Le genre de fille
Dans ses yeux clairs scintille l'audace. Elle se mord la lèvre inférieure, semble se réjouir de mener la danse, au sens propre comme au figuré.
Je n'ai pas envie de lui résister, aussi me laissé-je faire lorsqu'elle positionne mes mains sur ses hanches et me chuchote :
— Suis mes mouvements.
Ses mains placées sur mon torse me retiennent d'une proximité séductrice. Son bassin ondoie et son attitude change. Elle se concentre, fronce légèrement les sourcils. Elle tâche d'être un bon professeur, ralentit ses mouvements pour me permettre de les assimiler.
— C'est le pas de mambo, devant et derrière. Comme ceci.
Je suis gauchement la farandole de ses pieds.
— Tu ne te débrouilles pas si mal, déclare-t-elle avant de se détacher d'un bras et de cambrer son buste en arrière.
Le tour du cadran s'arrête, ses mèches brunes se suspendent, comme en apesanteur. La guitare et les claquettes tambourine et revient soudainement vers moi, un pas devant l'autre, enroulant ses jambes dans une avancée calquée sur la partition cubaine.
La cadence s'accélère : voyant que je me perds, elle me tourne vivement le dos et se laisse glisser contre mon corps en tension, les bras tendus.
Du coin de l'œil, je vois Loïc étouffer un cri de surprise : il se couvre la bouche, secoue sa main avec frénésie. Julien et Morgane se regardent en chien de faïence mais mon attention retombe sur la serveuse.
Cette dernière enchaîne, indépendamment, les plus beaux mouvements de salsa. Mais lorsque la chanson se termine, la chaleur s'éteint. Ève bat de ses cils à peine maquillés et lance, à peine essoufflée :
— Merci pour la danse. Maintenant, il faut que je retourne au bar.
— Ne peut-on pas parler ?
— J'ai d'autres clients à satisfaire ! gausse-t-elle.
— Et ton numéro ?
Elle m'adresse un clin d'œil mystérieux et s'éloigne sans une once d'hésitation. Planté comme un idiot au milieu de la piste, je me retrouve vite entouré par mes amis. Les réactions à chaud explosent dans mes tympans, alors qu'au bout de la salle, Ève se retourne et me regarde une ultime fois.
Erwan est de retour et c'est d'ailleurs le premier à s'enquérir de l'avancée des évènements :
— Petit cachotier ! Je ne savais pas que tu savais danser !
— Moi non plus, avoué-je en riant.
— Elle t'a livré une choré, mon gars ! Ouloulou ! se poile Loïc.
— Elle te prenait pour une barre de pole dance ! surenchérit Julien.
La simple idée de la voir encore plus dévêtue et évoluant autour d'une barre de fer me fait perdre la tête. Morgane ne partage pas l'allégresse grivoise de nos acolytes et je dois avouer que moi non plus. Évidemment, une part de contentement gonfle mon égo -entre autres-, mais j'ai du mal à tolérer la manière dont ils parlent d'Ève. Je coupe court à leurs scénarios lascifs :
— Bon, et si on commandait ? On est là pour passer une soirée ensemble, non ?
Ils approuvent, nous regagnons ensemble notre coin. Très rapidement, Loïc s'intéresse aux exploits d'Erwan.
— Y'a de l'argent en jeu ? devine le blondin.
— Ouaip, confirme Loïc. J'ai parié sur une fille bruyante.
— Moi sur une fausse maso, confie Julien.
— Eh, les gars, arrêtez un peu, s'énerve Morgane. Le seul jour où on pourra l'applaudir, c'est quand il nous présentera sérieusement une fille.
— Et ça, c'est pas prêt d'arriver ! m'exclamé-je.
Nous nous laissons choir sur le canapé. Erwan rompt le mystère :
— À moi le fric, vous avez tous les deux tort ! D'un, elle a mis les dents... De deux, elle voulait que je sois romantique.
— J'te paie un verre, ronchonne Loïc.
Un jeune, bien moins séduisant qu'Ève, vient sans tarder noter nos souhaits. Je reprends un soda, tandis que mes amis se font plaisir. Rendus joyeux par les mélanges tropicaux de rhum et de sirops, ils multiplient les blagues. Je ris, m'amuse, mais une partie de moi reste soucieuse.
Alors que Morgane et les garçons sont lancés dans des devinettes complexes, Erwan se rapproche de moi, passe un bras autour de mes épaules et me bouscule amicalement :
— Tu penses à cette fille, hein ?
Bien que mon premier réflexe aurait été de nier, j'acquiesce.
— Faut pas, mec. Une fille comme ça, si tu t'approches trop, tu ne l'oublies jamais, c'est le genre de fille qui rend amoureux. Le genre de fille qui rend fou.
