Taehyung a enlevé sa casquette, c'est rare. C'est qu'il a un sacré sens de l'honneur, un code de conduite. Comme tout gangster qui se respecte, il ne l'enlève qu'en entrant chez les vieilles dames ou dans les églises. Dans la ville, on dit qu'il mérite plus son nom de chef, qu'il a déshonoré son père. En somme, qu'il n'est plus rien du tout.

La serveuse qui vient chercher sa tasse vide a un sourire aguicheur teinté de moquerie. Comme tout le monde, elle avait pourtant peur de lui, il y a à peine une semaine. Il lui redemande un café. Brûlant et bien serré.

À toutes les tables voisines, y a ses subalternes, ses acolytes. Ceux qui restent. La plupart l'ont abandonné après l'histoire du parc, ont craché à ses pieds malgré le flingue à sa ceinture. On savait bien qu'il tirerait plus. On savait bien que Jeon Jungkook pouvait lui demander n'importe quoi, et qu'il lui demanderait de garder l'âme propre. Quelle blague. Un gars des quartiers riches, un fils de contremaître, une sacrée honte. Ceux qui restent sont là depuis longtemps, mais ils se demandent tous combien de temps ça va encore durer. Et Taehyung ne se demande rien.

Il est seul à sa table et, dans le bar, y a pas de silence. C'est leur quartier général, leur endroit à eux, et les autres enchaînent les bières ou les verres de pinard. Y en a qui jouent au craps avec le fric qu'ils ont emprunté aux commerçants du quartier, y en a d'autres qui font un poker. Mais ils rient un peu moins, les autres. C'est que, même s'ils ont affirmé le contraire, leur nom a été roulé dans la boue. Ils ont pas choisi le bon camp.

La sonnette du bar retentit et la porte claque. Rares sont ceux qui tournent la tête. C'est Yoongi, évidemment. Le cousin, une sorte de lieutenant pour le chef déchu, plus vieux, plus sage, un conseiller, un ministre de la crasse. Lui aussi, il a une casquette en velours, noire comme la suie. Il s'assoit sur la banquette défoncée en face de l'autre, et on lui amène un whisky. Le regard de la serveuse a retrouvé une faible nuance de crainte.

- T'étais où, hier ?

- Chez ta mère, tu sais bien. Faut bien que quelqu'un aille la voir.

- T'étais où putain ?

Sa voix a quelque chose de cassé, quelque chose comme de la rage. Kim Taehyung a l'air d'avoir perdu vingt ans d'âge.

- Écoute, Taehyung, t'as été con. Un parfait abruti. T'as provoqué Park sans moi, et tu savais bien que ça risquait d'arriver. (Il murmure presque.) Et tu sais aussi que ça peut plus continuer.

La serveuse revient poser un café sur la table délavée. On peut presque voir ses oreilles traîner sur la moquette dégueulasse.

- Mais qu'est ce que tu veux faire ? On peut pas éliminer le problème comme ça. (Il a appuyé très fort sur le mot.)

- On peut pas ? Tu rigoles, dis plutôt que tu veux pas. Dis plutôt que t'es amoureux de lui. Je sais pas comment c'est arrivé, je m'en fous. Je sais juste qu'on va tous se faire tuer si tu te refais pas un nom dans la semaine.

Comme pour appuyer ses propos, la porte s'ouvre à nouveau. Elle ne claque pas. Et plus personne ne parle. Yoongi ne dit plus un mot, lui non plus, et boit son whisky cul sec sans plus de cérémonie. Quand la fille revient chercher le verre, il lui attrape le poignet.

- Barre-toi. Maintenant.

Elle écarquille les yeux. Tout le monde retient son souffle. C'est le climax de la scène, les couleurs sont saturées. On entend plus que le son étouffé des talons sur la moquette verte. On entend plus rien. Quelques respirations, les dès ont cessé de rouler. Y a encore le fric étalé sur la table. Tout le monde s'en tape. Un intrus est entré dans le bar.

Et puis l'explosion. Brève. Le gars qui vient de rentrer a tiré un coup vers la table du fond. La balle s'est à peine fichée dans le mur que Yoongi réplique déjà, sautant sur le comptoir.  Taehyung sait parfaitement qu'il n'a rien à faire. Quelques balles qui sifflent, des verres qui cassent. Une bouteille de vin éventrée teinte le sol d'un marron un peu sale. Enfin, Yoongi arrache une grimace à l'autre quand le plomb déchire son épaule.

- Vous aurez pas Kim Taehyung, transmets le message !

L'autre ne bouge pas. Il crache un peu de sang par terre en toute élégance. Une menace, voilà tout ce qu'il est venu lancer.

- On a pas peur des traîtres.

La deuxième fois, il hurle quand la balle troue son pied. Yoongi descend du bar calmement. Y a qu'un seul moyen de répondre à une provocation.

- On se casse.

Tout le monde se lève sans discuter, sauf Taehyung. On entend le raclement des chaises, les semelles un peu hâtées. On murmure à peine un au revoir. Et quand tout le monde est sorti, éparpillé dans les rues, faisant fuir les passants, Yoongi revient vers le leader déchu. Y a toujours le gars qui geint dans l'entrée, mais il pourrait pas s'en foutre plus qu'il ne le fait.

- Si je revois ce Jungkook, je le tue. Débrouille toi.

Et puis, en repassant devant la bouteille de vin écrasée, il souffle.

- En plus il nous a gâché une bonne bouteille, le salaud.

Et puis le lieutenant sort, laissant le chef seul avec ses pensées à la con.

Quand Taehyung remet sa casquette, son regard s'est vidé. L'autre avec son pied en sang ose même pas l'insulter quand il l'assomme avec sa crosse. Mais il paraît que c'est Yoongi qu'il avait envie de tuer.

- Je sais juste qu'on va tous se faire tuer si tu te refais pas un nom dans la semaine.

- On repart en guerre ?

- Oh non, non, non. Il va falloir un peu plus que ça.