Les bons conseils d'Erwan
Une cohue attire mon attention à l'extérieur : une foule d'une dizaine de personne a entouré Erwan, qui tente de les repousser tant bien que mal.
Je commets l'erreur de m'approcher et aussitôt, ce que je reconnais être des journalistes assoiffés de faits divers fonce sur moi. Readera recule. Je raccourcis mes rênes, appose ma main sur son encolure pour le rassurer. Les reporters, micros en mains, oublient complètement Erwan pour m'inonder de questions :
— Monsieur !
— Vous êtes bien Logan Le Calvez ?
— Monsieur ! Un mot sur l'accident d'hier ?
Je remarque uniquement à ce moment-là la file de camionnettes aux slogans médiatiques. La radio ne s'était pas contentée de relater l'incident, il fallait qu'elle envoie une horde de chroniqueurs sans états d'âme.
— Il paraît qu'elle est entre la vie et la mort ! Pourquoi n'avez-vous pas déjà piqué cette dangereuse bête ?!
— Des enfants circulent ici, avez-vous conscience des risques que vous leur faites encourir ?!
— Ce n'est pas un des chevaux de notre cavalerie ! riposte Erwan.
Bouche bée, je dévisage chaque individu. À mi-chemin entre incrédulité et rage, j'hésite entre cogner le visage du premier qui s'approchera encore d'un pas ou fuir.
— Quel est ce mystérieux cheval alors ? Où pouvons-nous le voir ?
Les caméras sont braquées sur moi. Readera monte en pression et piaffe. Sans m'en rendre compte, je confirme mon identité mais ne sais à qui accorder mon écoute tant ils se coupent la parole et vocifèrent l'un plus fort que l'autre. Erwan et moi nous fixons, perdus.
— L'écurie risque la faillite ? insiste un rondouillet blondinet.
Dépassé par les évènements, je ne reprends mes esprits que lorsqu'un flash m'éblouit brutalement et que Readera manque de se cabrer. Je hausse le ton :
— Arrêtez ! Je ne ferai aucune déclaration, maintenant éloignez-vous de mon cheval, vous ne voyez donc pas que vous lui faites peur ?!
Ils écarquillent les yeux, mais une brunette audacieuse surenchérit :
— Nous voudrions prendre le cheval en photo !
C'est l'intrusion de trop. Pour qui se prennent-ils, pour fouiner sans pudeur ni tact à la recherche d'aveux pour leurs satanés articles ? Il est hors de question qu'ils mettent leur nez là-dedans et fassent une mauvaise pub au club, il n'a pas besoin de ça. Je fais tourner Readera. Son encolure est raide, droite, et ses oreilles sont figées en arrière. Il roule des yeux, oppressé. Mon étalon a l'habitude du public lors de nos spectacles, mais pas d'adultes aussi étouffants à une cinquantaine de centimètres de lui.
— Allez-vous-en ! hurlé-je. Quittez cette écurie, vous n'êtes pas les bienvenus !
Ils campent sur place, peu décidés à nous foutre la paix.
— Vous avez entendu ce qu'il a dit ?! me soutient Erwan. Fichez le camp ou j'appelle les flics, c'est compris ?!
La menace fonctionne. Bien que lentement, ils retournent sur le parking, dans une nuée de messes basses. Je respire enfin et mon cheval cesse de tambouriner le macadam de ses fers.
— Merci, mec.
Erwan m'adresse une tape dans le dos :
— De rien. C'est normal. J'ai à peine garé ma voiture qu'ils se sont rués à mes fenêtres.
— Désolé...
— T'es pas responsable. Personne ne l'est.
— Avoir un cheval fou dans les pattes, ça va pas aider notre image, établis-je. Qu'est-ce qu'on va faire de ce maudit canasson ?
Mon ami hausse les épaules et s'en dédouane entièrement :
— C'est toi le gérant maintenant...
— Je me demande ce que Johanna aimerait, elle...
— Eh, Logan... Si elle n'en voulait pas, elle ne l'aurait pas fait rapatrier ici. Essaie de te renseigner, si tu trouves le carnet de santé du cheval, tu pourras remonter jusqu'au propriétaire.
— Et je ferai quoi, hein ? Je lui demanderai de reprendre son suppôt de Satan ?
— Ce sera surtout l'occasion d'en savoir davantage sur le possible accord qu'il a passé avec Johanna, et si tu peux l'honorer.
— L'honorer ?! Je ferais tout pour Johanna, mais hors de question que quiconque s'approche de ce cheval. Il a le démon en lui.
Erwan acquiesce.
— Tu m'attends ?
— Pour ? m'étonné-je.
— Tu vas t'entraîner, non ? fait-il en désignant ma tenue. Je selle Kash et je viens ?
— Ouais, ok. Je commence la détente.
Il s'esquive. Quant à moi, je vérifie le départ de toutes ces sangsues de rédacteurs. Une fois le parking désert, je me reconcentre sur ma volonté initiale : profiter de la carrière. Readera met du temps à se détendre. Ses sabots foulent le sable et dès que je le sens s'apaiser, j'en profite pour bondir et me caler dans ma selle. Puis, je lui demande un pas tranquille, qu'il ne semble pas décidé à respecter. Sa bouche est dure en réponse à ma sourde colère, qu'il perçoit sans aucun doute. Ses foulées sont moins aériennes qu'à l'accoutumée et il me livre plusieurs ruades.
