Partition 18
– J'ai besoin de toi, m'annonce Julian d'une voix précipitée au téléphone. C'est le branle-bas de combat. Le Cherry on the top fête ses dix ans.
– Ce qui signifie... ?
– Ça signifie « overdose de cerises ».
– Vous allez créer la plus grande tarte aux cerises ? je m'exclame d'un ton enthousiaste en imaginant une immense croûte dorée.
Je suis à la laverie automatique en train de regarder le linge tourner. C'est le meilleur endroit que j'ai trouvé pour profiter de la fin de l'été en toute tranquillité.
– Non, m'oppose-t-il sombrement. Il faut peindre des cerises sur trois cent tonnes d'assiettes et de verres avant demain soir. Tu pourrais nous aider ?
– Mais pourquoi le patron n'a pas commandé pas de la nouvelle vaisselle ? Ça aurait été plus simple.
– Mais ça aurait été plus cher et ça ne lui aurait pas permis de nous mettre à l'épreuve. Le problème, c'est qu'on ne va jamais arriver à assurer le service et à customiser toute cette vaisselle. Il nous faut des bénévoles.
– D'accord, je veux bien aider, mais je suis nulle en peinture, je te préviens.
– Je ne te demande pas de repeindre la chapelle Sixtine. Tu sais à quoi ressemble une cerise, non ?
– Evidemment ! C'est un animal jaune avec des plumes sur la tête.
Un petit rire égaye le combiné.
– Je t'attends.
***
– Ça fait longtemps que je ne t'ai plus vue dans les parages, me lance Covey.
Nous sommes assises dans l'arrière-boutique, là où les employés prennent leur pause. La montagne d'assiettes blanches qui me fait face me désespère déjà. En fait, c'est un travail d'école primaire. Il suffit de poser un pochoir et de colorier l'intérieur avec des feutres à porcelaine. Covey s'occupe des verres, sans l'aide d'un pochoir parce qu'elle a la fibre artistique. Julian, quant à lui, assure le service avec deux personnes que je n'ai jamais vues. Il doit aussi trouver environ dix chansons contenant le mot cerise. En ce moment, Cherry Bomb de The Runaways passe toutes les dix minutes.
– J'ai perdu mon boulot au Olive Garden, je me justifie en cherchant le meilleur endroit où poser mon pochoir. Je ne travaille plus dans les environs. Et puis Julian et moi, on s'est un peu éloignés pendant quelques mois. Il était fort occupé.
Elle m'adresse une petite moue compatissante.
– Je vois ce que tu veux dire. Une blondinette qui pourrait tourner dans une pub pour un exfoliant tellement elle a la peau parfaite ?
À la façon dont elle en parle, je devine qu'elle n'a pas eu un aussi bon feeling avec Carly qu'avec moi. Je m'empare d'un feutre noir.
– Elle vient parfois ici, poursuit Covey. Elle s'installe à une table et le regarde amoureusement en attendant la fin de son service.
Elle pose une main sous son menton en prenant un air niais.
– Maintenant que j'y pense, ça fait des mois que je ne l'ai plus vue.
– Ils ont rompu.
Mon feutre dérape à l'instant où je prononce ces mots. Un petit relent de culpabilité. Heureusement que le pochoir est là pour absorber mes erreurs. Je prie pour qu'elle ne me demande pas pourquoi ils ont rompu. J'aime bien Covey et j'aurais de la peine d'être amenée à lui mentir.
– Alors il est célibataire, conclut-elle doucement comme si elle réfléchissait à quelque chose. Tu dois être soulagée.
J'écarte l'assiette terminée pour qu'elle sèche. Pour ne pas la casser aussi.
– Pourquoi je serais soulagée ?
Elle m'adresse un regard qui me donne l'impression qu'elle a quelque chose à me reprocher.
– À cause de ce truc entre vous, tu sais...
Elle dessine sa cerise en deux-trois mouvements comme si elle avait fait ça toute sa vie. Elle a déjà customisé dix verres alors que j'en suis seulement à ma troisième assiette.
– C'est pour ça que j'ai rompu avec lui.
