Troisième Partie
Sa grande taille combinée à sa maigreur et à sa musculature trop discrète donnait à David Setis une apparence inhabituellement disloquée. Son fils ne pouvait s'empêcher de penser à autre chose qu'à ce mot alors qu'il était assis sous le porche du chalet, en regardant son père profiter du soleil au bord du lac.
David Setis avait cependant cette trace de gentillesse sur le visage, parfois si sublime qu'elle ressemblait à cette trace de gentillesse que l'on retrouvait sur les visages des grands prophètes du monde moderne. Mais lorsque son faciès passait à l'ombre, et surtout au niveau de ses sourcils, il apparaissait ce ton effrayant sur ses rides et les découpures dans sa peau; un ton de mysticisme, de conjuration. Parfois, tard le soir, il enfilait le manteau du rêveur et s'asseyait silencieusement devant le feu, laissant son esprit explorer des lieux inconnus.
Il n'y avait pas d'électricité dans ce chalet, et l'éclat des lampes à huile s'amusait à déformer les traits des humains afin de les transformer en quelque chose d'inhumain. Et il était peut-être tard, et il faisait peut-être nuit noire, et les lampes avaient beau rire de leurs expressions, Simon avait bien remarqué que les yeux de son père s'étaient enfoncés plus loin dans son crâne, que ses joues s'étaient amaigries, et que le contour de ses dents se lisait sur la peau pressée autour de ses lèvres.
Le soleil commençait à se coucher lors de leur second jour à Rangeley Lake. La vie était solitaire ici, près d'un lac tout aussi solitaire, entouré par des bois d'un vert profond et d'un ciel qui faisait briller ses étoiles aussi fort qu'il le pouvait - sans doute pour impressioner l'eau en contrebas.
A l'intérieur du chalet se trouvait une cheminée, surmontée d'une tête d'élan aux cornes polies. Il y avait des armes à feu et des cannes à pêche sur les murs et des étagères supportant de la solide fiction Américaine - Twain, Melville, Stockton, et même une vieille édition de Bret Harte.
Une cuisine entièrement équipée et un four à bois leur fournissaient de délicieux repas, largement appréciés après une journée de marche dans les bois. Ce soir-là David Setis prépara un bouillon à la française avec tous les légumes qu'il avait à disposition. Ils mangèrent avec appétit, puis s'installèrent devant la cheminée pour fumer un peu. Ils discutèrent d'un voyage en Orient ensemble lorsque la porte de derrière s'écrasa contre son mur en laissant échapper un bruit d'explosion, et un vent glacial s'immisça dans le chalet, les faisant tous deux trembler.
'Une tempête', annonça David en se levant. 'Il y en a parfois, dans cette région, et elles sont violentes. Le toit pourrait s'écarter au-dessus de ta chambre. Peut-être voudrais-tu dormir en bas, avec moi.' Ses doigts cliquetèrent sur le dessus de la tête de son fils, puis il alla chercher dans la cuisine de quoi barricader la porte flottante.
La chambre de Simon se trouvait à l'étage, à côté d'une salle remplie de vieux meubles. Il l'avait choisie parce qu'elle était à l'étage... Et parce que la seule autre chambre était occupée.
Il monta les escaliers rapidement et en silence. Le toit ne fuyait pas; il était même absurde de penser que ça pourrait être le cas. C'était son père, une fois de plus, qui suggérait qu'ils dorment ensemble. Il l'avait déjà fait auparavant, en chuchotant avec un air audacieux, comme s'il proposait un défi; le défi de dormir ensemble.
Simon redescendit, toujours vêtu de son peignoir et de ses pantoufles. Il se tint sur la cinquième marche, en grattant sa barbe de trois jours. 'Je pense me raser ce soir. Pourrais-je utiliser ton rasoir?'
David Setis, habillé d'un long manteau de pluie noir et abrité par un large chapeau imperméable, leva la tête depuis le couloir. Un froncement obscur passa sur son visage. 'Bien sûr, mon fils. Tu dors là-haut?'
Simon acquiesça et enchaîna rapidement. 'Est-ce que... Est-ce que tu sors?'
'Oui. Je vais resserrer les ancrages des bateaux. J'ai peur que la tempête ne les emporte.'
L'aîné ouvrit la porte et la laissa se rabattre violemment après qu'il soit sortit, et ses pas résonnèrent sur le bois du sol autour du porche.
