Interlude

Flash-back
Phase noire

Peu après la rupture de son contrat, Julian est tombé en dépression. Il ne savait plus quoi faire de ses journées. Il ne répondait plus qu'une fois sur deux à mes messages et toujours de façon laconique. Je ne le voyais plus jamais sourire.

Un soir, j'ai débarqué chez lui. Je n'arrivais pas à le joindre et il était censé passer son audition pour Thornton à Los Angeles le lendemain. J'espérais qu'il n'avait pas pris mes appels parce qu'il était déjà dans l'avion. C'est Evalyne qui m'a ouvert.

– Est-ce qu'il est là ? ai-je demandé d'un ton anxieux.

Elle a ouvert un peu plus la porte pour m'inviter à entrer, tout en m'adressant un regard peiné :

– Il est dans sa chambre. Il ne veut plus en sortir.

J'ai monté les escaliers, persuadée que ma seule présence allait le remettre sur pieds. Mais lorsque j'ai découvert la pièce plongée dans le silence et l'obscurité, j'ai commencé à en douter. J'ai appuyé sur l'interrupteur. Il était dans son lit, recroquevillé sur lui-même. Il n'a pas émis le moindre signe de vie lorsque je me suis approchée.

Je me suis assise sur le lit et lui ai ébouriffé les cheveux, même s'ils étaient déjà en pétard.

– Dis donc, il règne une ambiance de dingue par ici !

Comme il ne répondait pas, je lui ai pris la main et j'ai caressé sa paume, suivant les lignes de sa main puis remontant jusqu'à l'extrémité de ses doigts. Sa peau était toute douce. Trop douce. C'est là que j'ai compris qu'il ne jouait plus : il n'avait plus de callosités sous les doigts. Même s'il utilisait parfois un médiator, il aimait gratter directement les cordes, ce qui rendait le bout de ses doigts un peu rugueux.

J'ai scruté la pièce.

– Hé ! Où es ta guitare ? ai-je demandé en glissant une main sous son visage enfoui dans l'oreiller.

– Je l'ai jetée, a-t-il grommelé.

J'ai poussé un cri d'horreur :

– Non, c'est pas possible ! Tu passes ton audition demain.

– Je n'irai pas, a-t-il affirmé d'une voix traînante en tournant enfin le visage vers moi. Je ne supporterais pas un nouvel échec.

Je me suis sentie fissurée de part en part. Il y avait quelque chose dans son regard de si désespéré. Je m'en voulais de ne pas avoir compris plus tôt à quel point il allait mal.

– Je resterai dans cette chambre jusqu'à ce que tu en sortes, ai-je annoncé.

– Amène ta valise alors.

Il n'avait pas perdu son sens de l'humour, c'était déjà un bon point.

– Si j'amène ma valise, ce sera pour te mettre dedans et t'envoyer à Los Angeles. Tu pourras probablement demander à quelqu'un de te prêter une guitare là-bas. Tu seras admis, j'en suis sûre. Et, au pire, tu auras au moins essayé. Tu ne vas pas renoncer maintenant. Depuis le temps que tu rêves d'entrer à Thornton...

Cette fois, il s'est redressé. Comme un zombie revenant soudain à la vie. Toute sa colère dardée sur moi.

– Je ne jouerai plus jamais, a-t-il décrété d'un ton abrupt. C'est fini tout ça.

– La musique, c'est ta vie.

– C'était, m'a-t-il corrigée. Maintenant ma vie est foutue.

Il a tendu la main vers mon cou :

– Tu devrais jeter ce collier.

J'ai serré son médiator entre mes doigts.

– Il est à moi. C'est un cadeau. Tu ne peux pas me le reprendre.

J'ai glissé le pendentif sous l'encolure de mon tee-shirt. Il a grogné qu'il ne voulait plus jamais le voir, puis il s'est recouché.

– Merci d'être passée. Laisse-moi maintenant.

– À condition que tu descendes manger quelque chose. Ça sentait super bon quand je suis entrée. Je crois que ta mère a fait son fameux risotto.

– Va-t'en ! m'a-t-il craché violemment.

Son ton était suffisamment impérieux pour que je me lève et que je me dirige vers la porte, comme escortée par deux videurs.

– Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement. Je reviendrai !

Avant de sortir, j'ai ajouté :

– Et pour info, ta vie est loin d'être foutue. Regarde ta vie et regarde la mienne et demande-toi laquelle est la plus mal en point.

Un coussin m'a heurté le dos.

– Tu n'as pas le monopole de la souffrance !

J'étais contente qu'il réagisse comme ça. Il tentait d'avoir le dernier mot. Ça c'était mon Julian. J'ai ramassé le coussin et j'ai visé sa tête.

– Tu as toute la vie devant toi pour te relever et leur prouver qu'ils ont eu tort. Je n'ai peut-être pas le monopole de la souffrance, mais j'ai le monopole du harcèlement. Je reviendrai demain et on ira faire un tour dehors.

