Récalcitrant
Aussitôt mes empreintes marquées dans le sable du rond de longe, les oreilles du cheval se dressent.
Jusqu'à présent en train de galoper poitrail contre barrière, fou de sa captivité, il se stoppe, me fait face, trônant au milieu d'un nuage de poussière.
Il se tient fièrement à l'autre bout du cercle, les naseaux dilatés. Ses veines saillantes sillonnent sa tête brune et me mènent à ses yeux, ses yeux dont la noirceur m'arrache un frisson. Sa robe, alezan brûlée, est déjà maculée de sable sec. Ses poils, plaqués par la sueur, donnent l'impression qu'il a couru des heures durant. Sa prestance et son imposante morphologie font de lui un étalon terrifiant.
Au beau milieu de mon analyse fiévreuse, il se met à gratter le sol, secoue l'encolure, baisse les oreilles. Ses ronflements sont sa menace. Il s'apprête à charger.
Je perçois le hurlement d'une sirène, mais il est trop tard.
Je me précipite sur Johanna, inconsciente. Je ne perds pas mon temps à essayer de la ranimer et me contente de la soulever, un bras sous ses épaules, l'autre sous ses jambes.
— Ouvrez ! rugis-je.
Je la hisse contre moi, la maintiens avec fermeté. Elle n'est guère lourde, mais je m'enfonce dans le sol. L'adrénaline me propulse en avant. Je trébuche, ai à peine le temps de me glisser à l'extérieur du rond de l'enfer que six-cents kilos viennent s'exploser contre les grilles. La structure galvanisée tonne, tremble, autant que les hommes qui ont tenté de maintenir l'entrée fermée. Elle a manqué de se tordre sous la puissance de ce démon.
Puis, le temps paraît défiler au ralenti. Immobile, incrédule, je fixe la bête, qui tend le museau avec la ferme intention de mordre.
Mes amis sont arrivés. Loïc et Erwan me délestent de Johanna. Je ne dis rien, apathique. Je ne peux qu'espérer que ma patronne soit encore en vie, sans trop de séquelles. Julien et Morgane s'activent autour de moi. Ils me posent mille questions, intrus dans mon espace vital. Je les écoute à peine, trop focalisé sur cet animal sorti de nulle part, qui a bien failli nous tuer.
Une colère sourde sommeille en moi, accompagnée d'un sentiment que je n'avais jamais éprouvé face à un cheval : la peur.
Un hennissement enragé nous perfore les tympans. Il se retrouve néanmoins vite couvert par l'arrivée fracassante des ambulanciers.
Je me tourne enfin, remarque que toute l'écurie s'est réunie. Visiteurs et habitués sont écartés par les secours, mais tous assistent à la mise de Johanna sur le brancard.
C'en est trop pour moi, je m'éclipse. Je traîne malheureusement Morgane sur les talons, bien trop attentionnée. Je trace mon chemin jusqu'à Jeff, crie malgré moi :
— C'est quoi, ce foutu cheval ?! D'où vient-il ?!
Jeff, à l'écart, adossé contre la paroi extérieure de l'écurie, sursaute. Il était ailleurs, perdu dans ses pensées. Ses sourcils froncés se haussent l'espace d'une seconde, avant de reprendre leur courbe soucieuse.
— Johanna voulait... rendre service.
Sa voix est lasse, peinée. Je me mors l'intérieur de la lèvre, conscient de mon manque de délicatesse. Johanna est comme sa fille, un tel évènement doit être traumatisant pour lui. Je me souviens encore de ses réactions lors des débourrages, quand Johanna tombait des yearlings. Il était à chaque ruade au bord de la crise cardiaque. Alors là...
Je pose une main affectueuse sur son épaule.
— Pardon mon vieux.
Il ancre son regard larmoyant au mien. Son teint est blême, il articule avec difficulté :
— Ils emmènent Jo à l'hôpital, pas vrai ?
Je me contente d'acquiescer. Jeff se décompose, baisse la tête. Il pense peut-être que son béret cachera ses larmes, mais il ne trompe personne.
Mon état de panique se gèle, au profit de mon rôle de leader.
— On suit l'ambulance. Morgane, tu peux gérer le centre avec les autres ?
Morgane papillonne des cils, sidérée. J'ai ignoré la moindre de ses sollicitations, peu d'humeur à me faire plaindre, et voilà que je lui donne des directives, plus froid que jamais.
Sa mâchoire se contracte et je sais qu'elle n'apprécie pas la manière dont je la traite. Pourtant, elle s'incline, et lance du bout des lèvres :
— Ne perdez pas de temps.
Je suis presque content de quitter le club, son effervescence. Il y a suffisamment de chaos rien que mon encéphale.
Jeff se rend à ma voiture, le visage tiré par l'anxiété. Je récupère mes affaires, mes clefs, et cours. Je manque de renverser des passants, tant penser à Johanna use mon attention.
Je démarre en trombe, tente de rattraper la camionnette déjà avancée sur le chemin de terre. Jeff s'accroche à la poignée au-dessus de sa portière. Il fixe le paysage champêtre que nous quittons, puis les maisons alignées de part et d'autre de la route. Nous traversons quelques villages, suivant de près le véhicule blanc aux gyrophares, dans le plus sombre silence, avant d'atteindre le parking des urgences.
Je pile sur la première place libre.
— Un accident pour la journée, ça suffit, marmonne Jeff avec une pointe d'humour.
Je ris nerveusement. Nous sortons et nous hâtons à l'accueil. Une infirmière trie les dossiers derrière une rousse aux lunettes en papillon, qui prend notre requête, non sans cacher son agacement face à notre empressement.