– Quoi ?
Elle me dévisage avec ses yeux soulignés d'eye-liner.
– Il ne te l'a jamais dit ?
La pièce me paraît tout à coup étouffante. Je regarde le ventilo qui me paraît émettre plus de grincements qu'il ne propulse d'air frais.
– Je croyais que tu avais rompu parce que tu t'étais lassée. C'est ce qu'il m'a dit.
Elle lève son verre vers la lumière pour admirer le résultat. Je remarque qu'elle porte le même type de bracelet à clous que lors de notre rencontre et qu'elle a un nouveau tatouage.
– Julian n'est pas le genre de mec dont on se lasse, tu devrais le savoir. Je l'ai quitté parce que j'ai vu le truc arriver gros comme un camion. Vous n'arrêtiez pas de vous chercher devant moi, je crois que vous ne vous en rendiez même pas compte. Et la façon dont il te regardait... Il n'arrêtait pas de me répéter que tu étais sa meilleure amie et que tu étais encore au lycée. Mais c'était ridicule, parce que tu n'irais pas au lycée éternellement. J'ai préféré rompre avant de trop m'attacher.
Elle jette un œil à la porte :
– Je vais préchauffer le four. Il faut cuire toutes ces assiettes pour que la peinture tienne le coup.
Elle me laisse seule avec mes feutres, ma pile d'assiettes et sa révélation qui plane dans l'air. J'essaye de raviver mes souvenirs pour comprendre ce qu'elle a cru voir. Je n'ai jamais détesté Covey. C'est bien la première fois que j'ai pu dire, sans une once de sarcasme : « Je suis contente pour toi » lorsque Julian m'a annoncé qu'il avait une nouvelle petite amie. Je pensais réellement que c'était une bonne chose. C'était un signe de guérison. Même si je voyais dans ce petit sourire qu'il arborait qu'il partageait avec elle des moments où il oubliait sans doute mon existence, j'étais reconnaissante envers Covey. Elle l'aidait à sortir du gouffre. Elle avait même réussi à le réconcilier avec la musique. Il ne jouait plus, mais il allait à des concerts avec elle. Parfois j'étais de la partie. On montait dans la voiture de Covey, moi à l'arrière, Julian à l'avant. J'avais un peu la sensation d'être la petite fille qu'ils trimballaient, mais bizarrement je ne me sentais pas mal à l'aise. J'avais plutôt l'impression que nous formions un trio dont j'étais un élément indispensable. Covey avait vingt-et-un ans, c'était une adulte. La différence d'âge était trop importante pour créer une réelle rivalité entre nous.
Lorsqu'ils s'embrassaient devant moi, je tournais la tête mais, à vrai dire, ils n'étaient pas très tactiles, tout du moins en ma présence. Covey détestait qu'on lui prenne la main, par exemple. Elle maudissait tous les attitudes mielleuses que l'on attend d'un couple. Ce n'était pas pour me déranger.
L'unique fois où je me suis sentie vraiment mal à l'aise, c'est lorsqu'elle nous a proposé d'aller dormir dans son appartement. On était allés à un concert à Savannah, il était quatre heures du matin et tout le monde était fracassé.
Une fois la porte refermée, on s'est retrouvé face à un dilemme : Qui prenait le lit ? Qui prenait le canapé ? Ou plus exactement qui dormait avec qui dans le lit ?
Julian a eu le réflexe de dire « Je prends le canapé », mais aussitôt il a échangé un regard avec Covey et j'ai senti qu'il y avait un problème. Elle ne voulait pas dormir avec moi. Julian ne voulait pas la mettre dans l'embarras, alors il s'est rétracté et a balbutié que finalement il avait le dos en compote et qu'il avait vraiment besoin d'un lit.
Le problème n'était pas résolu pour autant. Qui viendrait lui tenir compagnie ?
En toute logique, cela aurait dû être Covey. J'en étais consciente et prête à l'accepter, sachant que ni l'un ni l'autre n'aurait osé faire quoi que ce soit sous mon nez, sans compter que nous étions tous les trois prêts à nous écrouler.
