Interlude

Flash-back
Période Lily

Lorsque je soulève le tee-shirt de Julian par l'arrière, il tire brusquement sur le tissu comme si je tentais de le violer.

– On est vendredi, je lui rappelle. C'est la journée câlins.

– Oui, ben, on devrait peut-être y mettre un terme.

– Pourquoi ? je m'exclame, ahurie. Je croyais que ça te plaisait.

C'est un euphémisme. Je sais que ça lui plaît. Il a pu embrasser mes seins grâce à la journée câlins. Il ne peut pas tout arrêter comme ça, à moins qu'il n'ait prévu de partir sur la Lune.

– Je sors avec une fille.

– Qui ? je demande alors qu'au fond de moi la réponse a peu d'importance.

Mais il faut bien dire quelque chose. Je ne veux pas avoir l'air troublée outre mesure par cette merveilleuse nouvelle (merveilleuse pour lui, entendons-nous).

– Lily Harris.

Je mets deux secondes à percuter, puis je m'écrie :

– La fille qui est passée à American Idol ?

Il acquiesce avec une fierté non dissimulée.

Dans ma tête, je vois surgir la silhouette de Lily Harris, un micro à la main, une mèche bleue lui balayant le visage. Elle n'est pas vraiment jolie, mais elle a un look particulier qui la rend, je dois l'admettre, plutôt captivante. Elle faisait partie des douze finalistes l'année dernière. Partout en ville ont fleuri des affiches appelant au vote avec un gros-plan un peu pixellisé de son visage, l'œil savamment dissimulé par sa mèche bleue. Julian et moi ne la connaissions pas, mais par solidarité géographique, nous avons suivi chaque émission. J'aimais bien sa façon de chanter avec de petits décrochés qui donnaient l'impression qu'elle avait des sanglots dans la voix. Elle s'est fait éliminer au bout de la troisième émission, le public lui préférant des voix plus puissantes.

– Donc c'est ta copine, je résume en lui balançant une petite tape amicale sur l'épaule qui ressemble plutôt à un coup de poing. Bien joué ! Comment c'est arrivé ?

– Ça faisait plusieurs fois que je la voyais à travers la vitrine du disquaire, me raconte-t-il d'un air rêveur. Mais je ne savais pas comment l'aborder. Alors je suis entré, je me suis penché derrière elle alors qu'elle regardait un vinyle et j'ai dit : « J'adore ce groupe ! »

– C'était quel groupe ?

– Aucune idée. Elle s'est retournée vers moi et elle m'a dit : « Alors tu me conseilles de l'acheter ? »

– Elle ne le connaissait pas non plus, je commente en souriant.

– Non et ça m'a vraiment embarrassé. Je sais qu'elle a des goûts musicaux très pointus et j'allais peut-être l'inciter à dépenser quinze dollars pour une daube qui lui casserait les oreilles.

– Je suppose que ce groupe était génial puisque tu sors maintenant avec elle.

Il secoue la tête :

– Je lui ai dit la vérité, que je ne connaissais absolument pas ce groupe, que j'avais juste dit ça parce que j'avais envie de lui parler. Elle a trouvé ça mignon, je crois. En tout cas, elle m'a filé son numéro. Après on s'est envoyés des textos, puis on s'est fait un ciné et puis, bah, voilà.

Un air niais plane sur son visage.

– Ton premier baiser... je commente en tentant d'imaginer la mèche bleue de Lily sur le front et la joue de Julian.

Je me rappelle soudain qu'elle a un piercing. Sur la langue. Quand elle poussait la note, on le voyait parfois apparaître.

– Mon premier baiser, c'était toi, me réplique-t-il avec un sourire.

– Je sais, mais je voulais dire ton premier baiser de couple officiel.

En vérité, je voulais dire : Ton premier baiser avec une autre que moi.

– Ouais, confirme-t-il en tirant sur son tee-shirt que je n'ai plus le droit de soulever. Et qui aurait cru que ce serait avec Lily Harris ?

– Elle se la raconte un peu, non ? Lily Harris, c'est son nom de scène. Je ne comprends pas pourquoi elle se fait appeler comme ça dans la vraie vie. C'est pas parce qu'elle a fait trois passages télé qu'elle est la nouvelle Rihanna. D'ailleurs, si elle a été éliminée, c'est qu'elle n'avait pas le niveau.