– Dans tes rêves ! a-t-il grondé avant de rabattre la couette sur sa tête.

***

Je suis venue tous les jours après les cours. Je pressais la sonnette jusqu'à le rendre dingue pour l'obliger à sortir de son lit. Puis je virevoltais dans la cuisine en lui préparant à manger tout en inventant des slogans débiles. « Un croque au fromage, bonjour le courage ! », « Un jus d'ananas remonte les morals à plat », « Cœur brisé réclame un baiser. » Et je déposais un baiser sur sa joue en lui rappelant qu'il ferait bien de se raser.

Parfois je parvenais à lui arracher un sourire. Ça n'avait pas de prix.

Il refusait systématiquement de mettre le nez dehors. Ça m'agaçait tout autant que ça m'inquiétait. Je savais que c'était un symptôme de sa dépression, mais je refusais que cette maladie détruise sa personnalité comme elle avait démoli ma mère.

Un jour, alors qu'il venait de refuser un tour sur Skyview, je lui ai balancé :

– Pourquoi ? Tu as peur que l'air frais te donne bonne mine ?

– Non. Je n'ai pas envie de croiser quelqu'un que je connais, m'a-t-il avoué.

Depuis qu'il avait arrêté l'école en plein milieu d'année, Julian avait perdu ses amis les uns après les autres. Il pensait que c'était à cause de la rupture de son contrat, du fait qu'il s'était peut-être un peu trop vanté d'avoir signé chez un label et qu'on lui faisait maintenant payer son échec. Mais moi je savais que ça n'avait rien à voir : c'était à cause de sa dépression. Les gens n'ont aucune difficulté à côtoyer l'échec des autres – ça leur donne le sentiment de réussir dans leur propre vie – ; en revanche, personne n'aime regarder la souffrance de trop près. Personne n'aime passer du temps avec quelqu'un qui broie du noir.

– Si ce n'est que ça, on va te camoufler.

Je suis partie fouiller dans la commode du vestibule où j'ai déniché une casquette, des lunettes de soleil et un foulard fleuri appartenant à sa mère. Je l'ai forcé à enfiler tout cet attirail. En contemplant le résultat, le rire a été instantané. De son côté comme du mien. Il n'avait pas besoin de se regarder pour savoir qu'il avait l'air ridicule.

Il a tiré sur le foulard pour dégager sa bouche.

– Tu n'as pas un costume de poulet tant que tu y es ?

Finalement il a renoncé à son camouflage.

– Avec un peu de chance on ne croisera personne, a-t-il dit en franchissant le pas de la porte.

Je lui ai pris la main.

– Même si on croise quelqu'un, ce n'est pas grave. Tu n'as tué personne. Les gens ne te détestent pas.

– Mais ils me prennent pour un mytho ou un raté.

– Je suis sûre que non.

– Mais ils n'appellent plus...

– Parce qu'ils ne savent pas quoi dire. Et puis la plupart vont partir pour l'université, alors je pense juste qu'ils ont d'autres préoccupations en tête.

Sur le chemin, nous n'avons pas trop parlé. Il marchait d'un pas pressé, les yeux rivés à ses baskets. Il paraissait si loin du Julian que je connaissais. Entre les murs de sa maison, j'avais réussi à ranimer sa bonne humeur. Mais là je le sentais à nouveau fragile, perdu, mal à l'aise. Lorsque j'ai aperçu Cassie, une fille de son école qu'il avait embrassée à une soirée, j'ai lancé un bonjour tonitruant. Cassie a cligné des cils, l'air déstabilisée. Elle ne me connaissait pas. Puis elle a remarqué Julian et un « Salut » enjoué a filtré entre ses lèvres. J'ai donné un coup de coude à Julian pour qu'il entame la conversation, mais il s'est contenté de marmonner « Hey », ce qui a donné l'impression qu'il se raclait la gorge.

– Tu aurais pu faire un effort, l'ai-je sermonné alors qu'on poursuivait notre chemin. Cette fille avait l'air réceptive.

– De quoi tu voulais qu'on parle ? De nos plans pour l'année prochaine ? m'a-t-il lancé d'un ton piquant.

J'ai fermé ma bouche jusqu'à ce qu'on monte sur la grande roue.

Le ciel était plutôt dégagé. Quelques cumulus voguaient paisiblement au-dessus d'Atlanta. Autour de nous, les buildings s'élevaient tels des dominos. On apercevait les locaux de la CNN, le scintillement argenté des anneaux olympiques dans le parc du centenaire, le Georgia aquarium, le musée Coca-Cola. À l'horizon, la ligne bleue des collines formait comme un repère rassurant au-delà de toutes ces infrastructures humaines.

