Partition 20

J'effectue le trajet du retour d'un pas lourd, le cœur criblé de tristesse, tout en me rappelant avec fatalité que nous sommes dimanche. Ce qui signifie que l'ambiance qui m'attend à la maison est digne d'un film de David Lynch. Bizarre et surréaliste à souhait. Parce que :

1) Mon frère considère le dimanche comme son jour de repos – ne me demandez pas pourquoi le dimanche serait davantage consacré au repos que les autres jours de la semaine vu qu'il ne travaille pas et que toutes ses journées se ressemblent. J'ai déjà eu cette discussion avec lui et je n'ai toujours pas compris. La seule chose que je sais, c'est que ce jour-là, il s'octroie tous les droits, il décompresse, parce qu'on est dimanche, il faut bien profiter, tu vois. Concrètement il met sa musique à fond et fait n'importe quoi.

2) Ma mère se prend une cuite tous les dimanches à cause du comportement de mon frère qui lui donne la migraine – là encore, ne me demandez pas pourquoi elle avale de l'alcool pour soigner son mal de tête. Ce n'est pas logique, je vous le concède, mais la logique n'est pas une notion utile lorsqu'on tente de comprendre ma famille. Parfois elle finit même par se mettre à danser sur la musique de mon frère.

Conclusion : rentrer chez moi est la dernière chose dont j'ai envie.

L'idée me prend tout à coup d'aller me balader dans les bois. Le calme de la forêt. Le murmure des oiseaux. Je croiserai peut-être un renard ou un raton-laveur. Je ramasserai quelques pommes de pin. L'automne a déjà commencé à repeindre le paysage. Certains arbres ont cette teinte mélancolique qui berce les cœurs brisés.

Soulagée, je trouve le courage de marcher pendant trois-quarts d'heure pour rejoindre le sentier qui me promet un dimanche tranquille. Je suis accueillie par un gros triangle rouge orné d'un point d'exclamation souligné du mot « DANGER ». Je ne peux m'empêcher de penser que ce panneau serait davantage à sa place sur la porte de notre maison.

Je m'avance en plissant les yeux pour décrypter ce qui est écrit.

Chasse autorisée.

Je fronce les sourcils, contrariée. Je n'ai pas le réflexe de faire demi-tour.

Je tends l'oreille pour voir si j'entends des chiens aboyer, des déflagrations ou des trompettes – enfin l'instrument qu'utilisent les chasseurs, je ne sais plus comment ça s'appelle. La forêt est muette. Il est possible que les chasseurs soient loin et que je puisse faire un petit tour, pépère, sans me prendre une balle dans la tête. C'est peut-être un ancien panneau qu'on a oublié d'enlever. Je regarde les dates qui indiquent les journées de chasse, ce qui ne m'avance guère, car je ne me rappelle plus quel jour on est. Le dix-huit, c'était hier ou c'est aujourd'hui ?

Je détourne la tête de l'avertissement en décidant que le dix-huit, c'était hier, et je m'élance vers la confrérie d'arbres qui m'accueillent, bienveillants, sous leurs rameaux.

Les feuilles mortes bruissent sous mes pas. La forêt sent bon la mousse, la fougère et le pin. Une odeur vivifiante. Je marche d'un pas tranquille en regardant autour de moi, tentant de me convaincre que c'est un beau dimanche et que je me balade ici de mon plein gré et non parce que je n'ai nulle part ailleurs où me réfugier.

Je marche depuis moins de dix minutes lorsque retentit un cor de chasse – le nom de cet instrument me revient subitement. Je me fige. La peur s'immisce autour de mon cœur comme du lierre qui s'entortille. Je tente de me rassurer en me disant que si je meurs, c'est que ça devait arriver. Puis je pense à Niels et à ma mère, et j'en conclus que ma vie, de toute façon, n'en vaut pas vraiment la peine.

Je me remets à marcher.

Pour le moment, je suis en vie, alors j'essaye d'en profiter au cas où ce serait mes derniers instants. J'ai peur, mais je continue à avancer comme si c'était un défi. Le danger me donne la sensation d'être deux fois plus vivante. Les odeurs, les couleurs, les sons, tout me paraît intense, d'une beauté émouvante. Quand la fatigue commence à m'envahir, j'avise un gros rocher tapissé de feuilles mordorées. Je m'y allonge et ferme les yeux, attentive aux bruits qui m'entourent. Des oiseaux babillent au-dessus de ma tête. Un ruisseau glougloute. Des branches craquent. Le vent discute avec les arbres. Le cor de chasse à nouveau retentit.