Je vois transparaître dans ses yeux un fou rire intérieur, mais je ne comprends pas ce que j'ai pu dire de si hilarant.

– C'est drôle, murmure-t-il, mais j'ai un souvenir de toi plantée devant American Idol pendant l'annonce des résultats et, ma mémoire me joue peut-être des tours, mais je t'entends encore hurler : « S'ils éliminent Lily, je défonce ta télé. » Puis tu as juré comme un charretier en disant que c'était toujours les plus talentueux qui partaient en premier. Et tu es partie chercher le pot de glace pour te consoler.

Je serre les dents. Pourquoi a-t-il une mémoire si redoutable ?

– D'accord, je plaide coupable. J'espère juste qu'elle ne te brisera pas le cœur. Alors par quoi on remplace la journée câlins ? je m'empresse d'enchaîner. Et ne me dis pas par rien parce que j'exige quelque chose en compensation !

Il triture la mèche qui ondule sur son front, l'air songeur, et je ne peux m'empêcher de penser : C'est cette mèche que j'aurais embrassée la semaine prochaine si tu m'en avais laissé l'occasion. Mais il n'y aura pas de semaine prochaine. Enfin si, bien sûr, il y en aura une, mais elle sera probablement très ennuyeuse. La journée câlins, c'était le meilleur moment de la semaine. Celui qui donnait aux jours d'avant la saveur de l'excitation et aux jours d'après le goût du contentement.

– La loterie de la naissance, suggère-t-il.

J'accueille sa proposition avec une moue de dépit. C'est un peu comme s'il remplaçait un excellent gâteau au chocolat par une fleurette de brocoli.

– Et on y joue dans quelles conditions ? Je suis censée m'asseoir où ?

Je désigne la chaise comme si elle était couverte de boue.

– Là ?

Ses lèvres tremblent d'un léger sourire moqueur. Il pose une main sur le dossier, l'air de dire : « Mais qu'as-tu à reprocher à ce siège ? Il est très confortable. » Puis il se dirige vers son lit et tapote les draps :

– Allez, viens t'allonger !

Un sourire me décroche la mâchoire. Ça c'est déjà mieux. Un peu comme s'il avait versé un filet de crème fraîche sur la fleurette de brocoli.

Finalement on se retrouve dans une position qui n'est pas si différente de la journée câlins. Lui sur le dos, la tête posée sur l'oreiller, avec toujours ce petit accroche-cœur qui lui mange le front. Inutile de regarder la météo pour savoir le temps qu'il fait. Il suffit de regarder les cheveux de Julian ; ce sont des antennes qui détectent l'humidité. Quant à moi, je repose sur le second oreiller, la tête tournée vers lui. L'un de mes pieds touche sa jambe. Je me demande s'il le sent ou s'il n'y a pas fait attention.

– Tu commences ? lance-t-il en me jetant un petit regard en coin.

Je me mordille les lèvres. Le principe de la loterie de la naissance est simple : il faut citer deux personnes et l'autre doit choisir celle qu'il ferait naître, sachant qu'une seule des deux peut venir au monde. Celle qu'on ne choisit pas n'existera jamais.

– OK. Si tu devais choisir entre Megan Fox et l'inventeur de la barbe-à-papa ?

– C'est vraiment une question ?

Je lui assène une petite tape sur l'épaule.

– Ne me dis pas que tu choisirais Megan Fox ! Pense à tous les petits enfants qui seraient privés du plaisir de manger un nuage rose !

– Ils pourraient toujours manger des beignets, me rétorque-t-il. Ils n'en mourraient pas pour autant. Megan Fox est irremplaçable.

Je lève les yeux au plafond en émettant un « Pff » de désapprobation.

– T'es vraiment cruel, je lui balance d'un ton affectueux.

– Le plaisir des yeux est supérieur à celui de l'estomac, se justifie-t-il.

– Ah oui ? Tu as déjà vu quelqu'un survivre en regardant une belle paire de fesses ?

– À mon tour ! élude-t-il la question. Si tu devais choisir entre Neil Amstrong ou le réalisateur de ton film préféré, qui ferais-tu naître ?

Je n'hésite pas une seule seconde.

– Le réalisateur de mon film préféré.

– Tu priverais des milliers de gens de la joie de voir un cosmonaute planter un petit drapeau sur la lune ? me balance-t-il en tentant d'imiter ma voix.

