Désagrément sur désagrément

- Ça y est, ils sont partis, m'informe Morgane.

Je suspends le pansage de Readera pour la remercier mais me reconcentre aussitôt sur mon étalon, dont la robe cuivrée brille sous les néons crépitants de l'écurie. La nuit est tombée et il est ma seule lueur désormais.

Il m'a accueilli avec douceur quand j'ai ouvert la porte, après avoir distribué le foin et les granules, me faisant presque oublier le drame de la journée.

L'équipe s'est montrée conciliante à l'annonce des futurs aménagements et ils ont eu la décence de ne pas me montrer ouvertement leurs inquiétudes. Ils ont autant à perdre que moi mais ils savent à quel point je tiens à Johanna, tout comme ils savent qu'il vaut mieux ne pas me froisser en de telles circonstances. Si Johanna était contrainte de cesser l'activité du club et de le vendre... tous les chevaux et les poneys partiraient, également. Julien mourrait si Génésis, sa demi-pension, s'en allait. L'âme de notre groupe s'en irait, elle aussi.

Morgane campe toujours à côté du boxe. Après moultes hésitations, elle se lance :

- Je te sens distant... Tu ne m'as pas adressé la parole de l'après-midi... si c'est à cause de ce qu'il s'est passé dans la salle de bain, je...

- Non, ça n'a rien à voir.

- Oh... okay..., murmure-t-elle.

- Écoute, Johanna est dans le coma, d'accord ? J'ai de quoi ne pas être bavard, tu ne penses pas ?

Je l'entends marmonner un « oui » peu convaincu et malgré le fait flagrant que nous n'avons plus rien à nous dire, elle ne s'éclipse pas. La voyant se mordiller la lèvre, je capitule en un soupir :

- Qu'as-tu à me dire, Morgane ?

- Hum... Il se pourrait que j'aie contacté Michel.

- Tu as fait quoi ?! rugis-je.

Morgane baisse les yeux et rougit. Je m'approche, sors du boxe. Brosse en main, je la confronte sans ménagement :

- Pourquoi t'as appelé cette ordure ?!

- Il méritait de savoir...

- Cet opportuniste va venir nous traîner dans les pattes ! Le club a quasiment fait faillite par sa faute !

- C'est tout de même son mari ! se justifie-t-elle.

- Son ex-mari ! rectifié-je, furieux. Qui l'a quittée pour une autre et lui a laissé le haras sur les bras !

Mon sang tambourine dans mes veines. Morgane n'est pas sans connaître mon avis sur la question, comment a-t-elle osé ?

- Il est allé la voir, je te signale.

Je serre les poings, mon ton dépasse ma volonté :

- Elle n'a pas besoin de ça. Il rend leur divorce interminable. Ça l'arrangerait bien qu'elle ne soit plus en mesure de s'opposer à lui.

- Mais tu entends ce que tu insinues ?! s'indigne-t-elle. Michel n'est pas un monstre, leur couple n'allait plus et il essaie d'être le moins perdant.

Je jette mon étrille dans ma boîte de pansage.

- Je sais que tu ne l'apprécies pas... Mais, au vu de la situation... il pourrait nous aider, suggère mielleusement ma co-équipière.

- Ce mec, tonné-je, ne franchira pas le seuil des écuries Hubolls.

- Tu agis comme un enfant.

- Et toi, tu ferais mieux de t'en aller.

La brune lève les mains en signe de reddition :

- Très bien, abdique-t-elle avec amertume.

Je lui tourne aussitôt le dos et saisis mon cure-pied.

- Dernière chose. Dors pas ici, d'accord ? Rentre et repose-toi. Tu n'as pas à porter toute la misère du monde sur tes épaules.

Je ne réponds pas et continue de ruminer jusqu'à ce que ses pas cessent de résonner dans mon encéphale.

Readera, la tête dans le foin, se détourne de moi. Je finis de lui curer les sabots et en termine avec les soins. En sortant des écuries, j'éteins les lumières mais au lieu de monter dans ma voiture et de partir, je contourne le bâtiment et m'approche du rond de longe couvert, dont Erwan a interdit l'accès par une vingtaine de plots et des grilles.

Son panneau improvisé « Gardez vos distances » me vole un rire : si seulement Johanna avait pu suivre ce conseil...

Je me suis tenu éloigné de ce cheval de malheur toute la journée, mais ma curiosité reprend le dessus : qu'a-t-il de si spécial, pour que Johanna accepte une telle charge de travail supplémentaire... le matin-même où elle devait se rendre chez son avocat ? Qu'a donc ce canasson d'assez particulier pour interpeler une femme qui se bat pour les indemnités de son divorce et la garde de son enfant ?

Des ronflements se heurtent aux parois boisées qui entourent les trois-quarts du rond de longe. En m'approchant, je discerne son ombre : l'animal gratte le sol nerveusement.

Soudain, le silence retombe ; il m'a entendu et se tient alerte. Je me glisse entre la structure galvanisée et l'intérieur de la construction, où est stocké du matériel de travail à pied. Je tâtonne le mur de mes doigts et appuie sur l'interrupteur. Les néons grésillent une poignée de secondes avant de s'allumer et d'envahir l'espace d'une accommodante lumière jaunâtre.

Le bai s'ébroue, trotte la queue relevée. Son regard exorbité me scrute et de la vapeur s'échappe de son corps trempé. Son souffle, lourd, sonore, crée, lui aussi, des nuages de fumée. Cette bête est en nage.

