Première Partie


Cela faisait vingt ans que le jeune Simon Setis n'avait pas vu son père. Il entrait dans le hall de l'hôtel avec son habituelle élégance, de ce pas caractéristique des jeunes gens habitués à porter un costume trois pièces et à se présenter de manière conforme à un potentiel investisseur. Il avait cette élasticité de la jeunesse dans sa prestance et était d'une taille assez conséquente pour faire se lever les yeux lassés de l'homme qui se tenait derrière le comptoir.

L'employé le fixa avec un regard plein d'expectative et lourd des questions rhétoriques qu'il s'efforçait à répéter tous les jours:

"Bonjour, comment allez-vous, Monsieur?"

Simon s'éclaircit la gorge mais l'agitation et l'excitation qu'il contenait ne pouvaient s'empêcher de teindre sa voix d'incertitude.

"Setis. Simon Setis; je cherche mon père, David Setis. Il me semble qu'il a réservé ici. Il vient juste de revenir de Paris."

L'homme baissa les yeux sur une liste de noms. "David Setis est dans la chambre 712, au septième étage." Il releva la tête avec un sourcil relevé sur son front, attestant de son interrogation: "Vous comptez rester également, Monsieur Setis?"

Simon prit le stylo que le réceptionniste lui tendait et écrit son nom rapidement. Sans un mot de plus, négligeant jusqu'à sa clé et son numéro de chambre, il se retourna et s'avança rapidement vers les ascenseurs. Rien d'autre ne sortit de sa bouche qu'un simple soupir aux airs de prière durant sa montée vers le septième étage. Il se tint devant la porte 712.

L'homme qui ouvrit la porte était anormalement grand et d'une maigreur maladive, bien qu'adroitement sertie dans un costume noir serré. Il sourit avec difficulté. Son visage proprement rasé laissait se refléter la lumière du couloir sur sa peau pâle, presque livide, alors que ses yeux, d'un éclat bleu scintillant, se confrontaient à cette blancheur immaculée. Sa mâchoire avait une teinte bleutée.

"Simon!" Le mot était à peine chuchoté. Il semblait étrangler l'homme en silence, comme s'il avait été répété encore et encore. Simon Setis ressentit la gentillesse de ces yeux le pénétrer, et une seconde plus tard il était dans les bras de son père.

Un moment après, alors que les deux hommes avait regagné leur calme extérieur, ils fermèrent la porte et s'installèrent dans le salon. L'aîné présenta une boîte de cigares rares, et sa main tremblait tellement que le cadet dut mettre ses propres mains autour de la flamme. Ils avaient tous les deux les larmes aux yeux, mais ces yeux souriaient.

David Setis plaça une main sur l'épaule de son fils. "C'est le plus beau jour de ma vie", dit-il "Tu ne pourras jamais savoir à quel point j'ai attendu ce moment."

Simon, en plongeant son regard dans celui de son père, réalisa avec une fierté grandissante qu'il avait aimé son père toute sa vie, malgré toutes les horribles choses que certains disaient à son propos. Il s'assit sur le bord d'une chaise.

"Je... Je ne sais pas comment réagir", confessa-t-il. "Tu me surprends, Papa. Tu es si différent de ce que je m'étais imaginé."

Un nuage passai au-dessus du visage de David. "Que t'étais-tu imaginé, Simon?" demanda-t-il rapidement. "Un air maléfique? Un crâne rasé et des joues pendantes?"

"Non, Papa - Non!" répondit Simon en un instant. "Je ne pense pas t'avoir jamais visualisé. Je savais que tu serais un homme de grandeur. Mais j'ai pensé que tu aurais l'air plus vieux, plus comme un homme qui a réellement souffert."

"J'ai souffert, plus que je ne pourrais jamais le décrire. Mais te voir encore, et l'espoir de passer le restant de ma vie avec toi a plus qu'adoucit mes peines. Même durant les vingt ans que nous avons passés loin l'un de l'autre, j'ai trouvé une joie ironique en prenant connaissance de tes progrès académiques, et de ta carrière dans le football Américain."

"Alors tu as suivi mon travail?"

"Oui, Simon; j'ai reçu des rapports mensuels réguliers dès notre séparation. Depuis mon office à Paris, j'étais très proche de toi, j'essayais parfois de trouver des solutions à tes problèmes comme s'ils étaient les miens. Et maintenant que les vingt années se sont écoulées, le jugement qui nous tenait à l'écart l'un de l'autre est levé pour toujours. A partir de maintenant, nous serons plus proches l'un de l'autre que quiconque - à moins que ta tante Julia n'ait réussi sa sombre mission."

La mention de ce nom fit se refroidir brusquement les deux hommes. Il représentait, dans chacun d'eux, quelque chose qui leur rongeait maléfiquement l'esprit. Mais pour le plus jeune des Setis, dans son intense effort d'oubli de l'horrible passé, le nom et sa folie devaient être oubliés.