– Alors comment tu te sens, ces temps-ci ? Ça va un peu mieux, non ? ai-je demandé alors que la nacelle était immobilisée à son point culminant.

– Je ne sais pas... Ça dépend d'un jour à l'autre.

J'ai ouvert la boîte de chocolats que je venais d'acheter et en ai fourré un dans ma bouche.

– Tu vois, c'est bizarre, a-t-il poursuivi. Tu crois savoir qui tu es vraiment et puis en une seule journée tu réalises que tu es plus fragile que tu ne le pensais.

Il a pris un chocolat et a arqué le bras comme si c'était une grenade qu'il s'apprêtait à lancer. J'ai eu l'impression qu'il visait le studio d'enregistrement où Lily l'avait emmené. Finalement il l'a mangé.

– En fait, je crois que je n'ai jamais su ce que je voulais faire de moi jusqu'à ce que je découvre la musique. Et lorsque ce contrat est arrivé, je l'ai interprété comme un signe du Destin. C'était tellement rassurant. Je n'étais pas naïf au point de penser que j'allais gagner ma vie rien qu'en faisant de la musique, mais j'avais une direction. Je n'avais plus à me soucier de décevoir mon père, ses remarques ne m'atteignaient plus, parce que, pour une fois, je savais ce que moi je voulais vraiment.

Il parlait en regardant droit devant comme s'il s'adressait à tous les habitants de cette ville. C'est pour ça que j'avais choisi cet endroit. Tant de fois il m'y avait emmenée alors que j'étais rongée par la colère et malade de tristesse. Ce manège était un exutoire. Quand nos têtes frôlaient le ciel, on se sentait en position de force. Le monde en bas paraissait tout petit, comme s'il s'excusait de ne pas avoir été à la hauteur de nos attentes.

– Si je me suis effondré, c'est parce que j'ai été trop heureux. Passer d'un tel état de confiance en soi à un sentiment d'échec cuisant, c'est rude. Je ne savais plus où était ma place. Mais je vais aller de l'avant. Je sais que ce n'est pas si grave. J'en suis conscient.

La nacelle nous ramenait vers le bas. J'ai tracé un cercle avec la pointe de ma basket. J'avais contenu le fond de ma pensée trop longtemps pour ne pas le brusquer, mais maintenant je devais le lui dire :

– Il y a une chose que je ne comprends pas. Tu n'as pas perdu l'usage de tes mains ni de ta voix. Rien ne t'empêche de jouer ni de chanter. Si c'est vraiment ça qui te rend heureux, pourquoi tu ne le fais pas ?

– Ça ne me rend plus heureux, c'est ça le problème.

– Est-ce que tu as essayé au moins ?

Il m'a adressé un regard qui débordait tellement de désespoir que j'ai regretté d'avoir posé la question.

– Ce n'était plus comme avant. Ça me rendait triste au lieu de me rendre fort, alors ça valait plus la peine.

J'ai posé ma tête sur son épaule.

– Peut-être qu'avec le temps...

– Non, Autumn, m'a-t-il rétorqué sèchement, ce qui m'a fait redresser la tête. C'est pas la peine d'insister. Il faut que je trouve un moyen d'avancer. Tout ça c'était juste une parenthèse dans ma vie. Maintenant il faut que j'ouvre un nouveau chapitre.

La nacelle s'est immobilisée avant de repartir vers le ciel.

– Tu pourrais prendre un travail, ai-je suggéré. Ton père est prêt à te donner un coup de pouce. Il a beaucoup de contacts.

– Ça lui ferait trop plaisir d'être le sauveur de la situation. Quoi que je fasse, je veux le faire par moi-même. Je ne veux pas lui être redevable de quoi que ce soit.

– Mais si tu restes chez toi à ne rien faire, tu lui seras redevable d'avoir un toit et de la nourriture. Tu dépendras quand même de lui. Et je suis sûre qu'il ne se gênera pas pour te le faire remarquer.

– T'as raison, s'est-il rengorgé. Je vais chercher un boulot et de préférence un boulot qu'il détestera.

– Ils cherchent un serveur au Cherry on the top. J'ai entouré l'annonce pour Niels, même s'il faudrait vraiment que le patron soit un allumé pour l'embaucher.

– Ton frère cherche du travail ?

– Non, mais moi j'aimerais bien qu'il en trouve.

Il a hoché la tête parce qu'il voyait tout à fait où je voulais en venir. Si Niels avait un travail, il pourrait partir habiter ailleurs et la vie serait moins pénible pour moi.

– Tu devrais te présenter. Tu as tellement le profil... (J'ai jeté un coup d'œil à son visage.) Enfin si tu te rases, que tu démêles tes cheveux et que tu enfiles un jeans propre.

Il a entouré mon genou avec sa paume.

– Heureusement que t'es là.

J'ai déposé un baiser sur le coin de ses lèvres. Pas vraiment sur la bouche, pas vraiment sur la joue.

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