Je m'adosse à la barrière, l'observe. Le canasson est trapu mais démusclé, mince sans être squelettique. Sa robe est terne, couverte de plaque de boue et de poussière mélangée à sa sudation. Ce n'est pas un cheval très grand, 1 mètre 50 à tout casser, pourtant il est extrêmement imposant. Il n'a pas l'air vieux non plus. Un trois ans ?

Mon analyse est interrompue par un brusque départ au galop. Il sillonne la surface confinée de sa prison métallisée. Si les panneaux ne montaient pas jusqu'à deux-mètres, il les aurait sautés. Assurément. Ce fou furieux est prêt à tout pour se sauver.

J'ai beau travailler en écuries depuis des années, jamais je n'ai vu un cheval aussi sauvage. Il dégage quelque chose d'à la fois terrifiant et fascinant.

Sa montée en pression s'accompagne d'hennissements perçants. Le message est clair : il accepte très mal la présence d'humains. Un poulain des marais ?

- Que t'est-il arrivé pour que tu atterrisses ici ? murmuré-je.

Il fonce droit sur moi, oreilles couchées. Je fais instinctivement un bond en arrière. Le démon s'acharne, se cabre. Ses sabots tapent bruyamment contre les barreaux. La fureur de cet équidé est déconcertante.

- Tu vas te blesser à force de te jeter contre ça ! Arrête !

J'agite les bras pour le faire fuir... Tout l'inverse se produit ; il renâcle, pousse l'installation de son poitrail. J'ai confiance en la solidité de cette dernière, pourtant je viens à douter qu'elle reste en place, au vu de son acharnement. En le voyant si agité, je sais que nous ne ferons rien de cette tête de mule.

- Tu finiras à l'abattoir si tu n'es pas capable de te calmer. Sans Johanna, personne ne s'occupera de toi.

Je le quitte sur ces mots. Il est plus de vingt-et-une heure quand je franchis la porte de mon appartement.

La nuit défile lentement. Je dors à peine, trop tracassé par les pires scénarii pouvant survenir. Et si j'angoisse d'apprendre la terrible nouvelle au téléphone, c'est moi qui finis par appeler l'hôpital, tôt le lendemain matin.

- Monsieur, nous vous appellerons s'il y a du nouveau, faites-nous confiance, conclut l'hôtesse.

Elle me demande cordialement de ne pas insister et de laisser la ligne libre pour les réels appels d'urgence. Le manque d'évolution et mon manque de sommeil me mettent en rogne... Pourtant, je dois me résoudre à attendre, encore.

Je me réfugie à l'écurie. Trois propriétaires brossent leurs montures, je m'efforce de les rassurer, promets de les tenir au courant dès que j'en saurais plus pour Johanna. Tout le monde s'inquiète énormément pour elle... Tous l'adorent, ici. Personne ne voudrait d'un autre directeur.

Je récupère ma selle de voltige, mon tapis et mon filet puis retrouve Readera à son boxe. Rapidement, je le prépare et nous partons sans tarder en direction de la carrière. Quelques figures me défouleront.

- Qu'est-ce que tu fais ? s'étonne Morgane en me croisant.

- Tu vois bien, je réponds nonchalamment.

Elle me jauge de la tête aux pieds avec un air désapprobateur qui ranime immédiatement mon exaspération.

- Tu es entièrement crispé et je crois que tu as d'autres priorités...

Un silence froid s'installe ; elle se tient au milieu du couloir des stabulations et me bloque le passage.

- Pardon, mâché-je pour couper court au malaise.

Elle s'écarte mais assène :

- Tu ne devrais pas monter dans cet état.

Je la fixe.

- Quel état ? pesté-je.

- T'es en colère. Tu nous as toujours appris à garder nos distances avec nos chevaux lorsque nos émotions nous dépassent. Il est peut-être temps d'appliquer tes propres enseignements.

- Et qui va le travailler si je ne le fais pas, hein ?!

Elle déglutit, comme à chaque fois que je m'emporte face à elle.

- ... Moi, je pourrais.

- Ne sois pas stupide !

Elle a un mouvement de recul et croise les bras, offusquée.

- Si tu ne le montes pas un jour, il ne t'en voudra pas. Il a droit au repos, lui aussi.

- Je n'ai pas un cheval pour le laisser moisir au box.

- Alors mets-le au pré ! me répond-elle en montant le ton.

- Et qui réparera les clôtures qu'il cassera ? Ce sera toi, aussi ?! Ou te reposerais-tu encore sur Johanna ? Parce qu'au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, elle n'est plus là pour réparer nos erreurs, pour corriger nos oublis.

- Tu t'inquiètes pour elle, comprend-elle.

Pourtant, son timbre est plus empreint d'aigreur que de compassion.

- Toi, ça n'a pas l'air de te déranger, lui reproché-je.

- Excuse-moi de mettre de la distance avec cet incident. Excuse-moi de ne pas être aussi proche d'elle que toi.

- Si elle y reste, l'écurie aussi. Et ce n'est certainement pas Michel qui nous sauvera de cette merde !

Elle ignore ma pique :

- Oui, sauf que le médecin a dit qu'elle s'en sortira.

- Et si elle finit handicapée, incapable de gérer l'entreprise ?

- Tu extrapoles. Il n'en a pas été question.

- Elle est encore en examen.

- Logan ! se bisque-t-elle. Ça fait à peine vingt-quatre heures ! Les examens, ça prend du temps.

Je bougonne, poursuis mon chemin en un "soit." bien sec. Elle a rendu ma journée encore plus maussade que prévu.

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