Partition 14
– Alors qu'est-ce que tu en dis ? Evidemment il faut l'imaginer quand il brillera de mille feux dans la nuit.
Je tourne mon chapeau de papier vers Julian. J'ai collé tous les papillons qui restaient dans la boîte. C'est pour la parade des lanternes. Une tradition annuelle qui permet de récolter des fonds pour les écoles. Je n'ai pas l'intention de parader avec ce truc sur ma tête, mais j'ai bien l'intention de le faire enfiler à Julian. Pour moi, j'ai prévu un parasol illuminé d'une guirlande de néons, dans le style Mary Poppins. Je sais que je m'y prends un peu tôt – la parade n'est qu'en automne et les vacances d'été viennent à peine de commencer –, mais j'ai besoin de m'occuper l'esprit.
– Et comment est-ce qu'il brillera ? Tu vas mettre une bougie à l'intérieur ? me demande-t-il d'un air dubitatif.
– Mais non... je m'esclaffe. Je ne vais pas te cramer les cheveux. Je vais ajouter une petite ampoule qui fonctionne avec des piles.
Je dépose le chapeau haut-de-forme sur le bureau avant de m'asseoir sur le lit.
– Tu sais de quoi j'ai rêvé cette nuit ?
Il me balance un regard qui signifie Tu sais bien que non, alors raconte !
– J'ai rêvé que je revendais ma famille sur eBay.
Il écarquille les yeux d'un air intéressé :
– À combien sont montées les enchères ?
– En fait, c'est moi qui devais payer pour leur refourguer mon fardeau.
– Combien ?
– Cent mille dollars.
– Waouh... lâche-t-il. Tu avais gagné au loto juste avant ?
– Non justement, c'est bien le problème. Je me suis rendu compte que je n'avais pas cet argent au moment où quelqu'un a accepté l'offre. Du coup, je lui ai proposé de lui offrir mes poupées russes en guise de dédommagement.
Julian pouffe de rire.
– Elles coûtaient cinq dollars ! me révèle-t-il parce que c'est lui qui me les a offertes.
– Si peu ?
Il hausse les épaules.
– Alors il a accepté de prendre ta famille en contrepartie de cinq malheureuses poupées russes ?
Je pousse un soupir de déception :
– Je ne le saurai jamais. Je me suis réveillée juste avant.
Je m'écroule pour trouver le réconfort de son épaule. Ça au moins c'est réel. Je tire sur la couette pour couvrir mes jambes.
– Je ne revendrai jamais ton épaule sur eBay, je murmure. Même pour un milliard.
– Merci. Je suis flatté de savoir que tu ne vas pas me démembrer.
J'éclate de rire.
– T'es bête, je le rabroue en lui pinçant tendrement la joue. Je parlais de ton épaule au sens métaphorique.
Je parlais aussi de son épaule au sens physique, de cette merveilleuse sensation d'être appuyée contre lui, de son odeur, mais je ne lui dis pas.
– Je dois t'avouer quelque chose, me confie-t-il d'une voix grave qui me donne tout à coup l'impression que la pièce a rétréci de moitié.
La voix de Julian a cet effet. Elle peut multiplier une pièce par dix ou la diviser par trois. Quand il chantait, sa chambre devenait une cathédrale.
– Je me sens coupable de te dire ça, poursuit-il, toujours de cette voix sérieuse qui me donne l'impression d'être enfermée dans un cachot.
Je me demande ce qu'il peut bien avoir à m'avouer. Peut-être qu'il veut reconquérir Carly maintenant qu'elle sort avec Terence. Lorsqu'il l'a appris, il a marmonné quelque chose du style « Il fallait s'y attendre », mais on n'a pas vraiment parlé de ce qu'il ressentait. Peut-être qu'il veut rompre notre pacte maintenant qu'il en mesure toutes les conséquences.
Au moment où je commence à me sentir à l'étroit dans mon propre corps, il lâche :
– Je serais capable de revendre tes chaussettes sur eBay.
Je sursaute et me redresse sous l'effet de la surprise, de la colère aussi pour m'avoir donné des angoisses inutiles.
– Quoi ?
– Elles sont atroces, me signifie-t-il en soulevant la couette puis en la rabattant comme s'il avait aperçu une mygale.
