Round 22

Degré d'oxygénation : 6 sur 10

Julian veut que je l'accompagne dans un salon de thé qu'il doit tester pour le magazine de sa mère. Evalyne aime bien réquisitionner des personnes lambda pour évaluer des endroits ou des produits. C'est une façon de récolter « l'avis du peuple ». J'ai bénéficié de nombreuses crèmes pour améliorer mon grain de peau grâce à ce système.

– Je n'y connais rien en thé, je lui rétorque au téléphone.

– Mais tu t'y connais en gâteaux. Et tu pourras juger la décoration et le service. J'ai besoin d'un avis féminin.

– Pourquoi tu n'y vas pas avec Carly ?

– Elle surveille sa ligne.

– Oh, je vois... je murmure, un immense sourire me barrant le visage.

– Ne crois pas que je ne décèle pas le sarcasme dans ta voix. Tu es en train de te fendre la poire, n'est-ce pas ?

– Pas du tout. Je compatis. Sérieusement.

– Ouais, c'est ça, réplique-t-il comme s'il prenait la défense de Carly, mais je l'entends sourire. Alors toi aussi tu surveilles ta ligne ou tu es prête à risquer de prendre cinq cents grammes ?

J'accepte parce qu'on ne refuse pas une dégustation gratuite de gâteaux. Mais je lui fais clairement comprendre que je viens pour rendre service et non pour subir un nouvel interrogatoire.

Le salon se situe à Duluth, entre un restaurant coréen et un institut de beauté. Je suis immédiatement conquise par l'endroit, même si Julian esquisse une moue perplexe face à la multitude de chaises roses. Il y a aussi un espace à l'ambiance japonisante avec des cloisons en bois et des balançoires en guise de sièges. Mais cet espace est exclusivement dédié à la dégustation de thé. Comme je suis venue pour les gâteaux, j'oblige Julian à s'asseoir sur un siège rose.

– Tu comprends maintenant pourquoi j'avais besoin de toi, observe-t-il en passant sa main sur la table en granit incrustée d'irisations. Je ne suis clairement pas le public-cible.

– Je suis sûre que lorsqu'on ressortira d'ici, tu te sentiras l'âme d'une vieille dame japonaise.

Il s'esclaffe. Je me rends compte à ce moment-là que son sourire m'avait manqué. J'attrape le menu et me planque derrière.

– Il y a des thés glacés, je l'informe. Mais je pense que ta mère préférerait qu'on teste des choses plus typiques. Tu préfères un Tung-Ting ou un Ti Kuan Yin ?

– C'est vraiment une question ?

– D'accord, je choisis pour toi. Passons aux desserts...

Julian s'empare de la seconde carte et choisit des gaufres. Je lui rétorque que c'est hors de question.

– Tu peux manger des gaufres n'importe où ! Il faut goûter les spécialités.

Les spécialités, ce sont les gâteaux au miel. De grosses éponges sucrées surmontées d'une garniture. Pour la bonne cause, on en choisit trois dont le Jenga Tower – un assemblage de briques sucrées de trente centimètres de haut – et le Strawberry Lovers – parce que les lectrices d'Happy Housewives sont d'incurables romantiques.

– Qu'est-ce qui te plaît chez Carly ? je demande en plantant ma fourchette dans une fraise.

Il soupire.

– Je ne suis pas d'humeur à t'écouter traiter Carly de haricot vert.

– Je ne l'ai jamais comparée à un haricot vert, j'ai juste dit qu'elle avait autant de consistance qu'un navet.

– C'est vachement mieux.

Un petit sourire lui échappe.

– Non, sérieusement. J'aimerais comprendre. Pourquoi tu sors avec elle ? Pourquoi elle et pas une autre ?

Il hausse les épaules :

– Elle est jolie, elle ne me prend pas la tête. Il n'y a rien qui cloche.

J'écarquille les yeux.

– C'est tout ? Il n'y a rien qui cloche. Ça te suffit pour aimer quelqu'un ? C'est comme si je disais : « Ce meuble n'a aucun défaut de fabrication, donc il est fait pour moi. »

Il fronce les sourcils.

