Partition 4

Juste avant de partir, je lui envoie un message :

– Sois normal, s'il te plaît. Fais comme avant.

J'attrape mon sac, tout en cherchant ma respiration. Aujourd'hui, j'ai rendez-vous avec l'Espoir.

Lorsque Julian m'ouvre, il a l'air aussi bizarre que s'il m'avait rencontrée sur Internet et que c'était notre premier rendez-vous. Son regard est fuyant, il se cogne contre les meubles et attache une importance démesurée à me parler pour me mettre à l'aise, ce qui bien évidemment provoque tout l'effet inverse. Le silence n'a jamais été un problème entre nous, mais aujourd'hui on dirait qu'il a changé de texture. Chaque silence est comme une rugosité qu'il faudrait polir, adoucir par des mots. Après avoir chipoté aux rideaux du salon pour trouver le bon mélange d'ombre et de lumière, il s'accroupit près du lecteur de DVD :

– Qu'est-ce que tu veux regarder ?

Je lui jette un regard perplexe avant de comprendre qu'il est en train de reproduire le schéma-type des soirées où nous avons couché ensemble. Devant l'écran, nous commencions à nous embrasser tandis que ses mains se faufilaient sous mon tee-shirt – une fois sa mère a retrouvé mon soutien-gorge coincé entre les cousins du canapé. Puis il y avait toujours un moment où l'un de nous redressait la tête, tentait de reprendre son souffle et, désignant les escaliers du menton, murmurait d'une voix où pointait l'urgence :

– On monte ?

Ces mêmes mots sortent de ma bouche, mais ils résonnent moins comme une invitation que comme une résignation. Je ne veux pas stresser pendant deux heures devant un film en me demandant comment cela va se passer ni à quel moment cela va arriver. Je ne suis pas d'humeur à jouer à chocamis.

Julian range la pile de DVD qu'il vient de sortir et se relève, l'air un peu bredouille. Il glisse une main dans la poche de son jeans et m'emboîte le pas jusqu'à l'étage.

Le lit a été fait aussi impeccablement que s'il s'apprêtait à recevoir la visite du Sergent Caporal Chef. Je me rappelle le jour où il a réclamé à ses parents un lit double. Ça a été la négociation la plus embarrassante de tous les temps. J'étais là, parce que j'avais débarqué à l'improviste suite à l'odeur de brûlé qui hantait ma maison – ma mère s'était endormie en laissant le four allumé. J'étais dans le hall lorsque j'ai entendu le père de Julian se disputer avec sa femme dans la cuisine. Il se plaignait que son fils ne foutait rien à l'école, qu'il se croyait à l'hôtel et qu'il était hors de question de payer pour qu'il puisse s'envoyer en l'air.

Mes joues ont pris la couleur de la lave. J'ai cherché une explication dans les yeux de Julian qui m'a murmuré « Lit king size ». Je lui ai donné une petite tape sur le dos qui signifiait à la fois « Merci de vouloir nous offrir un grand lit » et « Je te déteste de m'imposer cette embarrassante situation ».

La conversation s'est interrompue à l'instant où je suis entrée dans la cuisine, mais j'ai tout de même eu le temps d'entendre la mère de Julian dire : « Tu ne peux pas empêcher ton fils de devenir un homme. » Puis tous les regards se sont braqués sur moi et le père de Julian s'est adouci. Il m'a pris dans ses bras en s'exclamant : « Ah, Autumn, comment vas-tu ? » Il prenait toujours soin de ne pas hausser le ton en ma présence ; il savait que j'avais déjà mon lot de cris à la maison. J'avais ma petite idée quant à la raison de sa contrariété. Il avait toujours joué un rôle de substitution vis-à-vis de moi. C'est peut-être pour ça qu'il n'appréciait guère l'idée d'un rapprochement intime entre Julian et moi. Il me protégeait comme sa fille.

Finalement le week-end suivant, je me lovais dans un lit double. Ce n'était pas un king size, mais c'était tout de même le paradis. La chambre de Julian paraissait avoir rétréci, mais notre cocon s'était agrandi.

