Intervalle

Un vendredi soir quatre mois plus tôt...

Cette soirée s'annonce parfaite. Moi, Julian, des pizzas, un bon film et aucun parent à l'horizon. La maison de Julian est un bunker. Contre la douleur. Contre les intempéries du cœur. À peine le seuil franchi, se tait la vie au dehors, cette vie qui me lacère, cette vie qui ne mérite même pas de s'appeler vie.

C'est une autre vie qui palpite à l'intérieur de ces murs, dans l'entremêlement de nos rires, dans la douceur de ses bras. La Vie avec un grand V.

C'est notre monde.

Nulle peine n'y résiste, tout résidu de désespoir est pulvérisé.

Je tiens à ce monde plus qu'à ma vie.

Bien qu'Evalyne soit absente – elle a décidé de changer la une d'Happy Housewives suite à l'accouchement d'Eva Longoria –, je peux sentir sa présence à travers une multitude de détails : les post-its collés sur le frigo à l'intention de Julian, des petits mots contenant autant d'amour que d'injonctions, quelques billets posés sur la commode du vestibule, le numéro auquel on peut la joindre affiché près du téléphone. Le frigo bien rempli, la machine à laver préprogrammée qui se mettra à tourner au beau milieu de la nuit. Toutes ces petites choses exhalent une présence maternelle bien plus palpable que celle de ma propre mère qui est pourtant constamment à la maison. Elle a travaillé autrefois, mais cela fait des années qu'elle est en invalidité pour dépression majeure. En théorie, elle est toujours à portée de voix mais, en pratique, parler aux murs ou parler à ma mère revient à peu près au même. Je préfère encore me parler à moi-même, car au moins quand je me parle, je sais que je m'écoute.

Julian surveille la cuisson des pizzas qu'il a garnies. Il n'a pas le droit d'en commander. « Dieu sait ce qu'il y a dedans ! » tonne sa mère comme si on pouvait y trouver de la viande de rat. Les pizzas sont des Margarita bio. Julian y a ajouté du jambon, de l'épinard, des champignons, des poivrons et des ananas pour satisfaire ma dose quotidienne en fruits et légumes.

– Normalement c'est cinq fruits et légumes, je lui fais remarquer lorsqu'il dépose un morceau de pizza fumante sur mon assiette en carton.

– Il y en a cinq, m'oppose-t-il.

– Le jambon ne pousse pas sur les arbres. Tu as arrêté l'école trop tôt.

Je me mords la lèvre, regrettant d'avoir fait de l'humour sur un sujet aussi sensible. Julian a arrêté les cours lorsqu'il avait dix-sept ans. Mais, cette année, il a commencé à prendre des cours par correspondance pour obtenir son diplôme de high school. Sa phase noire est derrière lui.

Un sourire apparaît sur ses lèvres comme s'il connaissait une chose que j'ignorais.

– C'est toi qui as mal compté. C'est quoi ça ? demande-t-il d'un ton victorieux en me désignant un coin de la pizza. De la sauce tomate ! Et la tomate est un légume.

– La tomate est un fruit, je rectifie. Et je doute que le concentré de tomate contienne encore la moindre vitamine.

Je lance un regard qui proclame Ah, ah, c'est moi qui ai gagné ! Il acquiesce avant de se tourner vers la corbeille à fruit :

– Tu as parfaitement raison. Il te faut plus de vitamines.

Il s'empare d'une banane dont les grosses tâches noires me font frissonner, ainsi que d'un kiwi et d'une orange.

– Je viens de me rappeler que le gouvernement a changé de position sur la question : la règle d'or pour rester en bonne santé s'élève à dix fruits et légumes par jour.

Il commence à éplucher la banane tachetée. Je m'empresse de sauver mon assiette du désastre et fonce au salon tandis qu'il me poursuit avec son fruit pourri :

– Autumn, pense au jour où tu seras à l'agonie à cause de ton cancer du pancréas. Ce jour-là, tu te diras : Si seulement j'avais accepté cette banane.

J'éclate de rire tout en contournant le canapé.

– OK, tu as gagné ! Le concentré de tomate est un légume. Maintenant fiche-moi cette banane à la poubelle.

Un sourire fend son visage.

– Nan. Je garde cette banane pour ton dessert.

– Très bien ! Alors tu devras ajouter de la glace et du lait pour me faire un milkshake !

Je lui adresse un regard éloquent : Tu croyais avoir le dernier mot, mon gars, mais c'est moi qui ai remporté la partie. Puis je m'affale dans le canapé et j'allume la télé.

Au bout d'une demi-heure, repue et détendue, j'allonge mes jambes et mes pieds viennent se poser sur ses cuisses. C'est une position familière lorsque nous regardons la télévision. Mais, cette fois, Julian regarde mes chaussettes comme si elles étaient couvertes de moisissures. Puis il soulève délicatement mes chevilles pour s'extraire du canapé et s'assied sur l'accoudoir. Je ramène mes jambes vers moi, tentant de me rappeler si j'ai enfilé des chaussettes propres ce matin. Après une nuit mouvementée, il m'arrive de me tromper. J'inhale une grande bouffée, mais seule l'odeur des restes de pizza me parvient aux narines.

– J'ai une nouvelle petite amie, annonce-t-il de but en blanc. Elle s'appelle Carly Rose.

– On dirait le nom d'une actrice porno.