– Est-ce que tu es train de comparer Carly à un meuble ?

– Non, je dis juste que parfois ce qui est parfait n'est pas forcément ce qui nous plaît. Moi je préfère un meuble un peu abimé qui a plus de charme.

Une lueur d'agacement durcit son regard :

– Chaque fois qu'on parle d'elle, ça se termine toujours de la même manière. Tu ne peux pas t'empêcher de la critiquer. C'est plus fort que toi.

Je proteste :

– J'essayais juste de te comprendre.

– Faux ! Tu essayais encore de me convaincre que je n'ai rien à faire avec elle.

Il détruit la construction de jenga d'un coup de fourchette.

– Concentrons-nous sur les gâteaux, ajoute-t-il pour adoucir l'ambiance. Alors quelle note mettrais-tu à la nourriture ?

– Hum... Neuf sur dix.

– Pourquoi neuf et pas dix ? me demande-t-il d'un ton sérieux, tout en me faisant signe que j'ai un peu de crème fouettée sur le menton.

Je m'empare d'une serviette pour l'essuyer.

– Parce que les portions sont trop grosses, je réponds. Regarde ta tour ! C'est pas cinq cent grammes qu'on va prendre, c'est trois kilos.

Malgré tout, je continue à manger tandis que Julian prend des notes dans son carnet. Pendant que je m'empiffre, un doute me traverse : Et si je mangeais pour deux ?

Au bout d'un moment, il regarde autour de lui, puis referme son carnet.

– Je crois qu'on a ce qu'il nous faut. Tu veux faire une ballade pour digérer ?

On marche jusqu'au centre historique, longeant un nombre incalculable de restaurants asiatiques. Lorsqu'on passe devant un magasin de guitares, j'observe Julian. Il ne regarde même pas la devanture et ça me fait un pincement au cœur. J'ai envie de le secouer et de lui hurler : « Arrête de faire semblant ! Tu ne peux pas tout renier ! » Mais je sais que cela dégénérerait en dispute et c'est la dernière chose dont j'ai envie. On finit par s'asseoir sur un banc près du centre des Arts où chaque année a lieu le festival d'Automne.

– Alors comment va ton frère ? me demande-t-il. Tu sais ce qui s'est passé finalement ?

Je lui raconte ce que ma mère m'a dit :

– Le policier qui a été appelé en renfort avait reçu une formation sur les problèmes mentaux et il a su trouvé les mots pour que Niels lâche son couteau. Il est resté quelques jours aux urgences psychiatriques. Il est revenu maintenant. Mais honnêtement ce n'est pas l'état de mon frère qui me préoccupe le plus en ce moment.

Il m'encourage d'un regard bienveillant.

– Je t'écoute.

Je regarde au loin un groupe de filles qui chahutent près de la fontaine. En ce moment, je donnerais n'importe quoi pour avoir encore une amie à qui parler. Parce que ce serait vraiment plus facile d'avoir cette conversation avec une fille.

– Je n'ai plus mes règles, je murmure en éprouvant autant de gêne que de soulagement parce que ça fait du bien de le dire enfin à quelqu'un.

– Depuis quand ? demande-t-il dans un accès de panique.

– Depuis... Tu sais... Cette fameuse nuit.

– Pourquoi tu ne l'as pas dit plus tôt ?

– Parce que j'espérais que c'était juste dû au stress. Je prends la pilule. Normalement je ne peux pas tomber enceinte. Mais...

– Mais quoi ?

– Ça m'arrive d'oublier de la prendre. Quand je suis réveillée par des cris de fou furieux, par exemple, mon premier réflexe n'est pas de penser à ma pilule.

– Il faut que tu achètes un test de grossesse, déclare-t-il comme si je n'y avais pas déjà pensé.

– Je ne peux pas. Toutes les vendeuses me connaissent. Qu'est-ce qu'elles vont penser de moi ? « C'est bien la fille de sa mère. Complètement irresponsable ! »

– Tu ne devrais pas penser à ça, me rétorque-t-il. C'est ta vie qui est en jeu, pas la leur. Mais je peux y aller si tu veux.