Je fredonne dans ma tête : Et si je m'allongeais ici, voudrais-tu t'allonger avec moi et oublier le monde ? Une larme coule sur ma joue.

Soudain un bruit violent ébranle mes tympans. Des chiens se déchaînent. Quelqu'un a tiré. Pendant cinq secondes, je demeure allongée comme si je les attendais.

Puis brusquement un vent de panique réveille tout mon corps et mes jambes touchent le sol. Je me mets à courir tandis que des larmes sillonnent mes joues. Je pleure parce que j'ai mal aux muscles, parce que j'ai mal au cœur, parce que je ne veux pas mourir, je veux revoir Julian, je veux encore l'entendre chanter, je veux rentrer chez moi, même si je ne sais plus où c'est chez moi. Les chiens hurlent dans mon dos. Des balles fusent dans les tréfonds de la forêt. Je pense à tous ces animaux qui n'ont pas d'autre choix que de rester ici. Moi j'ai la possibilité d'en sortir. Je savoure la douleur de mes muscles, la brûlure de mes poumons, les crampes qui me cisaillent les côtes et me rappellent que je suis en vie.

Lorsque j'émerge de la forêt, je me sens soulagée. Et pourtant je sais que je ne regretterai jamais cette ballade. Parfois il faut craindre de mourir pour réaliser qu'on a envie de vivre.

J'entame la côte qui me ramène vers mon quartier lorsque mon portable se met à sonner. Je l'extirpe de la poche de mon sweat, constatant au passage que nous sommes bien le dix-huit, même si je n'avais plus le moindre doute.

– Allo ? je réponds d'un ton sec à Julian.

Il reste silencieux un instant, puis demande :

– Comment ça se fait que ce soit aussi calme chez toi ? Je n'entends pas la musique.

– Parce que je ne suis pas chez moi. Je suis allée faire un tour dans les bois. C'est jour de chasse.

Je ne sais pas pourquoi je lui donne cette information, mais je sais que ce n'est pas innocent.

– Quoi ? se met-il à hurler. Dis-moi que tu as fait demi-tour.

La panique dans sa voix me procure une certaine satisfaction. Maintenant il sait ce que ça fait d'avoir peur de me perdre.

– Pas tout de suite, je réponds calmement. J'y suis restée une petite demi-heure. J'avais besoin de prendre l'air. Je me suis demandé : qu'est-ce qui est pire entre rentrer chez toi et pénétrer dans ces bois ? De quoi as-tu le plus peur ?

– Et ça t'a paru moins pire de risquer de te prendre une balle dans la tête ? hurle-t-il d'un ton épineux de reproches.

– Oui. Sur le moment, ça m'a paru beaucoup moins effrayant.

Une seconde de silence s'installe, puis sa voix murmure avec douceur :

– Oh, Autumn... Je ne savais pas que c'était à ce point-là.

– Et bien maintenant tu le sais, je rétorque sèchement.

– Promets-moi que tu ne le feras plus jamais.

Je laisse le silence fleurir et s'épanouir dans le combiné.

– Autumn ? Pourquoi tu ne dis rien ?

– Je n'aime pas les promesses, tu le sais bien.

– Oui, mais là, j'ai besoin que tu me le promettes.

Son ton est suppliant comme celui d'un gamin qui demanderait à sa mère de le rassurer sur l'absence de monstres sous son lit. Mais les monstres sont bien là, en moi, de vieux démons qui tournoient. L'attrait de la mort. Je ne peux pas lui promettre de m'en débarrasser.

– Écoute, c'est ma vie. Tu n'as aucun droit sur ma vie. C'est moi qui décide.

– Non, je ne suis pas d'accord. Tu ne peux pas faire n'importe quoi sous prétexte que c'est ta vie. Ce que tu fais de ta vie affecte directement ton entourage.

– Ils ne font rien pour moi, je ne vois pas pourquoi je devrais penser à eux.

– Je ne parlais pas de ta famille. Promets-moi que tu ne mettras plus jamais ta vie en danger.

Cette fois, son ton est autoritaire, impérieux. C'est celui d'un père ou d'un juge. Ce qui me donne encore plus envie de me rebeller.

– Je la mets en danger tous les jours, tu sais. Je pourrais m'étouffer en mangeant mes céréales le matin. Je pourrais m'électrocuter avec le grille-pain. Je pourrais me faire renverser en traversant la route. La vie est un danger permanent pour tout le monde.

