Pangaré

J'ai beau préférer la campagne, je dois reconnaître qu'Arras est une superbe ville. Les murs en grès s'hérissent vers le ciel de part et d'autre des rues pavées et le quartier historique me fait rêver. Tout juste éclairé de quelques lampadaires à la lueur vacillante, il a des airs mystiques.

Le claquement des talons de Morgane sur le sol accompagne notre avancée. Son cardigan se soulève au vent, divulgue son audacieuse combinaison turquoise. Elle nous devance tous, déterminée. J'ignore comment elle fait pour se tenir sur de pareilles échasses.

Le patrimoine cède sa place aux rues habitées et donc aux demeures flamandes, avec ce que je me plais à appeler les « toits escaliers », en raison des pignons à gradins. D'autres maisons au même style mais à bordures plus courbes jalonnent l'avenue. L'ensemble est fait de pierres et de briques, vintage et bucolique.

À mesure que l'on approche de la citadelle, l'excitation grandit, l'animation aussi. Bien que d'excellents piliers de bar, Morgane, Loïc et Erwan n'ont que peu mis les pieds au Pangaré. Julien et moi, encore moins. La motivation a su renaître dans mon corps fatigué. Nous perçons la foule qui se balade en contre-sens. Erwan aborde les jolies filles qu'il croise, puis nous rattrape en courant. Ses joues sont rosées, son ton satisfait :

— J'ai une touche, les gars !

— Pour changer, marmotte Loïc.

— J'aimerais avoir ton succès, fantasme Julien.

Erwan se rapproche du benjamin, bien maigre en comparaison du Don Juan, l'encercle d'un bras, ébouriffe ses cheveux et clame :

— Quand t'auras pris de la masse, jeune gringalet ! Tu verras, elles tomberont toutes !

— Laisse-le ! Il est très beau comme il est, rétorque Morgane. S'il était plus âgé...

Ses allusions sont esquintées par les railleries paillardes de Loïc et Erwan. Je peux parier que Julien rougit : il a toujours secrètement eu un faible pour Morgane.

Le paysage change une fois de plus. L'architecture se banalise, fonctionnaliste. La salubrité des immeubles contraste avec le charme des villas baroques dont les ombres nous avalent toujours.

Morgane tourne, nous entraîne dans une ruelle puis pile cent mètres plus loin devant une enseigne lumineuse :

— Tadaaam.

— C'est ici ? questionne Julien. Je me rappelle pas.

— Vu comme t'étais bourré, c'est normal ! Regarde au-dessus de ta tête, nigaud, se moque Loïc.

— Bon, on entre ? s'impatiente Erwan.

Je valide son initiative en poussant la porte. La sonnette nous trahit alors. Un serveur se précipite sur nous, avenant mais maladroit.

— Une table pour cinq ? suppose-t-il.

— Non... On va derrière.

Confus, il balbutie. Je pose une main amicale sur son épaule avant d'énoncer :

— On va se débrouiller. Merci pour tout.

Morgane se cramponne à mon bras :

— J'suis tellement contente que tu viennes enfin ! Tu vas voir, tu ne vas pas le regretter !

— Je vais juste vous regarder vous bourrer la gueule, en buvant un sirop...

— Oh, te plains pas ! On a toujours fait comme ça, pas ma faute si tu as joué de malchance. Puis tu boiras quand on sera rentrés.

Erwan s'approche du miroir, encastré dans le mur haut-dessus d'une petite table décorative, elle-même soudée à la paroi.

— Morgane... Je ne me rappelle plus comment ça s'ouvre...

— Tire sur les pieds de table. Faut pas avoir fait bac+5 pour deviner !

— Finalement, je suis pas le seul à qui la mémoire fait défaut ! charrie Julien.

— Gnin gnin gnin, singe Erwan, frustré.