Je jette un coup d'œil sous la couette et je vois aussitôt la tête de cochon avec le nœud papillon qui épouse mes chevilles. Un sourire se faufile sur mon visage.
– Maintenant que je sais que tu les détestes, je vais m'en acheter plusieurs paires et je les garderai aux pieds le jour où on fera l'amour.
– Non ! Pitié ! hurle-t-il comme si j'étais Satan le menaçant de prendre son âme.
– Si, je jubile en enroulant mes pieds autour de ses mollets. Notre seconde première fois aura lieu avec ces chaussettes.
– Donne-moi un gage, n'importe quoi en échange de tes chaussettes.
Une lueur d'intérêt s'éveille sur mon visage. Je me décolle de son torse et m'assieds en tailleur, le petit cochon à nœud pap bien en évidence. Je me mordille les lèvres. C'est l'occasion ou jamais. J'ai l'impression que, peut-être, aujourd'hui je pourrais y arriver.
– OK, joue-moi une chanson.
Sa bonne humeur se fissure.
– Non ! proteste-t-il d'un ton contrarié, presque fâché.
Mais je n'ai pas l'intention de baisser les bras.
– C'est les chaussettes ou la chanson ! Il faut choisir.
J'agite mes pieds et les pose sur ses abdos.
– C'est du chantage. De l'abus de pouvoir, s'offusque-t-il en repoussant mes pieds.
– Ce n'est pas de l'abus de pouvoir puisque je te laisse le choix.
Il balaye ma proposition d'un revers de main et se tourne de l'autre côté en bougonnant :
– Je n'ai plus ma guitare de toute façon.
Je tiens mon as de cœur. Ma dernière carte à jouer.
– Faux ! Elle est dans le cagibi.
Il se retourne et m'adresse un regard méfiant :
– Comment tu le sais ?
– Je l'ai vue quand tu m'as demandé d'aller cacher une bouteille de vodka il y a des mois. Elle avait l'air toute triste.
– C'est une guitare. Elle ne peut pas avoir l'air triste.
Même s'il me tient tête, le nuage d'hostilité qui planait dans sa voix a disparu.
– Alors peut-être que c'est moi qui étais triste de la voir là. Ça me faisait tellement du bien quand tu jouais.
Il détourne le regard comme s'il en avait assez entendu. Je plaque ma paume sur sa joue pour le forcer à me regarder.
– Julian, je suis sérieuse. Ça me ferait tellement du bien de t'entendre chanter. Ça me manque tellement.
– Je n'en ai pas envie. Je préfère me coltiner tes chaussettes ridicules.
Je suis en train de perdre la bataille. Ça me brise le cœur de ne pas parvenir à le réconcilier avec sa passion. Julian sans sa guitare, c'est comme un puzzle dont il manquerait la pièce principale.
– Tu te rappelles quand ma mère est tombée dans les pommes et que j'ai cru qu'elle ne se réveillerait jamais ? Tu es venu la voir à l'hôpital et tu as chanté Stand by me. Et elle a fini par se réveiller.
– Ça n'avait rien à voir avec moi, me rétorque-il.
– Peut-être mais moi j'ai cru que tout allait s'arranger à l'instant où tu as chanté. Ça me ferait tellement du bien de croire en quelque chose en ce moment. Juste une chanson.
Quelque chose dans son regard s'est adouci. Comme si ma tristesse avait fait naître un nouveau sentiment. L'ombre d'un doute. Une petite nostalgie. L'envie de me réconforter à nouveau.
– Bon. Juste une alors, cède-t-il en posant un pied hors du lit. Qu'est-ce que tu veux ?
– Qu'est-ce que tu as envie de chanter ?
– C'est toi qui veux que je chante, pas moi, se rembrunit-il. Alors choisis.
– Chasing Cars.
– Pas celle-là.
– Tu m'as demandé de choisir, alors assume !
Il grommelle et part déloger sa guitare, la libérant de deux années d'enfermement. J'attends ce moment depuis si longtemps que j'en ai les larmes aux yeux. J'ai réussi. Je n'en reviens pas. Combien de fois l'ai-je supplié de se remettre à composer ? Je sais que ce n'est qu'une chanson, mais c'est déjà un premier pas. Je suis sûre que lorsqu'il tiendra cette guitare entre ses mains, il ne voudra plus l'abandonner. Il comprendra qu'elle fait partie de lui et que sa place est dans sa chambre, non dans un cagibi.