Il souffle et je devine l'agacement sur son visage.

– Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Arrête de jouer sur les mots. Ne fais rien de volontairement dangereux, d'accord ?

Cette fois, l'inquiétude dans sa voix me touche. Mais je m'obstine à lui tenir tête :

– Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je devrais t'obéir ?

– Parce que je t'aime.

La déflagration survient à ce moment-là. Ce coup de tonnerre que j'ai guetté avec appréhension lorsque je m'enfonçais dans les bois. Cette chose qui s'enfoncerait dans mon crâne et ne me laisserait pas indemne. Cette impression de basculer, de perdre à moitié connaissance et d'atterrir sur un petit nuage cotonneux. Un mélange de douleur et de délivrance.

Julian m'a fusillée par trois petits mots.

– Pourquoi est-ce que tu me dis ça ? je lui reproche d'un ton furieux.

– Parce que c'est vrai.

– Non pourquoi est-ce que tu me dis ça maintenant ? Pourquoi a-t-il fallu attendre que j'aille me balader dans les bois un jour de chasse pour que ces mots sortent de ta bouche ? Ce n'est pas juste. C'est du chantage affectif.

– Pas du tout. Je t'aime depuis toujours et tu le sais très bien.

– Non, je ne le sais pas. Tu ne me l'as jamais dit.

– Et toi ? Rappelle-moi la dernière fois où tu me l'as dit ?

– Je ne te l'ai pas dit parce qu'il ne faut jamais le dire en premier.

– Ah ouais ? Où est-ce que tu as lu ça ? me demande-t-il d'un ton railleur.

– Je ne l'ai lu nulle part. C'est inscrit dans mon code d'honneur.

– Tu ne m'as jamais parlé de ce code d'honneur. Comment pouvais-je le deviner ?

Mon cœur se met à tambouriner.

– Parce que tu as le même, Julian ! C'est toi qui me l'as appris ! je hurle avant de réciter : Dire « je t'aime » en premier, c'est comme tendre la joue pour qu'on te gifle. Dire « je t'aime » en second, c'est comme tendre la joue pour qu'on t'embrasse.

– Je crois que je m'en rappelle, bafouille-t-il d'un air indécis, ce qui me confirme que ce code d'honneur n'a probablement jamais existé.

Je l'ai toujours soupçonné de l'avoir inventé pour moi ce jour où je lui ai demandé des conseils en matière de garçons.

– Les codes sont faits pour être contournés. Maintenant est-ce que tu peux me promettre que tu n'iras plus jamais te balader dans les bois un jour de chasse ?

Ma fierté me dicte de lui tenir tête. Mais mon cœur est touché. Les trois petits mots incrustés. Impossibles à déloger.

– Tant que tu m'aimeras, oui.

– Si je promets de ne jamais te désaimer, est-ce que tu me promets de ne plus jamais te mettre en danger ?

– D'accord, je finis par murmurer tout en fixant ma porte d'entrée avec découragement.

– Tu as remarqué qu'on s'est fait deux promesses en l'espace de cinq minutes alors qu'on ne s'est quasiment rien promis en l'espace de dix ans ?

– J'ai remarqué, mais ne commence pas à en prendre l'habitude. Mieux vaut une seule promesse tenue que mille promesses brisées. Je suis chez moi. Je dois raccrocher.

C'est seulement en mettant fin à la conversation que je réalise que je ne lui ai pas dit que je l'aimais aussi. Quelque part, j'en suis soulagée, car je doute que mon « Je t'aime » aurait sonné comme le sien. Il me l'a dit d'une façon tendre et affectueuse. Je n'aurais pu le dire que d'une voix désespérée. Si les Inuits ont cinquante mots différents pour désigner la neige, il existe probablement une multitude de « Je t'aime » différents.

Si j'étais une sorte de neige, je serais probablement celle qu'on utilise pour une bataille de boules de neige, et non celle qui sert à construire un igloo. Une sorte de neige qui garantit l'amusement, non un matériau indispensable. Mais pour moi, Julian est la sorte de neige dont on tire l'eau pour boire. La source de vie.

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Un petit avis sur ce chapitre ? Est-ce que ceux qui trouvaient qu'il n'y avait pas assez de progression sont satisfaits ? Cela dit, Autumn a l'air d'interpréter ce "je t'aime" de façon affectueuse, amicale ou chocamicale. Et vous, qu'en pensez-vous ?

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