Réajustements express
C'est la boule au ventre que je rejoins Jeff.
— Logan, c'est le docteur Hausser. Il s'est occupé de Jo. Je lui ai dit de t'attendre avant de...
Ledit médecin, dans la fleur de l'âge, accueille mon arrivée d'un hochement de tête. Son air est sérieux sans être grave. Je ne sais quelle conclusion en tirer et me pends immédiatement à ses lèvres closes, tendu comme un piquet. Je suis trop nerveux pour avoir le réflexe de lui tendre ma main ou simplement de le saluer oralement. Il ne me tient pas rigueur de mon manque de politesse et va droit au but :
— Les fonctions respiratoires de Johanna sont bonnes.
Un sourire rassurant réhausse son visage légèrement potelé.
— Mais... ? s'enquiert Jeff.
— Mais elle ne s'est pas réveillée.
— Je ne comprends pas... soufflé-je.
— Son diagnostic vital n'est a priori pas engagé, cependant elle est dans le coma.
Mon palpitant loupe un battement alors que le couperet tombe. Sa première approche paraissait encourageante, mais son dernier mot donne à l'échange une tournure plus haletante. Monsieur Hausser poursuit :
— Nous attendons le résultat des examens complémentaires. Le choc qu'elle a reçu à la tête est conséquent. Nous sommes uniquement capables de vous dire, à ce stade, qu'elle ne présente pas d'hémorragie interne.
— Quand est-ce qu'elle va se réveiller ? questionné-je, impatient.
— Nous ne pouvons pas le dire. Les réactions des différentes victimes ne dépendent pas d'une science exacte. Il va falloir que vous soyez patient.
Je m'échoue sur une chaise, dépité.
— Écoutez..., avance doucement le docteur Hausser. Il vaut mieux que vous rentriez chez vous. Laissez vos coordonnées à l'accueil, nous vous contacterons s'il y a du changement.
— Mais si elle est stable, nous pouvons aller la voir ! rétorqué-je.
— Il lui faut du calme, si on lui souhaite la rémission. J'espère que vous comprenez...
— Non, je... m'écrié-je.
— Oui, on comprend, me coupe Jeff. On comprend parfaitement. Tu laisses ton numéro, Logan ?
Je le dévisage. Dans ses iris, je m'aperçois rouge de colère. Je n'aurais jamais pensé me retrouver dans cet état lorsque je me suis réveillé ce matin. Jeff me lance un regard plus qu'insistant, me rappelant l'infirmière de l'accueil.
— Logan... essaie-t-il. L'écurie nous attend, ce n'est pas à ton équipe de nourrir les poneys.
Je ravale mon irritation et acquiesce. Jeff n'a pas tort.
Cinq minutes plus tard, nous quittons les lieux. Les poings serrés, je traverse le parking.
— Tu es sûr de pouvoir conduire dans ton état ? s'enquiert Jeff, qui clopine à plusieurs mètres derrière moi.
— Jeff, cesse de t'inquiéter pour moi, soupiré-je.
— À vrai dire... Je m'inquiète pour moi. Je risque ma peau aussi si tu joues au chauffard !
J'éclate d'un rire nerveux. Puis je regarde le sexagénaire et enfin, je sens la pression s'envoler de mes épaules. Je marche à son rythme jusqu'à mon pick-up.
— Merci Jeff, vraiment.
Le trajet du retour est lourd. Je réfléchis à toutes les formulations existantes pour annoncer la terrible nouvelle à mon équipe, ainsi qu'aux parents inquiets que Morgane avait passé la matinée à rassurer au téléphone.
— Je sais que ce n'est sans doute pas le bon moment..., amorce mon partenaire au béret, mais il faut qu'on réfléchisse rapidement à...
— Un moyen de maintenir le bateau à flot, complété-je. Oui, je sais. J'ai déjà demandé à Morgane d'annuler les cours de ce soir... Et je sais bien qu'on ne va pas pouvoir tout reporter jusqu'au réveil de Johanna.
— Que comptes-tu faire, alors ?
Je hausse les épaules, perdu.
— J'imagine que Johanna souhaiterait que j'engage un moniteur en remplacement.
— Tu ne pourrais pas assurer ces cours ?
— Ils tombent sur les heures d'entraînement de Cavalcade...
Soudain, la compétition pour laquelle nous nous préparions me paraît bien superficielle. Pourtant, elle est celle pour laquelle je me suis battu ces trois dernières années.
— Je vais en discuter avec mes élèves. J'ai plusieurs cavaliers qui viennent en cours individuels cette semaine, je n'ai pas vérifié s'ils empiètent sur les cours de groupe eux aussi. Je suppose qu'il me faut revoir mes priorités au vu de la situation...