Lorsqu'il revient, le manche de sa guitare me paraît être la prolongation de son bras. Je m'efforce de tempérer mon enthousiasme, même si à l'intérieur je souris à m'en décrocher la mâchoire. Une bouffée de joie me gonfle le cœur. Cette guitare faisait partie de notre trio. Elle nous a regardés grandir ; elle nous a épiés la première fois que nos corps se sont découverts ; elle a capturé ma colère lorsque je me sentais au bord du gouffre ; elle s'est un peu vexée lorsque des grains de pop-corn ont atterri dans son caisson et elle s'est indignée chaque fois que je l'ai interrompue pour embrasser Julian ; mais elle a continué à alléger mes peines encore et toujours.
La revoir, c'est un peu comme voir surgir l'ancienne Autumn, un bout de moi, un bout de nous que je sais perdu à jamais, mais qui semble encore vivre dans cet instrument.
Julian affecte un air détaché que je soupçonne d'être tout aussi fabriqué que le mien. Il s'assied en tailleur, le dos bien droit, évitant soigneusement mon regard tandis qu'il tourne les petites clefs à l'extrémité du manche pour tendre les cordes. Celles-ci sont devenues noires, comme si elles avaient souffert d'avoir été abandonnées. Il teste la première corde, puis ajuste la clef. Il règne une ambiance particulière. Le silence lui-même semble impatient d'être rompu.
Sa main droite commence à gratter les cordes et les premières notes s'élèvent comme de petits grelots tintant au vent. Le son est un peu étouffé – les cordes mériteraient d'être changées –, mais j'en fais rapidement abstraction lorsqu'il entrouvre les lèvres. Il chante tout bas, comme dans un souffle, les yeux rivés sur son instrument. Son grain de voix m'avait tellement manqué. Ce mélange de pureté et de fêlure. Je sais qu'il est à dix pour cent de ses capacités et pourtant sa façon de chanter, comme s'il me murmurait quelque chose à l'oreille, me prend au cœur. Je ne suis plus dans la chambre. C'est comme si les murs avaient explosé et qu'on était tous les deux allongés dans un champ, la tête offerte aux étoiles.
We don't need
Nous n'avons besoin
Anything
De rien
Or anyone
Ni de personne
If I lay here
Si je m'allongeais ici
If I just lay here
Si je ne faisais que m'allonger ici
Would you lie with me and just forget the world ?
T'allongerais-tu avec moi et oublierais-tu le monde ?
J'en ai la chair de poule. Mon cœur crie : « Oui, oui, oui ! » Je ne vois pas le temps passer. La chanson me paraît durer trois secondes. Un instant de grâce. Lorsque la musique meurt, j'ai envie de le supplier de continuer. De nous évader encore. Mais je sais que si j'insiste, je le pousserai dans ses retranchements. Julian est comme le vent : si on va à son encontre, les portes claquent et se referment. Alors je me contente de murmurer « Merci » tandis qu'il fait passer la sangle par-dessus sa tête, ébouriffant ses cheveux.
– T'as gagné ! je m'exclame en brandissant mes chaussettes que je viens de retirer.
L'ombre d'un sourire éclaire son visage. Mais dans ses yeux je vois qu'il est troublé. Il s'en va poser sa guitare dans l'angle de la pièce, puis se recouche et ferme les paupières.
Je pose ma tête sur son torse pour entendre son cœur qui bat calmement. La musique m'enveloppe encore, comme si elle avait redécoré la pièce. Tout paraît différent, comme si cette chambre avait retrouvé son âme. Les mots de Julian résonnent dans ma tête et je sais qu'ils vont rester là un bon bout de temps. Et qu'ils me donneront de la force. Si je m'allongeais ici, si je ne faisais que m'allonger ici, t'allongerais-tu avec moi et oublierais-tu le monde ?