Du trot, je passe rapidement au galop. Une fois mon destrier suffisamment échauffé et souple aux deux mains, je le positionne en parallèle de la lice. La puissance qui coule dans ses lignes directrices se propage dans tout mon être. Je ferme les yeux, profite de l'instant.
Je le retiens jusqu'à ce que je le sente prêt et le voilà qui bondit à vive allure : je m'accroche à mon pommeau, lâche les rênes et fais traîner mes pieds au sol avant de remonter en selle et de l'arrêter, pile devant la barrière extérieure.
— T'as une drôle manière d'attendre, toi ! raille Erwan.
Kash s'ébroue à la vue de Readera. Cette petite jument Criollo croisée Pure Race Espagnole a un superbe charisme et ne laisse pas mon entier indifférent.
— On va enfin s'amuser ! clamé-je.
Nous faisons trotter Kash et Readera côte à côte. L'allure est brouillon, parasitée d'hormones. Les encolures se secouent, l'énergie enflamme nos montures. Quelques voltes plus tard, Erwan entame une nouvelle conversation :
— Qu'est-ce qu'il s'est passé avec Morgane ? Elle est d'un sale poil... Quand j'ai mentionné ton nom, j'ai bien cru me faire décapiter !
Je le reluque, m'empresse de lui expliquer :
— Elle a appelé Michel.
— Oh... Sérieux ? grimace-t-il.
— T'étais au courant toi ? je demande en le scrutant.
— Euh... Ouais...
— Et ça te paraît normal ! me scandalisé-je.
— Arrête, mec... Ça partait d'une bonne intention...
— Mais de quel droit a-t-elle pris cette décision ?!
— Que tu l'aimes ou pas, Michel fait partie de la vie de Johanna. Morgane a juste essayé de... t'aider. Tu l'as chargée de répondre au téléphone, ce qu'elle a fait. Mais elle ne va pas mettre sa vie en suspens pour toi en permanence. Elle s'est sans doute dit que Michel nous viendrait au secours. On n'est pas en position pour refuser ça...
— Ce mec ne s'approchera plus des écuries.
— Tu ne crois pas que tu joues un peu trop les protecteurs ?
Je clos le sujet en lançant Readera au grand galop. S'en suit un dissimulé et Erwan effectue un vire-tourne. Je l'apostrophe :
— J'espère que tu t'es étiré avant !
— Tu me prends pour un débutant ? se révulse Erwan avec un air malicieux.
Nous nous entraînons une bonne trentaine de minutes. Les chevaux sont ensuite douchés, bouchonnés et regagnent leurs stalles.
Il m'incombe maintenant de passer mon temps au bureau. Morgane me cède sa place sans sourciller et disparaît. Elle a couvert la table et l'écran de l'ordinateur de post-it colorés.
Rappeler untel, Madame Y a annulé son cours... Je fais le tri dans les informations, téléphone et rassure les clientes.
— Oui, bien entendu, les cours sont maintenus. C'est moi-même qui m'en chargerai et dans le cas où un nouveau moniteur serait introduit, vous serez informés, cela va de soi.
Je passe également une annonce sur le site internet du club et ses réseaux sociaux, notifiant que les écuries recherchent un entraîneur qualifié pour une période à ce jour indéterminée.
— Logan ?
— Oh, salut Jeff ! Tu vas bien ?
Il soulève son éternel béret et gratte son crâne dégarni.
— Ouais..., consens-je.
— J'ai tout sauf envie de revoir cet homme, bougonne Jeff.
— De quoi parles-tu ?
— Michel. Il n'a jamais soutenu Johanna comme elle le méritait après...
Sa voix se brise.
— Donc Morgane t'a dit pour Michel.
Il acquiesce, la mine déconfite. Je le comprends : lorsque le père de Johanna est mort, il y a quatre ans, Johanna avait pris l'affaire familiale à bras le corps... sans le soutien de son mari Michel. Jeff s'était immédiatement précipité pour lui porter main forte mais Michel, qui avait fini par s'impliquer dans l'administration de l'écurie, s'était en permanence montré plus que désagréable. Il criait, n'était jamais satisfait et faisait tout pour évincer Jeff du poste, car il le jugeait trop âgé.
Johanna avait rénové l'appartement de l'écurie et Michel avait refusé d'aménager avec elle, ce qui avait exacerbé leurs tensions. Durant quelques mois, de séparation physique, de travail acharné, Johanna et Michel résidaient surtout au bord d'une véritable rupture. Là encore, c'est Jeff qui avait réparé les pots cassés en assurant la surveillance des chevaux.
Mais même réuni, le couple n'avait tenu que deux petites années, durant lesquelles l'ambiance au haras avait été plus qu'électrique.
Les cavaliers avaient été soulagés que leur histoire se finisse, malgré la flagrante baisse de moral de Johanna. Ensuite, nous avions suivi les réconciliations, les tromperies... pour respirer enfin à l'annonce du divorce.
Ces deux-là se rendaient malheureux au possible, leur relation était trop toxique.
Alors revoir celui qui l'avait tant fait souffrir, celui que nous craignions de croiser dans les couloirs, celui qui nous tapaient sur les doigts pendant les concours... Ça ne réjouissait personne.
— Michel ne mettra pas le nez ici. Il a renoncé à ses parts il y a deux ans.
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