À l'instant où je rentre, ce lit me paraît immense, incontournable. C'est comme si ces draps impeccables me disaient d'une petite voix menaçante : Nous t'attendions.

Julian semble tout aussi décontenancé que moi par ce lit qui nous observe, alors je m'assieds dessus pour lui fermer le clapet – au lit, pas à Julian – et je me force à enlever mon sweat.

Comme si nous étions le miroir l'un de l'autre, Julian ôte son tee-shirt à l'instant où je dévoile mon soutien-gorge. Nous enlevons le reste avec autant de lenteur. Son pantalon tombe au sol à peu près au même moment que le mien. Il est toujours debout au milieu de la pièce et moi assise sur le lit. Je ne peux m'empêcher de penser qu'avant c'est moi qui l'aurais déshabillé et vice-versa. C'est l'urgence qui aurait présidé à chacun de nos gestes. Et les draps qui m'accueillent ne m'auraient pas paru aussi froids.

Il se dirige vers la porte. Lorsque nous étions chocamis, nous ne nous posions jamais la question directement. Lorsque nous étions dans sa chambre et que l'un de nous avait envie de passer à l'acte, il se levait pour verrouiller la porte. Ce n'était pas pour éviter d'être surpris, puisque les parents de Julian étaient souvent absents. C'était un code pour dire : J'ai envie de toi. Si l'autre ignorait ce signal, nous continuions à rire et à nous comporter comme des amis. Mais, à vrai dire, il était rare que l'un de nous s'aventure à verrouiller la porte s'il n'était pas persuadé que le désir était partagé.

Je sais que j'ai demandé à Julian d'agir exactement comme avant. Ce que je n'avais pas prévu, c'est que le bruit de la clef tournant dans la serrure éveillerait en moi une onde de panique. C'est comme si un milliard de bulles d'oxygène venaient de quitter mon corps en l'espace d'une seconde. La pièce miroite quatre cents reflets de nuit. Et mes tympans sont cernés par cet unique bruit : Clic-clac. Le son par lequel mon cauchemar a commencé lorsque le coloc de Sebastian est parti. Mes jambes se mettent à trembler de façon incontrôlable. Je transpire dans les draps blancs. J'ai le cœur comme un Boeing 747 qui se cracherait inlassablement. BOUM-BOUM. Clic-clac. Je regarde Julian qui revient vers moi, ne portant qu'un caleçon. J'essaie d'absorber son sourire qui tente de me rassurer. Son regard semble murmurer : Ne t'inquiète pas. Tout va bien se passer. Je me raccroche à l'idée que je l'ai déjà fait cent fois avec lui, que c'est comme le vélo, ça ne peut pas s'oublier.

Mais c'est le reflet de Sébastian qui s'imprime en filigrane sur le visage qui me sourit. Leur légère ressemblance tout à coup me paralyse.

– Tu préfères que j'éteigne la lumière ? demande-t-il en levant une main hésitante.

– Non, je murmure.

Parce que nous ne l'avons jamais éteinte. Et parce que je sais que l'obscurité aime se repaître des cœurs affolés et donnerait vie à Sebastian bien plus que la lumière.

Il tire les draps pour me rejoindre et glisse immédiatement une main derrière ma nuque pour m'embrasser. Je ne sais pas pourquoi je suis aussi surprise de sentir sa bouche contre la mienne. Je n'avais pas anticipé ce baiser. Il était prévu que nous coucherions ensemble ; j'ignorais que nous nous embrasserions. C'est pourtant logique. Julian a toujours accordé beaucoup d'importance aux préliminaires. Il n'est pas du genre à me sauter dessus. Ce baiser me désarçonne tout autant qu'il me met en confiance. Après avoir laissé sa langue caresser la mienne, je glisse une main dans ses cheveux et lui mordille légèrement la lèvre inférieure. Il riposte en me mordillant la lèvre supérieure, puis sa langue revient jouer avec la mienne et je retrouve des sensations familières. Nos bouches se connaissent si bien. Personne ne m'embrassera jamais comme lui. Mon corps commence à se détendre un peu.

