Round 18

Degré d'oxygénation : 5 sur 10

Le lendemain, en ouvrant mon portable, je découvre un texto de Shen et un autre de Julian. J'ouvre d'abord celui de Shen.

Salut Miss. Tu viens avec moi à la fête de Trevor demain soir ?

Je pose une main sur mon front et je passe à celui de Julian. Il me l'a envoyé à une heure du matin.

Salut. Juste envie de savoir comment tu vas. Si je peux faire quelque chose pour toi, n'hésite pas.

Je pèse le pour et le contre en quelques secondes, puis je réponds non à Shen et j'ignore le texto de Julian.

Dans la salle de bain, je décide d'affronter le miroir que j'évite depuis une semaine. De toute façon, mon reflet ne me lâchera pas de sitôt. Ce n'est pas comme si je pouvais partir en forêt, le ligoter à un arbre et lui tourner le dos. Un jour ou l'autre, il faudra bien que je l'apprivoise.

Je me brosse d'abord consciencieusement les cheveux. Comme s'il fallait soigner le cadre. Dans un joli cadre, tout paraît plus élégant. Je l'ai lu dans le magasine de la mère de Julian. J'ai un microscopique espoir de me surprendre en bien, de me retrouver. Après tout, les autres me reconnaissent toujours. Personne à l'école ne m'a demandé si j'avais eu recours à la chirurgie esthétique ou si je me m'étais pris un camion en pleine gueule. Je ne dois donc pas être si différente.

Mais lorsque je soulève le miroir de poche, je me prends la vérité en pleine face et le choc me paraît aussi violent que d'être percutée par un poids-lourd.

Elle est toujours là.

L'écorce tailladée.

L'empreinte de la Nuit.

Je me force à sourire, mais rien n'y fait. Le leurre ne prend pas. Il y a dans ce visage trop de tristesse, trop de remords, trop de Pourquoi ?

Je repose le miroir. Je gomme soigneusement de ma mémoire l'image que je viens de voir et la remplace par un autre reflet que je pioche dans mes souvenirs. Celui du jour où Julian m'a embrassée pour la première fois. En rentrant, je m'étais empressée d'inspecter mon visage pour voir si quelque chose avait changé. J'irradiais littéralement. Comme si on avait déposé de la poudre d'or dans mes yeux. Ça me paraissait tellement flagrant que j'ai été étonnée que ni mon frère ni ma mère ne me le fasse remarquer.

Ça tambourine à la porte.

– T'en as pour longtemps ?

Je suis étonnée qu'il soit réveillé. Il est sept heures du matin, l'heure à laquelle il se couche d'ordinaire. Je suis encore plus étonnée qu'il prenne la peine de toquer.

Je n'ai pas le temps de répondre que la clinche grince. Il entre d'un pas décidé sans se soucier un seul instant du fait que j'aurais pu être nue. Il ouvre la porte de l'armoire et attrape un flacon de médicaments en grommelant. Un petit quelque chose s'éclaire au fond de moi. Je note mentalement : point positif de cette journée : Niels a décidé de reprendre ses médicaments.

Je noue mes cheveux en chignon lorsque j'entends une série de « ploc » « ploc » qui m'incite à tourner la tête. Et je vois les petites pilules tomber dans la cuvette des WC. Il tire la chasse puis me jette un coup d'œil :

– Tu as changé quelque chose à tes cheveux ?

Je me touche le crâne.

– Non, je me coiffe tout le temps comme ça. Pourquoi ?

Il me scrute quelques secondes avec une expression étrange.

– Je sais pas. T'as l'air différente.

Je reste stupéfaite. Alors lui aussi l'a remarqué. Lui qui se fout de tout, lui qui ne se préoccupe jamais que de sa petite souffrance, a tout de même perçu ce microscopique changement. Sans doute parce que lui aussi, un jour, a vu son reflet changer. Après son premier internement, il n'a plus jamais ressemblé à mon frère. Je ne saurais dire exactement ce qui s'est altéré dans ses traits, mais il a perdu tout charisme. Il s'est éteint.

L'idée de partager un point en commun avec lui me révolte et m'effraye au plus haut point.

– Tu n'aurais pas dû jeter tes médicaments, je le sermonne.

– Ils ont mis un logiciel espion dedans pour me contrôler, me rétorque-t-il.

Je me force à hocher la tête comme si ça coulait de source.

Niels ne prend ses médicaments que quand ça lui chante. Et quand il ne les prend pas, son état se dégrade, ses pensées deviennent de plus en plus farfelues. Ensuite, il atterrit aux urgences psychiatriques ou au poste de police. On l'y garde le temps qu'il se calme, à peine le temps pour ma mère et moi de reprendre notre respiration, puis on nous le rend, comme si nous étions les mieux qualifiées pour gérer le problème. En vérité, Niels n'est plus couvert par aucune assurance maladie depuis qu'il a dix-neuf ans, donc il ne peut pas bénéficier de soins à long terme. Pour aller dans un hôpital psychiatrique, il faut soit être riche – et alors on a accès à un centre de soins avec court de tennis et thérapies dernier cri –, soit être vraiment dangereux – et alors on se retrouve interné de force dans un asile sous haute sécurité. Niels n'est pas assez fou et surtout pas assez fortuné pour être pris en charge correctement. Une fois, il a même été incarcéré alors qu'il faisait juste une crise de démence. Il est resté trois mois en prison et en est ressorti encore plus perturbé.

Quand je descends dans la cuisine, mon regard bute sur le calendrier. Et tout à coup une angoisse me prend au ventre et remonte jusqu'à ma gorge. Je m'approche de l'affiche qui montre deux chiots assoupis parmi les fleurs. Je scrute la date comme si elle annonçait la fin du monde. Non, pas ça !

Si j'ai bonne mémoire, j'aurais dû avoir mes règles la semaine dernière. Je sais que la Vie ne m'aime pas beaucoup, mais elle n'est pas cruelle à ce point, n'est-ce pas ?

Je tente de me convaincre que ça ne peut pas arriver. Pas à moi. Je sais que c'est une pensée ridicule, que même les filles à qui ça arrive ont sans doute pensé ça, mais je m'y accroche dur comme fer. Je me dis qu'il doit exister une limite à l'horreur, un quota maximum de peines à endurer pour chaque être humain sur cette Terre. J'estime avoir atteint mon quota. Tout du moins pour cette année. Je veux bien qu'on m'envoie d'atroces souffrances pour l'année prochaine, mais là, tout de suite, non je ne suis pas prête à supporter une mauvaise nouvelle.

Mon cerveau décide de mettre ce retard sur mon état de stress. Parce qu'il n'y a pas d'autre réalité acceptable pour lui.

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Ce n'est pas la joie pour Autumn. Mais la question devait se poser à un moment ou à un autre...

Je vais poster un intervalle aujourd'hui pour compenser un peu.

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