Je ne sais pas pourquoi c'est la première chose qui me vient à l'esprit. Il n'a pas l'air de trouver ça drôle. Il se passe une main dans les cheveux en tirant sur une mèche comme s'il tentait d'enlever un insecte qui s'y serait accroché.

– Je vais effacer de ma mémoire ces cinq dernières secondes. Je recommence : j'ai une petite amie et elle s'appelle Carly Rose.

– Eh bien, félicitations ! Je suis vraiment contente pour toi. Quel joli prénom !

J'applaudis avant de lui sauter au cou. Il me repousse en me lançant un regard qui sous-entend « N'en fais pas trop ». « Faut savoir ce que tu veux », je lui rétorque sur le même mode.

Je retourne m'allonger dans le canapé. Il reste perché sur l'accoudoir. C'est à ce moment-là que je comprends. Il a beau m'avoir dit « J'ai une nouvelle petite amie. Elle s'appelle Carlin machin », les conséquences ne m'ont pas tout de suite effleurée. Maintenant qu'il est assis à un mètre de moi au lieu de se frayer une place dans le canapé pour refermer ses bras sur moi, je devine ce qui va suivre.

– Il va falloir qu'on redéfinisse les bases de notre relation.

– Plus de chocamis, j'ai compris. Comment tu l'as rencontrée ? j'enchaîne, feignant de m'intéresser à cette pseudo-relation qui sera probablement terminée avant la fin du mois.

– C'est grâce à toi. Je lui donnais des cours de soutien.

Lorsque Julian a entamé ses cours par correspondance, il manquait de motivation. Il avait du mal à travailler sans professeur pour l'y contraindre, mais il ne se voyait pas retourner au lycée à dix-neuf ans. Je lui ai donc suggéré de donner des cours de soutien, parce que cela l'obligerait à étudier pour transmettre ce qu'il avait appris. C'est moi qui ai rédigé la petite annonce et qui l'ai placardée sur le mur de mon lycée, sans me douter un seul instant que j'étais en train de recruter une fille pour gâcher ma chocamitié.

– Tu lui donnais ? Ça veut dire que tu ne lui en donnes plus ? Sa mère vous a surpris en train de vous embrasser et t'a viré ?

Je m'efforce de paraître décontractée. Je ne veux pas lui montrer que je suis déçue par la tournure de cette soirée. Je pensais qu'on finirait dans son lit avant la moitié du film.

– Non, je lui donne toujours des cours, mais ce n'est plus payant.

– Ah, je vois, elle te paie en nature ?

Il me gronde du regard.

– Désolée, j'essaye juste de comprendre l'histoire.

– Tu veux vraiment que je te raconte ?

Il vient s'asseoir dans le canapé près de moi, ce qui me rassure un peu.

– Alors voilà, tous les mercredis je lui donnais des cours dans sa chambre. Quand j'ai commencé à réaliser que j'étais vraiment attiré par elle, je lui ai dit que je ne pouvais plus continuer. Elle s'est effondrée en disant : « Je suis vraiment trop nulle, je le savais ! » Elle était quasiment en larmes. Alors j'ai été obligé de lui dire la vérité, que je commençais à avoir des sentiments pour elle, que c'était totalement déplacé et que c'était l'unique raison pour laquelle je ne pouvais plus être son professeur. Et là elle m'a embrassé.

– Oh, waouh ! C'est une fille très... spontanée.

Spontanée n'est pas le qualificatif que j'emploie dans ma tête.

– Ouais, c'était inespéré.

Il sourit comme un gamin. Je connais par cœur cet air benêt qui lui dévore le visage au début d'une relation. Je repense à tout ce qui s'est déroulé avant qu'il ne me fasse sa grande annonce et je me demande si sa bonne humeur lui vient de sa nouvelle relation ou du fait de passer la soirée avec moi.

– J'attends toujours mon milkshake, je réclame d'un ton impérieux pour faire disparaître cet air benêt de son visage.

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Voilà le premier intervalle/flash-back... J'espère qu'il vous a plu. ça permet de voir la complicité qu'Autumn & Julian avaient avant l'arrivée de Carly.

Je suppose que vous avez remarqué que j'utilise parfois le terme "chocamis" et "chocamitié". Est-ce que c'est dérangeant que je n'aie pas encore expliqué ce terme ? Ou est-ce qu'au contraire ça vous intrigue sans perturber votre lecture ? L'explication va arriver dans quelques chapitres.

En média : Julian. Bon, comme je pressens que certaines vont me demander Mais c'est qui ce mec ? Eh bien, au risque de vous décevoir, je n'ai pas la réponse car c'est un mannequin cheveux. Donc il n'a pas de nom, car en théorie seuls ses cheveux comptent. Oui, je trouve cela très regrettable car il y a quand même une jolie tête sous ces cheveux.

Si jamais quelqu'un a son nom, je serais ravie de le savoir !

dxanxia shichi1212 Oui vous avez bien vu, c'est un brocoli. Enfin, en vérité c'est un brocoli à temps partiel, ça dépend de la météo. Mais comme il fait assez humide en Georgie (il y a souvent des tempêtes), ça lui arrive de devenir un brocoli.

PS : pour ceux qui n'auraient pas saisi la profondeur de cette conversation, ne vous inquiétez pas, je n'ai pas perdu la tête !

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