Pendant qu'il m'embrasse tendrement, je sens la main qui m'étreignait l'épaule glisser doucement vers mes hanches. Il s'attarde dans le creux de ma taille, en caresse la courbe comme s'il la dessinait. Je sens que la panique me guette. J'essaie de me concentrer sur les mouvements de nos langues pour oublier tout le reste.

Au fil des minutes, je sens que Julian, contrairement à moi, commence à se sentir plus à l'aise. Il bascule au-dessus de moi, tout en gardant un coude appuyé sur le matelas. Ses doigts deviennent plus aventureux. Ils vagabondent autour de mon nombril, puis m'effleurent l'intérieur de la cuisse. Avant, à ce stade-là, je serais déjà en train de me cambrer et de gémir. Pour le moment, mon corps est raide comme un morceau de carton, mis à part ma cuisse qui tremble un peu. Julian semble interpréter ces tremblements comme des prémices de désir, car ses doigts poursuivent leur chemin. Après avoir voyagé d'une cuisse à l'autre, ils accostent sur mon pubis. Une douce caresse qui me fait l'effet d'une agression sauvage. J'ai l'impression que tout va trop vite, alors que je vois bien qu'il prend son temps. Il suspend régulièrement ses gestes pour m'embrasser. Mais comme il n'est pas collé à moi, il ne peut pas entendre la cadence apocalyptique de mon cœur. Les avions qui s'effondrent inlassablement. BOUM-BOUM. Clic-clac. Lorsque ses doigts tentent une escapade à l'intérieur de mon corps, je gesticule comme si j'étais possédée.

– Pas ça !

– Désolé, s'excuse-t-il en retirant aussitôt sa main. Je voulais juste te chauffer un peu.

– Eh bien, chauffe-moi autrement.

Je m'en veux pour ce ton noir de reproches. Je sais qu'il tente de bien faire.

Il commence à semer de petits baisers innocents dans ma nuque, puis sa bouche dévale mon corps et ses lèvres se referment sur mon téton. La sensation n'est pas désagréable, mais je ne parviens pas à l'apprécier. Après avoir cajolé mes seins, son menton râpeux glisse sur mon ventre. Lorsque je comprends ce qu'il s'apprête à faire, je l'agrippe violemment par les cheveux au point de lui arracher un cri de douleur :

– Désolée, mais pas ça non plus.

Sa tête rejoint la mienne.

– Tu m'as dit de faire comme avant. C'est ce que tu préfères.

– C'est vrai... Mais vas-y direct. Ne fais pas durer le suspense, s'il te plaît.

Il me lance un regard interloqué :

– Tu es sûre ? Tu n'as du tout l'air prête.

– Si. Embrasse-moi encore, je lui souffle.

Je n'attends pas qu'il prenne l'initiative. Je fonds sur sa bouche pour retrouver la seule sensation qui me réconforte. Julian me caresse timidement le bas du dos. Je sens qu'il ne sait plus où poser ses mains. Je me colle à lui et c'est là que je réalise qu'il n'a pas d'érection.

Nous sommes dans une impasse.

La tête calée sur l'oreiller, Julian me jette un regard qui semble dire : « On arrête ? » Le lit semble tout à coup immense, inutile et presque désolé pour nous.

Je ferme les yeux et j'unis nos lèvres pour puiser ce courage qui me manque, cette audace qui a fui mais que je veux à tout prix retrouver. Comme un robot, je reproduis machinalement ce que mon corps autrefois faisait instinctivement : je me frotte contre lui jusqu'à ce que je le sente se raidir.

Heureusement, ça ne prend pas plus de trois minutes. La balle est dans son camp. Je roule sur le côté tandis qu'il retire son caleçon pour enfiler un préservatif.

Les avions recommencent à se crasher dans ma cage thoracique. BOUM-BOUM. Clic-clac. Voilà, il n'y a plus d'issue. Ou peut-être que c'est ça l'issue. Je vais coucher avec Julian et je n'aurai plus jamais peur.

J'attends. J'attends comme une petite fille qui ne l'aurait jamais fait. J'attends comme une poupée de chiffon à la tête désarticulée. Parce que ma tête n'est plus tout à fait là.

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