Ses phrases se fraient un chemin jusqu'à mon cerveau, leur écho m'envahit quand mes yeux se posent à nouveau sur elle. Affairée au shaker, elle secoue avec force le contenu avant de le verser dans deux échoppes. En deux temps trois mouvements, elle décore ses cocktails de parasols miniatures et d'épais glaçons. Avec un sourire à faire tomber les nuages, elle pousse les verres sur le comptoir et encaisse la monnaie.
— Sinon... Vous n'avez pas trouvé Johanna bizarre, ces derniers jours ? s'inquiète Julien.
— Non, je la trouvais plutôt en forme, moi, conteste Erwan. Logan, un avis ?
— Pourquoi moi ? m'étonné-je.
— C'est toi qui en es le plus proche, déclare Loïc. Alors, dis-nous ?
— Si vous vous inquiétez pour le centre, les finances se portent bien. On ne risque pas d'être expulsés à la fin du mois.
— Vu comme tu nous mettais la pression pour le concours, je t'avoue qu'on en a un peu douté, avec les gars... concède Morgane.
— Je vous mets la pression parce que justement, c'est un concours. Ce n'est pas nos challenges internes du dimanche, mais une compétition nationale qui nous ouvrirait à l'Europe.
— Donc, Johanna va bien ? redemande Julien.
Je hoche la tête, repense à Madame Hubolls. Elle m'a énormément appris en monte. Elle m'a donné sa chance à l'époque, contre l'avis de son ex-mari, avec qui elle vivait encore. Je lui dois beaucoup.
Morgane me rappelle à elle en glissant un glaçon dans mon col. Je bondis de mon assise, surpris, gelé. Son rire chaleureux entoure ma mésaventure, alors que je lui ordonne de me l'enlever. Les gars surenchérissent, hilares.
Le cube a dévalé la chute de mon dos pour se nicher à la naissance de mon jean. Je me secoue, soulève mon haut.
— Mais aide-moi ! m'indigné-je.
Pliée en deux, une main sur son ventre, Morgane ne parvient pas à articuler une seule syllabe. Relativement souple et ingénieux, je me défais de la malédiction en pestant. Elle se jette dans mes bras pour s'excuser et je finis par me joindre à liesse ambiante.
Entre deux shots, ils me livrent leurs anecdotes d'enfance. L'alcool me permet de les découvrir sous un autre jour, sans filtre.
Morgane tangue légèrement en se levant pour se saisir du verre d'Erwan :
— T'as assez bu !
Ils se battent, en renversent un peu. Je rattrape de justesse mon amie, déclare :
— On va y aller, je ne peux porter qu'une personne à la fois !
— J'suis pas bourrée ! manifeste Morgane.
— Tu as commandé un thé, répliqué-je. Et quand tu commandes un thé alors que tu n'es même plus capable de marcher, c'est que tu es bourrée.
Elle écrase son index contre sa joue, plie ses lèvres d'un air pensif. Loïc et Erwan la chambrent amicalement, eux-mêmes bien amochés. Julien cherche mon approbation du regard puis nous servons tous deux de béquilles à nos amis éméchés, que nous rhabillons tant bien que mal.
On se fraie un chemin entre les groupes d'amis. Erwan fredonne, Morgane gigote encore sur la musique. D'un bras, je la maintiens. De l'autre, je pousse la matelassure et actionne l'ouverture de la porte. Nous quittons le repère en une enjambée et j'éprouve une once de regrets lorsque le mur se ressoude. Le Pangaré est derrière moi, tout comme Ève.
À une heure du matin, Arras est plus belle que jamais. Éventrée des lumières des habitations, la nuit est clémente. Un vent étonnamment chaud nous caresse entre deux ruelles. Pavés et macadam se succèdent jusqu'au parking où se trouve ma voiture, l'une des dernières encore stationnée.
Surmené par les gamineries de Loïc et Erwan, Julien s'échauffe :
— T'as tes clefs, Logan ? Sors tes clefs !
— Oui, oui, je les ai... marmonné-je tout en fouillant maladroitement les poches de mon manteau.
Mes doigts grattent une surface rêche. J'extirpe une boule de papier froissée que je sais ne pas m'appartenir. Distraitement, j'ouvre ma voiture. Morgane s'installe, aussitôt suivie de Loïc. Julien les suit en me grommelant :
— Je vais derrière mais mets quand même la sécurité enfant. On ne sait jamais.
Erwan quant à lui se penche vers moi. Il empeste la vodka pomme. Je déplie le bout de feuille sans lui prêter attention malgré la fétidité de son haleine. Ainsi, il découvre l'inscription en même temps que moi. Un numéro de téléphone est gribouillé, doublé d'un prénom.
— Ève, hein ? jase Erwan. Rappelle-toi ce que j'ai dit. T'es pas prêtpour ce genre de fille.
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