– Ça ne te dérangerait pas ?

– Non, elles vont penser que je suis un mec qui assume ses responsabilités.

Je lui adresse un petit regard dubitatif.

– Bon, d'accord, concède-t-il, elles vont penser que je suis un gros connard qui a mis une fille en cloque. Et alors ?

– Merci, je ne sais pas ce que je ferais sans toi.

C'est la première fois que je le lui dis, même si je le pense tous les jours depuis un nombre incalculable d'années.

– Tu te trouverais un autre mec pour aller chercher ce test à ta place, plaisante-t-il.

Je réprime la phrase qui me brûle les lèvres : Non, sans toi je serais déjà au fond d'un fossé.

– On s'arrêtera au Wallmart sur le chemin du retour, ajoute-t-il en hochant la tête d'un air inquiet.

Je ne peux m'empêcher de songer à l'année dernière où nous étions sur cette même place bourrée de monde. Il y avait de la musique country et un foodtruck. Dorothy du magicien d'Oz était venue chercher Julian pour le faire monter sur la scène. C'était très drôle parce que Julian ne sait pas danser, mais il avait joué le jeu parce qu'il n'a pas peur du ridicule. J'étais heureuse ce jour-là. Je ne connaissais ni Carly ni Sebastian. Je ne savais pas que tant de choses peuvent changer en l'espace d'une année. En l'espace d'une nuit.

Il pose une main sur le dossier, près mon dos.

– Alors... Est-ce que tu vas porter plainte ?

Je baisse la tête et ferme les yeux en me sentant atrocement mal.

– Tu ne comprends donc pas ? J'ai joué un jeu de séduction avec lui toute la soirée. Je l'ai dragué.

– Et alors ? Ce n'est pas parce que tu branches un mec que ça lui donne le droit de te forcer à coucher avec lui.

Il pose une main sous mon visage pour me soulever le menton.

– Tu n'as pas à te sentir coupable, affirme-t-il d'une voix douce.

– Mais je l'ai suivi jusque chez lui ! je proteste en le regardant droit dans les yeux. Qu'est-ce que tu crois que la police pensera de moi ? Que je ne suis qu'une salope qui n'a eu que ce qu'elle méritait !

– Je t'interdis de dire ça. Tu n'es pas une salope, c'est lui le salaud. Peu importe ce que tu as pensé de lui au premier abord, tu ne pouvais pas savoir à qui tu avais affaire.

Je sens ma gorge se serrer tandis que la vérité tambourine à l'orée de mes lèvres. Je m'efforce de ne pas hurler pour ne pas me donner en spectacle :

– Tu veux savoir ce qui s'est réellement passé ? Je ne me suis pas débattue. Je n'ai pas crié. Je me suis laissé faire comme une poupée de chiffon. Je ne voulais pas, mais je n'ai pas dit non. Voilà ce qui s'est réellement passé.

Il me dévisage d'un air sidéré. Je vois le « Pourquoi ? » s'agiter au fond de ses yeux. Et j'ai l'impression de dégringoler dans son estime.

– Tu vois, même toi tu commences à douter de moi, je lâche en sentant une infinie tristesse m'envahir. Laisse-moi tranquille avec cette histoire. Ce n'était pas un viol. C'était... Un truc glauque que j'aurais préféré ne pas vivre, mais je me suis mise dans ce pétrin toute seule. Maintenant je veux juste oublier.

Je marque un temps d'arrêt en repensant au test de grossesse. S'il est positif, je ne risque pas d'oublier. Et tout à coup, j'ai hâte de le faire. Hâte d'apposer le point final à ce cauchemar.

– On y va ! je décrète en me levant d'un bond.

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N'hésitez pas à commenter. J'aimerais surtout savoir si, vu la façon dont Autumn s'est exprimée, ça vous paraît logique qu'elle ait semé le doute dans l'esprit de Julian et que lui-même ne sache plus trop quoi penser de cette fameuse nuit.

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