Partition 17

Il m'effleure le cou, puis poursuit sa caresse jusqu'à la naissance de mes seins. Tout en me dévorant des yeux, il tire sur la bretelle de mon soutien-gorge et dénude mon épaule.

– Joue-moi d'abord quelque chose, je le supplie en redressant ma bretelle et en m'écartant de lui.

– C'est du chantage, rétorque-t-il.

Sa main s'engouffre derrière mon dos et exerce une légère pression pour que je me rapproche. Je vois dans son regard qu'il veut m'embrasser et j'en meurs d'envie tout autant que lui. Pourtant je résiste, portée par une détermination farouche.

– Ce n'est pas du chantage, ça me ferait plaisir, c'est tout. Tu vas entrer à Georgia Tech dans une semaine et moi je vais commencer mon boulot chez The Cheesecake Factory. On ne pourra plus se voir aussi souvent. Ça me mettrait du baume au cœur.

Je jette un coup d'œil à sa guitare comme si je cherchais son soutien.

– Pourquoi tu la laisses dans ta chambre si tu ne veux plus en jouer ? je lui lance avec une pointe de défi.

Je sais que chacun des mots que je prononce est une grenade potentielle. Il pourrait prendre la mouche, me rétorquer « T'as raison ! » et l'enfermer à nouveau dans le cagibi.

– Très bonne question. J'avais pensé la recycler en objet de décoration. Il suffit de retirer les cordes, de mettre du terreau et on peut faire pousser du lierre. C'est très à la mode. J'ai vu ça dans le dernier numéro de ma mère.

J'attrape mon tee-shirt et le réenfile.

– Qu'est-ce que tu fais ?

– Pas de chanson, pas de nichons.

On éclate de rire en même temps, parce que c'est le slogan le plus débile que j'aie jamais inventé. Julian ne se prive pas pour me le faire remarquer.

– Ne te lance jamais dans une carrière publicitaire, tu causerais la faillite de milliers d'entreprises, me taquine-t-il en tirant sur le bord de mon tee-shirt.

Depuis quelques temps, j'ai l'impression que les choses sont plus simples entre nous, comme si on était revenus à l'époque chocamis. Même si je n'arrive toujours pas à éprouver du plaisir physique, j'aime être dans ses bras. Faire l'amour ne m'angoisse plus. Les flash-back ont pris fin.

Mes yeux se posent à nouveau sur la guitare et je remarque que les cordes brillent comme du métal neuf.

– Tu t'es acheté de nouvelles cordes ? je m'écrie.

Il soupire en baissant les yeux :

– Peut-être.

– Est-ce que ça veut dire que tu as joué en mon absence ?

Son silence fait office de réponse.

– Alors qu'est-ce qui t'empêche de jouer devant moi ? C'est pas mieux à deux ?

– Tu y attaches trop d'importance. Je ne veux pas que tu t'y habitues, m'oppose-t-il fermement.

Je pose mes deux paumes sur ses épaules pour l'inviter à s'allonger et je me place à califourchon sur lui. Ma bouche se promène au-dessus de son visage, puis je me penche à son oreille et murmure d'une voix langoureuse :

– S'il te plaît....

Je soulève son tee-shirt et caresse son ventre, cinq centimètres sous le nombril, un endroit qui le fait toujours réagir.

– Pas de chanson, tu gardes ton caleçon.

Il cligne des cils, inspire profondément, puis me pousse sur le côté.

– Tu me rends dingue ! Un seul morceau et c'est moi qui choisis.

Je me congratule à l'intérieur de ma tête. Pousser la personne que l'on aime à renouer avec sa passion est un sentiment particulièrement délicieux. Je crois que j'éprouve plus de plaisir à chercher son bonheur qu'à tenter de trouver le mien.

Il s'assied sur le lit, son nouveau médiator en équilibre au coin de sa bouche. Je le regarde vérifier l'accordage. Un jour il a voulu m'apprendre à jouer, mais j'ai refusé. Je voulais que cet instrument demeure une énigme. J'avais l'impression que si je comprenais ce qu'il faisait, ce ne serait plus aussi magique.

En trois notes, je comprends la chanson qu'il a choisie. Pas parce que mon cerveau l'identifie, mais parce que mon corps se fige comme si on venait de le plaquer violemment au sol. Je regarde mes mains pour vérifier qu'elles sont libres de bouger, mais je me sens toujours prisonnière. Pour la première fois, entendre Julian jouer ne me procure aucun apaisement. La musique me transporte ailleurs, mais dans un ailleurs que je croyais avoir condamné.

