Elle, Ève

— Et voici, chantonne la serveuse.

Mes amis me font les gros yeux, me poussent à agir, à parler. Leur manque de tact m'exaspère, c'est tout juste si j'articule un « merci » quand l'inconnue pose ma limonade devant mon poing posé sur la table.

Un bouton de son haut s'est défait, allongeant son décolleté. Cela semble si peu la déranger que je me demande si ce n'est pas un ordre de son patron. Son uniforme impudemment remonté sur ses cuisses met en valeur ses fesses et pour la première fois, je me sens honteux de reluquer une femme.

Elle s'éclipse à nouveau et les reproches fondent sur moi :

— Mais elle était là ! s'exclame Erwan, incrédule.

— Je sais, maugréé-je.

— Bon, décrète Loïc, si tu n'y vas pas, je le fais à ta place.

— C'est vrai qu'elle est belle, approuve Julien.

— Vous avez gagné ! crié-je, trop fort, en me relevant brusquement.

Les clients du bar m'observèrent, entre étonnement et agacement. Je me racle la gorge, souris, puis réduis la distance qui me sépare du bar en quatre amples enjambées. Je fonce, bien décidé à ne pas me débiner, cette fois.

— Il manque des glaçons à votre limonade ? m'accueille la brunette, occupée à sécher un verre à l'aide d'un chiffon quadrillé.

— Je...

La musique me coupe l'herbe sous le pied, poussée à son maximum. Les jeunes crient, se précipitent sur l'espace visiblement destiné à la danse. Ma serveuse lâche un éclat de rire euphorique : ses joues se teintent de rouge, elle semble apprécier le brusque regain d'animation.

— Ève ! hèle un serveur depuis une table, tentant de se faire entendre par-dessus le bruit. Trois mojitos pour la huit !

— D'accord ! lui répond mon étrangère, s'activant déjà à la sortie de rondelles de citron.

La dénommée Ève me confronte, s'aperçoit que je suis toujours bouche-bée et s'excuse en un sourire :

— Je m'occupe de vous dans une minute.

J'acquiesce sans un mot, observe l'agitation florissante.

Ève... Ce prénom ne lui va pas. Il est trop strict, trop biblique pour son physique peu conventionnel et son manque apparent de pudeur. Un tel être ne peut se résumer à un nom si bref, si simple. Un tel être ne saurait être si éphémère.

Cette fille fait écho en moi. Physiquement, elle est différente de toutes les femmes avec lesquelles j'ai entretenu des relations. Plus fine, plus confiante, à la limite de la provocation. Elle paraît instruite, intelligente, que fait-elle à travailler dans un bar clandestin ?

Ce lieu si secret garde une femme à l'avenir prometteur entre ses murs. J'ai envie de la découvrir, de la connaître.

La plateforme s'est noircie de monde. Erwan est au milieu de la foule, déjà collé à une blonde enrobée. Loïc et Morgane se déhanchent joyeusement. Quant à Julien, il est mêlé au groupe mais se trémousse plus timidement.

Erwan me lance un clin d'œil, le pouce en l'air, tout en suivant sa proie jusqu'aux toilettes. Au vu de la poignée de main qu'échangent mes trois acolytes restants, je devine qu'ils ont lancé les paris. Personnellement, je mise sur dix minutes.

— Merci, ma belle.

Je pivote vivement.

L'employé qui avait interpellé la belle brune aux mèches violettes se saisit du plateau soigneusement préparé par ses soins et poursuit son service. Ève se rapproche à nouveau de moi et se pince les lèvres, amusée.

Je ne suis assurément pas le premier gars à l'aborder. De son point de vue, la situation doit être cocasse. Elle lève le menton en direction de Morgane et des autres :

— Vous ne rejoignez pas vos amis ?

— Non... réussis-je à articuler. Je venais vous parler. Ève, c'est bien ça ?

Elle me sonde de ses yeux bleus, à la carnation claire similaire à la mienne. Elle hoche lentement la tête :

— Tout à fait. En quoi puis-je vous aider ?

Une fois encore, les mots me manquent. Par chance, l'effervescence grisée m'illumine :

— Venez danser !

Un collègue derrière elle hoquette.

— Je ne peux pas, décline poliment Ève, inébranlable.

L'albanais d'une vingtaine d'années, un chignon ébène vissé sur le crâne, se place à ses côtés, sourit et déclare :

— Mais si. Vas-y. Je gère les commandes. Amuse-toi.

Il la pousse littéralement, taquin, l'emmène à contourner le comptoir. Elle le foudroie d'une œillade assassine, ce qui a pour effet d'amuser davantage le plaisantin.

— De rien, mec, me glisse le barman au creux de l'oreille avant de retourner à son poste.

Ève et moi nous dévisageons. Elle hausse les épaules, s'avoue vaincue :

— Alors allons-y.

Elle me précède sur la piste. Loïc et Julien se poilent, les voilà qui confrontent leurs pronostics à mon égard. Vais-je conclure ? Je n'en suis pas sûr. Ève brille de son indépendance. Elle m'apparaît inaccessible, ne rentre pas dans un réel jeu de séduction.

Sur le kick électro, Ève lève un bras et dodeline la tête. Je la regarde sa chevelure tournoyer autour d'elle. Elle stoppe net sa chorégraphie. Le morceau endiablé couvre sa prise de parole.

— Quoi ? beuglé-je. J'entends pas !

Elle se plante à cinq centimètres de moi. Grâce à ses talons, elle atteint quasiment ma taille.

— Tu ne viens pas ? s'étonne-t-elle.

Je ne dispose pas de réponse adéquate, déstabilisé par sa familiarité soudaine. Je l'ai invitée et je n'ai absolument pas le sens du rythme. J'écarte les mains de façon ingénue.

— Puisqu'on danse ensemble, je me permets de te tutoyer, décide-t-elle. Comment tu t'appelles, beau brun ?

J'étudie son sourire malicieux. D'un ton chaleureux, me penchant vers elle pour me faire entendre, je confie :

— Logan.

— Ce n'est pas commun, ça. Quelle origine ?

— Celte !

— Qui signifie ?

— Lumière. Et toi ? Croqueuse de pommes ?

— Non. Vivante.

Effectivement, elle en a l'air.

Des notes hispaniques provoquent une holà. Ève fait gambader ses doigts jusqu'à la naissance de mon col puis joue de son index pour me dire d'avancer. Sensuelle, elle se met à onduler.

J'avance, épié par Loïc et Julien.

— Je ne sais pas... commencé-je.

Ève enlace mon cou de ses bras, se met sur la pointe des pieds. Son souffle chaud m'interrompt et me file la chair de poule.

— ... danser ? hasarde-t-elle. Je sais.

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