– Oui et je n'aurais aucun scrupules. De toute façon, s'il n'était pas né, quelqu'un d'autre aurait marché sur la lune à sa place. Et je me fous complètement qu'on marche sur la lune d'ailleurs. Je préfère regarder mon film préféré.

Sans y penser, je pose une main sur son torse. Il regarde ma main, mais ne dit rien. Je la retire aussitôt.

C'est mon tour. Je lui propose de choisir entre l'inventeur d'Internet et Gandhi. Il me reproche de le mettre face à un dilemme impossible. Je lui rétorque que c'est le but du jeu. Il sacrifie Gandhi et je ne me gêne pas pour le faire culpabiliser.

– Si tu devais choisir entre ta mère et ton frère ? m'interrompt-il.

Mes mâchoires se crispent.

– Ça n'a pas de sens, je rétorque. La naissance de mon frère dépend de celle de ma mère.

– C'est une question théorique. Si les deux pouvaient exister séparément, qui choisirais-tu ?

Il m'adresse un regard insistant.

– C'est comme si tu me demandais de choisir entre Van Gogh et Picasso. Je me passerais volontiers des deux. Mais puisqu'il faut choisir, je prends ma mère.

– Pourquoi ?

Je n'apprécie pas du tout la façon dont il transforme ce jeu en thérapie psychanalytique. Je voulais une alternative agréable à la journée câlins. Je prends une profonde inspiration avant de lâcher d'un air détaché :

– Parce que ma mère vivra moins longtemps que mon frère, donc j'en serai plus vite débarrassée.

– C'est horrible ce que tu dis.

– Pas plus horrible que de priver le monde de Gandhi. Gandhi a répandu plus de bien autour de lui que ma mère. Et tu l'as quand même sacrifié. Si je suis horrible, tu l'es aussi.

– Mais c'est ta mère quand même ! Tu la détestes à ce point ?

Je délaisse l'oreiller pour me redresser sur un coude :

– À quoi ça me servirait de l'aimer ?

– Tu t'occupes d'elle tous les jours, ça prouve bien que tu l'aimes.

Je me laisse choir sur l'oreiller en lui tournant le dos parce que ce jeu m'épuise. Ce n'est pas la vraie raison pour laquelle je choisirais ma mère. En vérité, je pense que ma mère aurait été quelqu'un de meilleur sans Niels. Elle a sombré dans l'alcool et les médicaments à cause de l'instabilité de mon frère. La mort de mon père l'avait déjà fragilisée ; la maladie de Niels l'a achevée.

Je sens une main m'effleurer la tempe.

– Tu détestes ce jeu, n'est-pas ? (Il replace une mèche derrière mon oreille et répond lui-même à sa question :) Je trouverai autre chose pour la prochaine fois.

Je ferme les yeux. Je n'ai plus envie de parler. On devrait peut-être remplacer la journée câlins par la journée sieste.

Au bout de quelques minutes, il murmure :

– Si ça avait été la journée câlins, où est-ce que tu m'aurais embrassé ?

Je ne comprends pas pourquoi il veut le savoir, mais un sourire me monte aux lèvres.

– Sur l'os iliaque.

– C'est où ça ?

– Pas loin de tes fesses, je lui révèle en éclatant de rire.

– Dommage alors. J'ai manqué quelque chose.

Je me retourne et le dévisage pour voir s'il le pense vraiment. Je crois que oui, mais je n'en suis pas certaine. Il me paraît si proche et si lointain à la fois. J'ai envie de tirer sur le petit tire-bouchon qui orne son front. De plaquer une main sur sa joue pour sentir son soupçon de barbe.

– Et toi ? je demande pour satisfaire ma curiosité.

Il me décrit une petite zone entre ma hanche et ma cuisse qu'il n'a pas encore explorée. Et je sens ma peau s'embraser exactement à cet endroit.

– Je suis sûre que j'aurais aimé, je murmure.

Puis le silence tombe. Chaque seconde refroidit la pièce. Il finit par se lever pour mettre de la musique tandis que je fais semblant de dormir. Mais je sens toujours le petit bout de chair enfiévrée qui regrette.

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Comme vous le voyez, les flashback sont classés par période (période chocamis ou période portant le nom de la petite amie de Julian), car au fond toute la vie d'Autumn est rythmée par le fait que Julian soit célibataire ou pas.

Qu'avez-vous pensé du jeu de la loterie de la naissance ? Autumn n'a pas eu l'air d'apprécier beaucoup...

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