Passifs, Loïc et moi attendons que le pan pivote. La musique s'infiltre jusqu'à nos oreilles, la chaleur nous monte aux joues. D'une enjambée, chacun s'immerge dans la période affriolante de la prohibition. La décoration est restée en temporalité : vieux murs grisonnants d'entrepôts, cadres aux clichés en noir et blanc, fauteuils sertis de velours rouge, cloison coulissante pour l'accès aux autres pièces...

Morgane trottine jusqu'à un divan pour nous réserver la place. Erwan s'approche déjà du bar, sa commande en tête. Je m'assois aux côtés de Morgane, qui love sa tête contre moi. Elle attire mon attention sur le mobilier, fait courir ses doigts sur la surface douce des assises. Cette fille s'émerveille du moindre détail : son apparence élégante de femme mûre contraste avec son enthousiasme juvénile. Néanmoins, sa bonne humeur permanente est bienfaitrice et l'avoir au bras flatterait n'importe quel homme.

— Je peux prendre votre commande ?

Je sursaute à la voix mielleuse qui a interrompu le flot de mes pensées. Une jeune femme se tient face à nous, dans une courte tenue bleu et blanche de type officier qui laisse un libre regard sur ses jambes élancées, elles-mêmes mises en valeur par un collant résille et des talons ouverts cirés.

Elle griffonne sur un calepin, à l'écoute des demandes de mes amis, qui s'expriment à tour de rôle. Elle glisse une mèche tombante derrière son oreille percée et je lui trouve un charme fou : ainsi inclinée, elle dévoile l'albe peau de son cou. Je déglutis, lutte pour ne pas reluquer la cambrure de son dos alors qu'elle se penche pour mieux entendre Julien, dans le brouhaha.

La musique lancinante, extraite du siècle dernier, résonne par-dessus les conversations.

Je me rends soudain compte qu'elle me fixe, ses lèvres charnues entrouvertes. Ses yeux en amande sont considérablement agrandis par de longs cils noirs papillonnants. La rondeur de son visage s'oppose à la rectitude de son nez, fin, géométrique. Même ses cheveux soufrés de violet sont incroyablement raides, répartis sur ses deux épaules.

Un coup dans mes côtes me fait redescendre :

— Et toi, tu veux quoi ?

Sans pouvoir détourner mon attention de la serveuse, je mâchonne :

— Hein ?

— Tu prends quoi ? reprend Morgane, insistante.

Dérouté, je cherche mes mots. L'inconnue se mord l'intérieur de la bouche, sous doute d'ennui. Ce geste impromptu fait ressortir ses fossettes.

— Une limonade, lâché-je d'une traite.

La tête de l'inquisitrice part légèrement en arrière de surprise et un large sourire transforme sa morne mine :

— Et... une limonade, rit-elle tout en notant mon souhait. Ce sera tout ?

J'acquiesce, essoufflé sans n'avoir fait aucun effort. À peine est-elle partie que j'ai droit à une flopée de remarque de mon groupe :

— La vache, Logan, comme t'as buggé ! Je t'ai jamais vu comme ça ! se moque Loïc.

— Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Tu la connais ? interroge Morgane.

— J'ai loupé quelque chose ? s'étonne Erwan, deux bières en main.

— J'crois bien que Logan a craqué sur la serveuse, émet Julien.

Et moi, comme un simplet, je suis incapable de riposter. Erwan explose de rire, pose ses chopes afin de ne pas renverser leur précieux contenant et me rue de coups taquins. Je le repousse sans conviction :

— Arrête, Erwan. Tu t'excites pour rien.

Il s'assoie, avale une gorgée, et murmure :

— Une minette qui déstabiliserait Logan, ça tient du mythe !

Déjà, je m'intéresse à ce qu'il se passe derrière le bar, où les responsables secouent les shakers et composent les cocktails et surtout, où le fruit de mon intérêt aligne les verres sur un plateau. Je vois Loïc se pencher vers moi du coin de l'œil.

— Mec... Sérieux. T'attends quoi pour aller lui parler ?

Je confronte mon ami au nez courbé et réponds, sans aplomb :

Qu'elle nous amène à boire.

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