Il hoche la tête, pensif. Qui ne le serait pas, à sa place ?
L'écurie apparaît devant moi. J'ai roulé mécaniquement, déconnecté de la réalité. Et je suis rentré, tel un automate, à ce qui s'apparente le plus à ma maison. Je refuse de perdre ce refuge.
Mes amis ont bien fait leur travail : l'allée et la cour sont désertes. En tirant le frein à main, je respire profondément.
— Va te reposer, Jeff, ordonné-je. Ménage ton pied, je m'occuperai des rations.
— Non. Si je reste sans rien faire, ce sera pire.
Je pince les lèvres, approbateur.
— Tu as peut-être raison... Mais fais gaffe, t'entends ?
— Promis, garçon. D'abord, je vais faire une petite sieste... Une bande de garnements a fait la java jusqu'à tôt ce matin, glisse-t-il avec un clin d'œil.
Je souris. Jeff s'assure toujours de mettre des boules quies lorsqu'il sait que nous sortons, les cascadeurs et moi, mais il n'hésite pas à me taquiner sur le sujet. Cette note d'humour remet de la légèreté dans mes pensées troublées.
Je l'observe boîter courageusement dans mon rétroviseur intérieur. Cet homme est un symbole de force et de persévérance qui m'a inspiré dès notre rencontre. C'est le genre de personne à refuser l'aide non par fierté mais par intime conviction de son indépendance. Il fait partie des murs et pas simplement parce qu'il habite l'appartement de l'écurie. Je ne me vois pas sans lui ici et c'est d'ailleurs l'une des raisons qui me pousse à ignorer sa démarche grinçante, malgré le soucis que je me fais pour lui : je me plais à l'inventer indestructible.
Nostalgique de l'époque pas si lointaine où tout allait bien dans ma vie et au centre, je m'extirpe de mon siège et claque la portière.
— Logan !
Erwan surgit, sa jument Kash sur les talons.
— Hey..., lancé-je sans enthousiasme.
— Mon pote !
Il balance la longe sur l'encolure de Kash et m'attire dans une accolade réconfortante.
— Johanna, ça va ?
— Je dois vous parler, à tous.
— Julien longe Génésis dans le manège et Loïc monte Sensas. Morgane est dans le bureau, suspendue au téléphone.
— Je sais... Je vais prendre le relais. Je vais chercher les garçons, retrouve Morgane et rejoignez-nous au manège.
— Oui coach !
Clefs en poche, j'emprunte l'accès principal, encadré par la carrière à gauche et l'écurie des poneys à droite. Le manège est au bout de l'allée. J'entrevois déjà le haut de la tête noire de Génésis qui dépasse du pare-botte.
J'ouvre les fils, hèle Julien. Il m'aperçoit, arrête l'andalouse aux crins d'ébène. Au fond, Loïc est concentré sur son hongre lipizzan, dont la blancheur éclatante contraste avec la ténébreuse jument qui déjà vient me saluer.
Julien se hâte. J'appelle Loïc, l'interrompant dans ses exercices d'incurvation. Il lance Sensas au trot. Je flatte le poitrail mouillé de ce dernier tandis que Loïc met pied à terre. Les deux visages de mes camarades sont tirés par l'inquiétude. J'anticipe leurs questions et résume :
— Je veux attendre que toute l'équipe soit là...
— Ça, ça sent pas bon..., constate tristement Julien.
— Je vois que vous les avez bien fait transpirer, ces deux-là, déclaré-je pour alléger l'atmosphère.
Je reporte toute mon attention sur les flancs trempés de sueur des chevaux. Ma tentative d'apaiser la tension sous-jacente est un échec cuisant. Julien et Loïc regardent dans le vide, songeurs.
— On est là ! clament de concert Morgane et Erwan.
Mes quatre élèves rassemblés, je me râcle la gorge et ne perds pas une minute supplémentaire :
— Bon. Il va falloir revoir notre organisation, car nous ne pourrons pas compter sur Johanna pendant une durée... indéterminée. D'après le docteur, son diagnostic vital n'est pas engagé... en revanche, impossible d'estimer le jour où elle se réveillera...
— Meeeerde..., jure Erwan.
— Elle est dans le coma ?! glapit Morgane.
— Pour le moment... L'hôpital doit m'appeler s'ils ont du nouveau, enfin vous connaissez la procédure...
— Qu'est-ce qu'on peut faire pour aider ? questionne Julien.
— On va peut-être devoir revoir nos heures d'entraînement... Et revoir mes ambitions à la baisse. Il va falloir que j'assure les cours de Johanna, du moins le temps que je trouve un autre moniteur...
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top