Chapitre II
Antti ne dormait que très peu ces derniers jours, et le soleil de Finlande était omniprésent durant la période d'été - cela n'aidait pas le jeune homme à s'endormir. Il s'était levé à six heures ce matin, et l'astre était déjà bien au-dessus de l'horizon. Il éclairait le ciel d'un bleu givre qui protégeait les étoiles de la vue des hommes jusqu'à ce que l'habituelle nuit noire de suie du pays ne reprenne ses droits - pendant les quatre ou cinq heures de monopole qu'elle obtenait face au soleil estival.
Travailler seul, dans le calme de son atelier ouvert, l'aidait à lutter contre les voix.
Il avait fait l'acquisition du local il y a cinq ans maintenant, et s'était forgé une réputation de luthier respectable auprès de la communauté, malgré ses 24 ans - il était plutôt jeune compte tenu de la qualité de ses instruments, et du savoir-faire dont il faisait preuve. Il était devenu assez populaire dans sa petite ville de campagne, même aux yeux des non-musiciens, en partie grâce au fait qu'il travaillait exclusivement depuis un local à moitié à ciel ouvert, débordant presque sur le trottoir, au contact des passants.
Tout le monde connaissait Antti et ses guitares, ses basses, parfois ses violons. Tout le monde savait qu'il s'appelait Antti Honkanen, qu'il avait vingt-quatre ans, qu'il vivait seul, qu'il était toujours très gentil avec tout le monde. Et le luthier s'en réjouissait; il n'avait jamais imaginé vivre une vie aussi paisible, et profitait de chaque instant de la journée.
Ce matin, quelques voitures passait sur la route devant lui, projetant d'inquiétantes ombres sur le voisinage en raison de l'angle du soleil. Antti sursauta lorsqu'il entendit le son bourdonnant d'un insecte qui s'efforçait de voler contre la moustiquaire de la porte dans son dos. Impossible de savoir quoi, mais quelque chose d'incommodant se trouvait dans l'air du matin. Le silence était complet, seulement ponctué de temps à autres de bruits divers. Sa peau lui piquait. Et, de manière irrégulière et brève, les voix revenaient.
Antti n'était pas fou. Il savait que les voix n'étaient que dans sa tête, que peut-être elles n'étaient que le fruit de sa fatigue, ou alors peut-être qu'il aurait besoin de voir un médecin si ça ne s'arrangeait pas. Mais les chuchotements - incompréhensibles - le hantaient. Des bourdonnements, des sifflements, des soufflements, comme si quelqu'un lui parlait dans une langue qu'il ne connaissait pas et attendait une réponse. Parfois, cela avait l'air d'instructions. Parfois, d'une conversation à sens unique, dans laquelle ses propres pensées n'avaient pas de poids; comme s'il était enchaîné à une chaise, questionné mais bâillonné.
Non - il décida que l'image était trop brutale. Il ne se sentait pas torturé. Juste... Un peu moins seul.
- Monsieur Honkanen, je me trompe?
Cette voix-là venait bien d'un autre être humain, bien qu'un accent - très subtil - lui fit se demandait si son locuteur était bien Finnois aussi.
- Pardonnez mes intonations. De toutes, le Finnois est la langue que j'ai pratiqué le moins ces dernières années.
Bingo. Antti esquissa un sourire, à la fois pour lui-même et pour le confort de l'homme qui s'avançait du trottoir jusqu'à lui, vêtu d'un costume bleu sombre et d'une cravate noire qui faisait briller une chemise blanche mieux repassée qu'aucun des vêtements du luthier. Il reposa sur une planche de bois la lourde pince dont il était en train de se servir et fit un pas en avant en se frappant les mains de sorte à ce que ses paumes, jeunes mais caleuses et crevassées par le travail du bois, puissent être en état d'en serrer d'autres, débarassées de la poussière et des échardes.
Et poignée de main il y eut.
- Je vous en prie, appelez-moi Antti. Honkanen n'est plus que le nom qui apparaît sur mes instruments, Monsieur...
- Hägstrom. Siare de prénom.
Siare Hägstrom. Un Suédois un peu plus vieux que lui, qui avait commandé une guitare aux spécificités plutôt exotiques et aux bois rares, il y a de ça quelques mois.
- Ah, Monsieur Hägstrom. De visite en Finlande?
- Plus ou moins. Mon travail me mène parfois dans de jolies contrées, j'ai trouvé bonne l'idée d'aller faire la connaissance de celui qui allait construire un instrument qui serait, au bout du compte, mien, pendant que j'étais dans le coin.
- Et c'est toujours un plaisir de rencontrer mes clients, mais...
Il désigna du menton la grande table où s'empilait de coûteuses planches d'ébène de Macassar, avant de ramener son regard sur le plan de travail principal, devant lui.
- Eh bien, elle n'est pas tout à fait terminée, termina-t-il en posa la main sur la planche qu'il travaillait, encore rectangulaire et vierge.
Lorsqu'il leva les yeux à nouveau, il trouva Siare la tête basculée en arrière, les yeux plissés vers la partie du ciel qui était directement au-dessus d'eux. Antti, sans un mot, leva la tête de la même manière, plissant lui aussi les yeux pour les protéger des rayons assassins.
Sa tête le martelait.
- Vous avez vu quelque chose? risqua-t-il, sans rien trouver d'autre dans le ciel que des nuages qui naviguaient rapidement dans la voûte, porté par un violent vent d'altitude.
- Je... Je ne suis pas certain, Antti. J'ai cru voir comme une lumière. Sans doute mon imagination et ma vision périphérique travaillant ensemble, termina Siare avec un ricanement gêné. Il ne baissait cependant pas la tête.
Ay'â ia ä ulkopuolella. Leth'uii! Ulkopuolella!
Les voix revenaient, et la tête du jeune homme semblait proche de la combustion spontanée.
Un nuage se décala pour rejoindre une autre zone de la voûte céleste.
- Monsieur Honkanen... Antti... Antti vous voyez ça? Est-ce que vous voyez la même chose que moi?
Ulkopuolella! Ulkopuolella!
Un éclair de douleur traversa le crâne du Finnois, par les yeux et jusqu'à la nuque.
Vi'e ulkopuolella!
Il hurla si fort que les arbres en perdirent leurs feuilles. Sa vision s'obscurcit et, alors qu'il se laissait tomber par terre, il entendit crier une nouvelle fois la voix dans sa tête, désormais clairement audible.
Ulkopuolella!
- Antti! Antti accrochez-vous!
Son corps frappa le sol, mais sa tête lui faisait plus mal que son dos. Il sombra dans les ténèbres de sa conscience, un nuage d'or aux volutes vertes comme dernière image rémanente dans sa rétine.
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