des yeux.

Sa voix avait tremblé lorsqu'il avait prononcé ses mots. Quatre mots d'un banal anodin, et pourtant quatre mots essentiels à notre quête. La quête de la frontière jusqu'à la liberté et l'espoir d'une vie meilleure. Quand bien même le doute, l'angoisse et l'incertitude se mêlaient dans son questionnement, il avait tenté de garder une certaine dignité face à moi.

« On survit. » lui avais-je répondu, comme une évidence. Mais plus rien n'était évident. Rester en vie au milieu de la tuerie paraissait bien plus improbable que de parvenir à s'envoler du pays. Cela en devenait presque absurde.

Je levais les yeux vers le ciel tacheté d'étoiles, ce voile qui s'étendait sur une grande partie de notre planète couvrait de bien plus beau bout de terre que le nôtre. Un firmament infini que je rêverais de pouvoir étreindre un jour. Je songeais alors que quelque part, ailleurs, les gens vivaient pleinement leur vie, sans craindre de mourir demain, sans se soucier de ce qu'il pouvait se passer à l'autre bout du globe. Tous avaient bâti leur confort, tous s'étaient épris du matérialisme évasif, alors que d'autres cherchaient en vain un asile de paix.

Courir après la vie, se faire poursuivre par la mort chaque jour, sans répit. La mort déguisée en rouge, porté par une certitude humaine, détruire les vivants pour reconstruire l'humanité à leur image.

Jamais, je n'aurais cru vivre cela. Jamais je n'aurais pensé voir mon pays succomber sous les flammes de Satan.

Ils étaient les acteurs de ce massacre, nous étions les pions de leur scénario.

Nous tombions dans un sommeil agité, mais pour moi, une heure de sommeil suffisait lorsque je parvenais à le trouver. Difficile de se laisser bercer, quand on sait qu'on risque de ne plus se réveiller. Nous faisions tour à tour le guet, l'un gardait l'œil vif, inspectait les alentours, juste par précaution et pour nous rassurer, tandis que l'autre piétinait ce temps pour tenter de sommeiller.

Le matin, ce fut les rayons du soleil qui nous réveillèrent ainsi qu'une forte odeur de brûlé, un amas de poussière.

Mes paupières se soulevèrent pour batifoler à plusieurs reprises, avant de laisser mes pupilles se dilater sous la lumière de l'astre lumineux. Je tournais sur moi-même, cherchant des yeux mon compagnon de route, une quelconque silhouette mouvante pouvant m'aider. Rien. Personne. J'étais seule. Mais où était-il passé ? L'avaient-ils trouvé ? Rien qu'à l'idée d'y penser mon cœur se serra.

Non, c'était impossible, il ne pouvait pas... Pas lui. Pas maintenant.

J'hurlais son nom « Mao » comme on hurle à l'aide, une plainte, un cri lointain qui part en écho. Mais je n'eus aucune réponse, plus un son. Il avait disparu. Je me recroquevillais en position fœtale pour tenter en vain de me calmer, grattant de mes doigts sales la terre séchée, le temps était compté. Seule, j'avais moins de chances de rester en vie. À deux, tout n'était pas encore perdu.

Mais qu'allais-je faire maintenant ?

Il fallait tout d'abord que je cesse de paniquer, car rester ainsi ne m'aiderait en rien. Alors, je décidais de marcher à travers champs, déposant mon regard à droite et à gauche à chaque pas, de peur d'être repéré.

Soudain, des bruits de pas me talonnèrent, et la silhouette de mon suiveur se détailla sur le sol, projeté par l'aveuglante lumière du soleil. Une ombre. Il était seul. Un regard se posa sur moi. Je tremblais. J'avais peur de me retourner et de découvrir le propriétaire de cette ombre. Mais je pris tout de même le risque de faire volte-face, quand bien même je me savais vulnérable.

Un sourire de soulagement feignit alors mes lèvres.

"J'étais parti chercher de l'eau, et je l'ai trouvé..." souffla-t-il d'une voix brisée.

Mao était là. Il était revenu. Il ne m'avait pas abandonné. Mais il n'était pas revenu seul. Il tenait dans ses bras amaigris un oiseau blessé, dont les ailes au plumage doré ne pourront plus jamais lui permettre de voler. Un enfant meurtri par les balles, une moelle épinière sciée en deux et des yeux terrifiés par une violence qu'aucun gamin ne devrait voir un jour. Jamais. Il pleurait, suffoquait, sa respiration se faisait difficile. Mais nous ne pouvions plus rien pour lui. Il était trop tard.

« Comment t'appelles-tu ? lui demandais-je doucement.

- Joan. me répondit-il entre deux toussotements.

- Très bien Joan. Écoute-moi. soufflé-je tout en caressant son front délicatement. Il faut que tu te reposes.

- Ils vont revenir ?

- Qui ça ?

- Les hommes vêtus de noir... » murmura-t-il.

Mao le déposa doucement sur le sol terreux, tandis que mes yeux restaient impassiblement accrochés à ceux du petit garçon, qui ne demandait qu'à être rassuré. Ses yeux étaient empreints de l'innocence des premiers jours et du doute des derniers.

« Non, ils sont partis... C'est fini. chuchotais-je, calmement.

- Pour toujours ?

- Oui, pour toujours. » soufflais-je.

Une fois le corps frêle de l'enfant allongé à même le sol, Mao me tendit une gourde. Alors, j'en profitais pour me désaltérer et jouir des quelques gouttes d'eau qu'il avait su trouver. Puis, je laissais les quelques gouttes restantes au petit homme à mes côtés. Il me remercia d'un regard, avant de s'abandonner à mon étreinte pleine de compassion. Je pris l'initiative de lui faire un bandage au niveau des côtes, mais le tissu s'imprégna très vite de son sang. J'essuyais le rouge qui lui gouttait du dos, tout en m'efforçant de ne pas fléchir en m'abandonnant au désespoir de la mélancolie qui m'assaillait auprès de cet enfant déchu.

Nous décidions de rester camper sur cette terre hostile, jugeant que nous ne pouvions pas le laisser seul et que rien ne servait de se précipiter. Après tout, nous savions qu'elle était toujours là à nous scruter, tapie dans l'ombre, analysant chacun de nos faits et gestes.

C'est alors qu'un calme étrange flotta dans l'air, beaucoup trop calme à mon goût.

Je jetais instantanément un œil inquiet à Joan, qui semblait fixer le ciel de ses deux pupilles dilatées. Il ne tremblait plus, ne bougeait plus, ne respirait plus. Je lui touchais le front et tout ce que ma chair perçue fut le froid de sa peau, de ses os et de son sang.

« Joan ! » hurlais-je, alors que j'étais consciente que cela devait arriver.

Ce petit ange, avec qui j'avais eu la chance d'échanger quelques mots, des paroles et même un peu de chaleur humaine, quelques minutes auparavant, venait de rendre son dernier souffle tristement. Comme si un voile opaque s'était posé sur lui durant les quelques instants où nous l'avions involontairement quitté des yeux.

Plus jamais il ne souffrira. Plus jamais ils ne pourront lui faire du mal. Cela avait été une triste promesse. La mort venait de le libérer de la manière la plus ignoble qui soit.

Ils nous abattaient un à un comme du vulgaire bétail.

N'avaient-ils pas honte de leurs actes barbares ? N'avaient-ils pas de limites ? Bon sang, de quel droit osaient-ils tuer des enfants ? L'essence même de nos terres, le terreau de nos arbres, les graines de nos fruits, le sang de notre sang, la chair de notre chair.

La vie perdait tout son sens.

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