Il n'avait aucune envie de continuer la conversation sur ce sujet, car il trahissait une faiblesse intérieure qu'il haïssait. Avec une détermination forcée et une audacieuse levée de sourcils, il dit, "Julia est morte, et son idiote superstition est morte avec elle. Maintenant, Papa, nous allons profiter de la vie comme nous le devrions."

Le docteur Setis ferma ses yeux lentement, comme si une douleur perçante l'avait traversé.

"Alors tu ne te sens pas indigné?" questionna-t-il. "Tu ne partages aucune des haines de ta tante?"

"De l'indignation? De la haine?" Simon rit tout haut. "J'ai arrêté de croire aux histoires de Julia dès mes douze ans. J'ai su que ces terribles choses étaient impossibles, qu'elles appartenaient à une ancienne catégorie de mythologies et de traditions. Comment pourrais-je, alors, me sentir indigné, et te détester? Comment pourrais-je faire autrement que de voir Julia comme ce qu'elle était - une femme frustrée, méchante, maudite par une colère insensée envers toi et ta famille? Je te dis, Papa, que rien qu'elle ait pu jamais dire ne pourra venir nous déranger une fois encore."

David Setis hocha la tête. Ses lèvres étaient plaquées l'une contre l'autre, et les muscles de sa gorge retenait ses pleurs. Dans ce même ton doux, défensif, avec lequel il avait parlé plus tôt il reprit, hésitant.

"Es-tu si certain de l'état de ton inconscient, Simon? Peux-tu vraiment être si sûr qu'aucune suspicion, aussi vague soit-elle, ne viennent installer une prémonition dans ton esprit - une prémonition de danger?"

"Non, Papa - non!" Simon sauta sur ses pieds. "Je n'y crois pas. Je n'y ai jamais cru! Je sais, tout comme n'importe quel homme saurait, que tu n'es ni un vampire, ni un meurtrier. Tu le sais aussi; et Julia le savait aussi, mais elle était folle. Cette tâche sur notre famille est nettoyée, Père. Nous vivons un siècle civilisé. Croire au vampirisme relève de la pure crédulité. Enf-enfin! C'est trop absurde pour seulement y penser!"

"Tu as l'enthousiasme de la jeunesse," dit son père d'une voix plutôt fatiguée. "Mais n'as-tu pas entendu la légende?"

Simon fit un pas en arrière instinctivement. Il humidifa ses lèvres pour éviter qu'elle ne craquent, sèches. "La légende?"

Il énonça le mot dans un curieux chuchotis de douceur méfiante, comme il se rappelait que sa tante Julia l'avait prononcé si souvent.

"Cette horrible légende qui dit que tu-"

"Que je mange mes enfants?"

"Oh, Papa !" Les genoux de Simon cédèrent alors qu'il criait ces mots. "Ce... Ce ne sont que des histoires de fantômes! Nous devons oublier les délires de Julia."

"Alors tu en es atteint?" s'empressa de demander David en voyant son fils à genoux.

"Atteint? Evidemment que je suis atteint, comme n'importe quel homme le serait sous de telles accusations envers sa famille. Julia était dingue, je te le dis. Ces livres qu'elle m'a montré il y a des années, et ces contes folkloriques de vampires et de goules - ils ont brûlé dans mon esprit infantile comme de l'acide. Ils me hantaient jour et nuit dans ma jeunesse, et m'ont fait te haïr plus que la mort elle-même. Mais au nom de tout ce qui est sacré, Papa, j'ai trop grandi pour croire à ces choses, tout comme j'ai trop grandi pour mes vêtements d'adolescent. Je suis un homme désormais; tu comprends? Un homme, avec le sens de la logique d'un homme."

"Oui, je comprends." David Setis lança son cigare dans le feu et plaça une main sur l'épaule de son fils. "Oublions Julia", dit-il. "Comme je te l'ai dit dans ma lettre, j'ai loué un châlet dans le Maine où nous pourrons aller afin d'être seuls pour le reste de l'été. Nous pêcherons et marcherons, et peut-être même chasserons-nous. Mais d'abord, Simon, ma conscience doit s'assurer que la tienne est pure. Je dois être sûr que tu ne vas pas barricader ta porte pour la nuit, et que tu ne dormiras pas avec un revolver chargé sous le coude. Je veux être certain que tu n'es pas, en réalité, terrifié à l'idée d'aller là-bas, seul avec moi, terrifié de mourir-"

Sa voix s'éteint abruptement, comme si un mal-être millénaire s'en était emparé. Son fils arborait un visage de cire, de la sueur perlant dans ses sourcils. Il ne dit rien, mais ses lèvres étaient remplies de questions qu'il ne pouvait pas condenser en mots. Sa main toucha celle de son père, et il la serra.

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