— Vous êtes de la famille ? demande-t-elle.
— Non, mais elle n'a que nous, répliqué-je.
Son haussement de sourcil dédaigneux attise mon courroux. Je m'apprête à faire un scandale, ouvre la bouche...
— Si vous n'êtes pas de la fam... commence la secrétaire.
Sa collègue pose une main apaisante sur son bras, l'incitant à se taire. L'échange muet est clair : elle lui intime d'être conciliante et la rousse capitule. Je remercie l'infirmière en balbutiant, reconnaissant pour son empathie. Jeff me tire en arrière.
— Bon, ça suffit. Va en salle d'attente, tu es trop nerveux pour moi.
Comme nous pouvions nous y attendre, il nous est demandé de patienter. Ils promettent de nous tenir rapidement informé. Mais qu'importe le temps qu'ils mettront, ce ne sera jamais assez rapide.
Jeff s'assoit, fatigué. Son lumbago s'est certainement réveillé dans tout ce merdier. Quant à moi, je fais les cent pas. Il m'est impossible de rester statique, je risque d'exploser. Je réponds sans conviction aux messages de mes amis, qui s'inquiètent et ne savent pas quoi dire pour rassurer les cavaliers.
Je ne leur communique qu'une seule information : tenir les gens éloignés de ce cheval de malheur.
— Logan... assieds-toi, je t'en prie, tu m'épuises...
Pris d'empathie pour notre palefrenier, je me laisse choir sur une chaise en plastique. Il y en a plusieurs, incrustées dans les murs, de couleurs vives. Comme si cette note arc-en-ciel pouvait suffire à nous faire oublier les raisons morbides de notre présence ici.
Je me ronge les sangs de mille interrogations. Que se passera-t-il si elle ne se réveille pas ? Que deviendra le centre ? Que deviendrai-je ? Sa vie, le club et mon emploi sont compromis, tout cela à cause d'une bestiole cinglée. Mon pied tape nerveusement le sol, cependant je ne m'en rends compte que lorsque Jeff pose une main sur mon genou. Je le dévisage, reconnais en lui toutes les craintes en moi.
— Ne pense pas au pire, conseillé-je.
— C'est l'hôpital qui se fout de la charité, mon coco.
L'épuisement me retombe d'un coup sur les épaules. J'ai si peu dormi, mes paupières sont si lourdes... Je m'assoupis, ma dernière pensée allant pour cette étonnante soirée au Pangaré.
Lorsque mes yeux s'ouvrent à nouveau, ils croisent le cadran de l'horloge. Deux heures se sont écoulées en mon sommeil. Je me râcle la gorge, me tourne vers Jeff, lui-même somnolant, le béret rabattu sur le front.
Il se redresse en me sentant bouger.
— Le médecin a dit quelque chose ? je m'enquiers.
— Rien pour le moment, elle est en examen et il y a une urgence au bloc opératoire.
Je grogne, croise les bras sur mon torse. La salle s'est remplie de gens attendant eux aussi leur verdict. Égoïstement, je souhaite que Johanna passe avant eux tous. Mais d'un côté, si elle n'est pas en priorité, c'est que le danger n'est pas si prononcé.
En vérifiant mon portable, depuis la veille sur silencieux, je remarque plusieurs appels manqués de mes parents. Les pauvres ont dû se faire un sang d'encre, eux aussi. Je m'excuse auprès de Jeff :
— Il faut que je passe un coup de fil. Je serai dehors, préviens-moi s'il y a des nouvelles.
Il acquiesce. L'air dehors est chaud, lourd. Les nuages grisonnants au loin m'annoncent la venue proche de l'orage. Malgré tout, j'apprécie l'oxygène. Dans l'hôpital, les parfums aseptisés et la forte concentration des patients rendent le tout irrespirable.
Mon index glisse sur le contact nommé « maison ». J'entends une seule sonnerie avant d'être acculé par ma mère, totalement paniquée à l'autre bout du fil.
— Maman, c'est moi. J'ai vu que tu m'avais appelé. Je suis à l'hôpital.
— Quoi ?! s'écrie-t-elle d'une voix étriquée.
Je me rends vite compte que ma formulation n'était pas des plus rassurantes. Je m'empresse de recontextualiser le tout. Je bâcle mes explications, entre ses « mon chéri » et « j'étais si inquiète ». Je lui raconte l'horrible matinée, bien qu'étant moi-même peu au clair quant à la logique de cet évènement tragique.
— Tu me jures que tu n'es pas blessé ?
— Oui, maman, je te le promets. Ne te mets donc pas dans de pareils états.
— Comment veux-tu que je ne m'inquiète pas lorsque l'annonce d'un accident grave survenu dans ton club passe à ma radio et que tu ne réponds pas ?
— Les journalistes..., maugréé-je, toujours à sauter sur le moindre fait divers. Tu aurais dû appeler Morgane, tu as son numéro, non ?
— Oh... Je n'y ai pas pensé, fait-elle, penaude. Ne parvenant pas à te contacter, j'ai uniquement essayé de joindre Johanna... Je souhaite de tout cœur qu'elle s'en remette...
En me tournant, j'aperçois Jeff qui me fait de grands signes depuis le hall vitré.
— Justement, je vais bientôt être fixé... Je te laisse. Je t'aime.
— Moi aussi fiston. Surtout, tiens-moi au courant.
— Promis.
— On peut venir avec ton père, ce soir...
— Non, c'est gentil. Ça va aller.
C'est ce que j'espère au plus profond de moi.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top