Mais, contre toute attente, Covey a dit :
– Prenez le lit. Je connais bien ce canapé. Il est adapté à la forme de mon corps.
Je n'ai pas cherché à comprendre. J'étais trop fatiguée. J'ai enlevé mes chaussures et je me suis glissée sous les draps. Mon cerveau n'était pas totalement H.S. parce que j'ai eu le temps de penser : J'espère que les draps ont été changés depuis la dernière fois qu'ils l'ont fait.
Julian et Covey se sont isolés dans la salle de bains. Je les ai entendus chuchoter. J'ai supposé qu'ils se souhaitaient bonne nuit à l'abri de mon regard. Je me suis endormie avant qu'ils ne reviennent. Une semaine plus tard, ils n'étaient plus ensemble.
J'ai terminé deux assiettes supplémentaires lorsque Covey réapparaît.
– Je croyais qu'on s'entendait bien, je balbutie en posant mon pochoir. Je ne savais pas que pendant tout ce temps tu me détestais en secret.
– Je ne t'ai jamais détestée, m'assure-t-elle en m'adressant un regard chaleureux qui tend à le prouver. Mais je voyais bien que tu allais grandir et me devancer.
Je regarde mon assiette et réalise que j'ai peint les cerises de la mauvaise couleur. Je crois que je commence à deviner pourquoi Julian est devenu si distant lorsqu'il s'est mis en couple avec Carly. Sa précédente copine avait rompu à cause de moi. Il craignait peut-être que cela se reproduise.
– Tu ne vas peut-être pas me croire, mais je trouvais que vous alliez bien ensemble, je murmure. Je n'ai jamais voulu me mettre entre vous.
– C'est ce que j'ai pensé pour Julian et toi, me réplique-t-elle d'un ton résigné. Que vous alliez bien ensemble et que je ne voulais pas me mettre entre vous.
Elle s'empare d'une assiette pour rattraper mon incompétence.
– Mais on n'est pas ensemble, je rétorque faiblement.
– Alors il est vraiment vraiment célibataire ? fait-elle d'un air intéressé.
Je ne veux pas répondre à cette question. Si je lui dis non, elle me réclamera des explications. Si je lui dis oui, elle lui proposera probablement un rencard.
Covey éclate de rire :
– Tu devrais voir ta tête ! Rassure-toi, je sors déjà avec quelqu'un. Mais c'est bien ce que je pensais. Il y a truc entre vous.
À ce moment, Julian passe la tête par l'entrebâillement de la porte.
– Les filles, qu'est-ce que vous pensez de cette chanson ?
Je tends l'oreille. On dirait une chanson de comédie musicale des années cinquante qui répète Oh cherry cherry baby. Je jette un regard à Covey qui a l'air d'être du même avis que moi.
– C'est totalement ringard mais très festif, tranche-t-elle.
– C'est bien ce que je pensais, soupire Julian. Bon, je la garde. Vous en êtes où ?
– Sur le point de recourir au plan B, répond Covey.
– De quoi tu parles ? je lui demande, une fois Julian parti.
– J'ai acheté des autocollants avec des cerises au cas où on n'aurait pas le temps de peindre toutes ces assiettes. Sans vouloir te vexer, tu n'es pas vraiment une flèche et je n'ai pas envie de me faire virer.
Je repose mon feutre et tends la main :
– Donne-moi les autocollants.
Elle va les chercher dans son sac, puis sépare les assiettes en deux piles inégales :
– Je peins celle-là, dit-elle en désignant la plus grosse pile. Tu mets des autocollants sur le reste. Avec un peu de chance, on n'aura pas trop de clients ce jour-là et on n'aura pas à sortir toute la vaisselle. Alors pourquoi vous ne sortez pas ensemble ? demande-t-elle en attrapant un feutre.
– Parce que...
J'hésite un instant, puis sans trop réfléchir je me mets à lui parler de notre chocamitié. Je sais qu'elle déteste les trucs mièvres et qu'elle pourra comprendre, mais au bout de trois minutes elle m'interrompt :
– C'est quoi la différence avec des sex friends ?