Il a choisi With or Without you de U2.

Je me revois tourner le bouton du volume dans la chambre de Sebastian avant de m'élancer vers lui avec la sensation d'avoir deux petites ailes dans le dos. « Viens là. » La chanson qui remplit la pièce. Les mains qui dérapent. La peur qui me paralyse. Mes ailes qui se brisent. Le temps qu'a duré cette chanson équivaut au temps qui a suffi à faire basculer ma vie.

J'ai envie de lui dire d'arrêter, mais j'ai tellement bataillé pour qu'il joue que je m'interdis de l'interrompre. Il ne peut pas savoir ce que cette chanson représente pour moi et, les yeux à demi-baissés vers son instrument, il ne voit pas la peur qui s'infiltre. Chaque mot, chaque note est comme une main vicieuse qui s'aventurerait sur mon corps. Je me sens nue, vulnérable. Je m'efforce de ne pas pleurer, de ne rien montrer. Je ne veux pas qu'il soupçonne les images qui défilent dans ma tête, tout le mal qu'il me cause involontairement.

C'est une torture insoutenable. Une chanson qui dure mille ans.

Lorsqu'enfin le morceau se termine, il m'adresse un sourire qui se fige aussitôt.

– C'était si nul que ça ?

– Non, non, c'était très beau.

Il pose la guitare sur le lit, puis se penche pour m'enlacer la taille. Son visage se rapproche. Instinctivement je l'esquive.

– Quelque chose me dit que tu n'en as plus envie.

– Quelque chose est malin, je réplique parce que seul l'humour en ce moment peut m'empêcher de fondre en larmes.

– Je ne comprends pas. Y'a cinq minutes, tu étais à deux doigts de me sauter dessus. Puis tu me réclames une chanson, je fais un effort pour te faire plaisir et maintenant j'ai l'impression que ma musique est maudite.

Je me love sous les draps. Julian pose sa tête sur le second oreiller, le regard décontenancé. Je n'ai pas envie de lui expliquer. Mais je suis consciente que mon attitude pourrait le dissuader de jouer à nouveau, alors je m'efforce de lui avouer le plus calmement possible :

– C'est la chanson. Elle me rappelle de mauvais souvenirs.

Je vois dans son regard qu'il reste perplexe. Forcément il doit penser à toutes les fois où il m'a joué cette chanson, et je peux voir tous les bons souvenirs qui défilent dans sa tête à lui. Un jour de juin, les pieds dans la piscine qu'on venait de gonfler. J'ai quinze ans, je suis en bikini et je lui roule une pelle au milieu du second couplet. Un soir de réveillon de Noël. J'ai treize ans, tout le monde est saoul chez moi. Julian est chez sa grand-mère, à des centaines de kilomètres. Il me joue cette chanson au téléphone, puis il s'excuse : « Désolé, je n'ai pas d'autre cadeau. » L'anniversaire de mes seize ans. Julian m'emmène faire du camping à Providence Canyon. La musique s'élève dans la nuit ; j'ai l'impression de toucher les étoiles.

Tant de bons souvenirs sont liés à cette chanson. Il suffit que Julian se les remémore pour qu'ils me réchauffent moi aussi. La chanson me paraît peu à peu moins toxique. Je me souviens de toutes ces fois où j'étais accoudée à son bureau en train de plancher sur mes devoirs et où ces accords formaient une berceuse rassurante. De toutes ces fois où nous nous sommes câlinés sur ces paroles et où je me suis sentie bien, heureuse, avec la sensation d'être à ma place.

J'espère qu'avec le temps cette chanson redeviendra la nôtre. Je refuse qu'un seul mauvais souvenir gangrène tous les autres.

Je tends une main vers sa hanche pour l'attirer contre moi. Nos corps s'enroulent et je sens son érection appuyer délicieusement contre mon bas-ventre. Malgré le poids de son corps, je ne me sens pas écrasée. Avec lui, je ne me sens jamais opprimée. Parce que je sais que je peux stopper les choses à n'importe quel moment. Mais, en ce moment, c'est bien la dernière chose dont j'ai envie. La pression de son corps contre le mien attise tous mes sens. De petites étincelles s'allument jusqu'à ce que le désir devienne dévorant. Mon intimité l'appelle. Je le veux au plus profond de moi.

Je glisse une main le long de sa colonne vertébrale jusqu'à l'enfouir sous le tissu.

– Alors tu l'enlèves, ce caleçon ?

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