Simon finit de descendre lentement les dernières marches. Il vit la silhouette de son père passer devant l'encadrement d'une fenêtre, et un éclair l'imprima sinistrement contre le verre.
Il soupira profondément; un soupir qui lui brûla la gorge. Elle lui faisait mal et était sèche. Il se dirigea vers la chambre, et trouva le rasoir étendu sur une table en bouleau.
Alors qui tendit son bras pour l'atteindre, son regard se posa sur le sac de voyage de son père, déposé contre le pied du lit. Il y avait là un livre, à moitié caché par une chemise grise. Il était gros, à la reliure jaunie, et ne semblait pas avoir sa place ici.
En fronçant les sourcils, il se pencha et le ramassa, en prenant soin de ne pas déranger ni la chemise, ni le sac. Le livre était étonnamment lourd dans ses mains, et une légère, mais maladive odeur se dégageait de ses pages. Le titre du volume s'était effacé dans un indéchiffrable charabia de lettres d'or et Simon en conclut que l'ouvrage était non seulement ancien, mais aussi souvent consulté. A travers la couverture de devant était cependant collé un morceau de papier, sur lequel on avait tapé à la machine 'INFANTIPHAGI'.
Il retourna la couverture et fit courir ses yeux sur la page-titre. Le livre était écrit en français - un vieux français - mais il semblait pourtant tout à fait compréhensible pour le jeune homme. La publication datait de 1578, à Caen.
En retenant son souffle, il tourna une seconde page et lut le titre du premier chapitre: Vampires.
Il s'allongea sur le lit en se soutenant de ses coudes. Ses yeux n'étaient qu'à quelques centimètres des pages pourries, et ses narines remuait au contact de leur fétide odeur.
Il passa plusieurs paragraphes concernant la théologie, emplis de termes qu'il n'avait jamais rencontré auparavant, il survola vivement quelques mentions d'étranges monstres suceurs de sang, de leprechauns, et de vrykolakas. Il lut à propos de Jeanne d'Arc, de Ludvig Prinn, et récita à voix basse les dictons Latin d'Episcopi.
Il passa rapidement plusieurs pages successivement, ses doigts tremblants de peur et ses yeux s'accrochant d'eux-même à leurs orbites. Il vit de vagues références à 'Enoch', et vit les inquiétants dessins d'un ancien de Rome...
Paragraphe après paragraphe il lut: L'horrible témoignage d'Ant-Hill de Nider, le témoignage de personnes qui furent tuées dans les cris sur un autel; les récits de fossoyeurs, de juristes, de bourreaux et de pendus. Puis, de nulle part surgit un nom qu'il connaissait, au beau milieu de ces sombres vestiges: Uriel Setis, et il s'arrêta de lire, comme si une force invisible l'avait frappé.
La foudre tomba près du chalet et la pluie griffa les volets. Le profond grondement des nuages résonnait à travers la vallée. Mais il n'en entendit rien. Ses yeux étaient rivés sur ces deux courtes lignes que son père - ou quelqu'un d'autre - avait souligné avec un crayon rouge foncé.
L'exécution d'Uriel Setis, il y a quatre ans, ne met pas fin à la controverse Setis. Seul le temps pourra dire si le Démon en a terminé avec cette famille, où s'il compte la consumer de ses racines jusqu'au dernier né.
Simon continua à lire à propos du procès qui envoya Uriel Setis devant l'Inquisiteur-Général de Carcassonne; avec une horreur montante, il lut les preuves qui avaient envoyé cet ancien Setis au bûcher - un corps complètement sec, vidé de son sang, le corps qui avait été le jeune frère d'Uriel.
Inconscient de la tonitruante tempête qui s'était maintenant centrée au-dessus du lac, déboulonnant les volets et déracinant les arbres - oubliant jusqu'à son père, travaillant sur le lac sous une pluie d'inondation - Simon attacha son regard à l'imprimé flou des pages, enfonçant son esprit de plus en plus loin, au milieu des légendes d'un âge noir...
Sur la dernière page du chapitre il revit le nom de son ancêtre, Uriel Setis. Il posa un doigt tremblant sous les lettres afin de pouvoir concentrer son regard terrifié sur ces étroites lignes. Lorsqu'il eût terminé de les lire, il roula sur son dos dans le lit, joignit ses mains et ses lèvres laissèrent échapper une plainte, une prière murmurante, un pleur:
'Seigneur, oh, Seigneur... Seigneur et les tiens, protégez-moi...'
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