Je ne sais pas pourquoi cet amalgame me choque alors que j'aurais dû m'y attendre.
– La chocamitié ne tourne pas autour du sexe, j'affirme, sur la défensive. Le sexe est juste un bonus possible mais pas obligatoire. Alors que des sex friends, ce sont des gens qui se voient juste pour coucher ensemble. Ils n'ont pas une base d'amitié aussi solide que la nôtre.
– Hum, fait-elle d'un air peu convaincu. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi vous ne vous mettez pas ensemble.
Je hausse les épaules.
– On a toujours fonctionné comme ça. Si on sortait ensemble, j'aurais l'impression que ça briserait le charme de notre relation. J'aime sonner à sa porte et ne pas savoir si on va se faire une accolade ou s'embrasser. J'aime qu'il puisse se confier à moi comme à une meilleure amie, puis qu'il m'étreigne comme si j'étais sa petite amie. J'aime que ce soit imprévisible et spontané. Je sais que c'est bizarre et que tu penses qu'il faudrait qu'on fasse un choix, mais c'est nous. Pourquoi sortir ensemble alors qu'on est bien comme ça ?
Elle se dirige vers le frigo et en sort une bouteille de limonade.
– Pour éviter qu'il se trouve une autre fille avec qui il sortira vraiment.
Je me retiens de lui dire que c'est déjà le cas, que Carly n'est pas hors-jeu.
– Je peux comprendre que ce soit excitant, dit-elle en remplissant un verre. Mais Julian ne se contentera pas de ça toute sa vie. Sache-le.
Je m'apprête à lui répondre que je le sais déjà lorsque Julian débarque en hurlant :
– Maggy vient de se tordre la cheville en montant sur le bar pour accrocher une guirlande au lustre. Il faut que tu la remplaces.
– Est-ce qu'elle va bien ? demande Covey.
– Aussi bien que quelqu'un qui vient de se tordre la cheville.
– Bon, je m'en occupe. Tu prends le relais ?
Elle m'adresse un regard qui semble dire « Réfléchis-y » avant de quitter la pièce.
– Alors, comment on procède ? demande Julian d'un air perdu en toisant la pile d'assiettes.
Je fais le tour de la table pour m'emparer du verre de limonade que Covey a rempli et l'avale d'un trait.
– Pourquoi tu ne m'as pas dit que tu avais rompu avec elle à cause de moi ?
Il me dévisage d'un air un peu déstabilisé avant de répondre :
– Parce que ce n'était pas ta faute si elle est devenue parano.
Il jette un coup d'œil au ventilo, tout en secouant son tee-shirt pour amener un peu d'air frais sur son torse.
– Raconte-moi ce qui s'est passé.
– Tu te rappelles le soir où on a dormi chez elle ?
J'acquiesce.
– Elle n'a pas supporté que j'accepte de dormir avec toi dans le lit.
– Mais c'est elle qui l'a proposé !
– Oui, mais apparemment c'était un test et j'aurais dû refuser. Ça a été la goutte de trop. Elle m'a dit qu'elle prenait sur elle depuis des mois mais qu'elle nous avait bien observés et qu'elle ne pouvait pas s'engager avec quelqu'un qui appartenait déjà à une autre. J'ai essayé de lui expliquer qu'on avait été chocamis et tout ça, mais elle n'a rien voulu entendre.
– Je croyais qu'on ne devait parler à personne de notre chocamitié, je lui reproche alors que je viens moi-même de briser le secret.
– J'essayais d'arranger la situation, se justifie-t-il en s'épongeant le front. Mais elle m'a dit : « C'est une sorte de sex friends ? »
Un petit rire amusé m'échappe.
– Elle vient de me dire la même chose.
Il fronce les sourcils.
– Tu lui as parlé de notre chocamitié ?
J'acquiesce en souriant. Je crois qu'on a pensé tous les deux que Covey était le genre de personne qui pourrait comprendre. Mais nous nous sommes trompés.
Je tends le paquet d'autocollants à Julian :
– On va se contenter du plan B.
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