Je glisse une main sous son tee-shirt et j'effleure sa peau juste au-dessus de son pantalon. Il frissonne et ouvre les yeux avec une lueur d'interrogation. Je roule le tissu entre mes doigts, le faisant remonter vers ses pectoraux jusqu'à ce qu'il se redresse pour l'enlever. C'est la première fois que j'ai envie de prendre les devants. Je bascule au-dessus de lui et dépose un baiser dans son cou, puis sur son torse. Ma bouche dégringole jusqu'à son nombril. Je sens son corps se raidir lorsque je défais le bouton de son pantalon.
Je reviens vers son visage pour cueillir ses lèvres tandis que sa voix continue à résonner dans ma tête. Si je m'allongeais ici, t'allongerais-tu avec moi et oublierais-tu le monde ?
Je sens la Nuit perdre de son emprise, reculer de quelques pas, comme effrayée par ce qui se passe en moi. Comme si tout à coup elle comprenait que ce qui me lie à Julian est trop pur pour être sali par son ombre.
C'est comme si la Nuit, hésitante, dansait sur un pied. « Je pars où je reste ? » « Je m'interpose ou je les laisse tranquille ? » Et c'est mon corps qui lui répond. Mon corps la repousse de toutes ses forces lorsque je me presse contre le torse de Julian, animée par un désir urgent. Ma main se love dans ses cheveux, mon ventre ondule, je gémis entre deux baisers. Nos vêtements s'envolent. Les mains de Julian m'agrippent les fesses non plus comme si j'étais une petite chose fragile, mais comme si je lui appartenais, comme s'il mourrait d'envie de ne plus faire qu'un avec moi. Julian gifle la Nuit en m'étreignant non pas comme si j'étais sur le point de me briser mais comme si j'étais vivante. Des vagues d'excitation déferlent. Ses mains ressuscitent ce petit bout de moi que je croyais perdu.
– Je veux bien que tu me fasses ce que j'aime, je lui murmure d'un ton mi-timide mi-ardent.
– D'accord. Si jamais tu te sens mal, tu n'auras qu'à me tirer par les cheveux.
– Je risque aussi de t'empoigner les cheveux si jamais je me sens bien, je réplique.
– Je saurai faire la différence, me répond-il avec un petit sourire facétieux.
Je frémis en le sentant disparaître entre mes jambes. Il couvre mes cuisses de baisers. La chanson continue à me bercer. Nous n'avons besoin de rien ni de personne. Mon corps s'électrise sous les caresses de sa langue, puis de ses doigts. Je me cambre lorsqu'il trouve ma corde sensible. Lorsqu'il revient plaquer son front contre le mien, les mots ne sont plus nécessaires. En un regard, nous savons que c'est le moment. Je hoche tout de même la tête pour le lui confirmer.
Il m'embrasse longuement avant de me pénétrer. Je m'accroche à lui comme à une bouée de secours, avec un soupçon d'espoir et une pointe de désespoir. C'est là que je me rends compte que ce n'est plus comme avant. Les sensations ne sont plus les mêmes. Je suis là mais pas tout à fait. Je suis consciente qu'il est en train de me faire l'amour, de la façon la plus tendre qui soit, mais je n'ai pas vraiment l'impression de profiter de ce moment ni de participer.
Pourtant mon cerveau en a envie, mon cœur en a envie. Tout en moi désire m'abandonner dans ses bras, me fondre en une sensation agréable.
Mais ce n'est pas vraiment le cas.
Lorsque nos corps se séparent, j'en suis soulagée. Et triste de ressentir un tel soulagement. Triste de n'avoir pas perçu l'ombre d'un plaisir.
Je niche ma tête contre son torse pour dissimuler mon trouble. Son bras m'enveloppe. Il m'embrasse le front et me demande :
– Ça va ?
Aucune réelle inquiétude ne perce dans sa voix. Il cherche juste à se rassurer, à ce que je confirme que tout s'est passé au mieux étant donné les circonstances.
– Oui, je souffle avant de déposer un baiser sur son torse.
Je lui suis reconnaissante de s'être montré si doux pendant l'acte, même si je ne suis pas parvenue à me laisser aller.
– Dis-toi que c'est comme si tu recommençais de zéro, murmure-t-il en me caressant les cheveux. Ça, c'est ta première fois. Avec le temps, ça deviendra plus naturel.
Je me retiens de lui dire que ma vraie première fois m'avait paru bien plus naturelle que ce qui vient de se passer.
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