Forever Sunday

Note de l'auteure : Bonjour, bonsoir à vous ! On se retrouve aujourd'hui pour ma participation au troisième défi de toutauboutduciel qui consiste à insérer l'une des phrases proposées dans notre histoire. Il doit également s'agir d'une happy end :) pour ceux que ça intéresse, ladite phrase sera dévoilée à la fin de l'OS. Ah et si vous voulez une ambiance musicale en lisant, je vous conseille BEACH SCVM que j'ai écouté en boucle en l'écrivant (le titre est inspiré de l'une de leur chanson).
Sur ce, bonne lecture à vous !

Ce n'était peut-être pas une si bonne idée. Peut-être qu'il n'aurait pas dû revenir ici.

Un village si petit qu'il ne comptait qu'une centaine d'habitants, perdu entre deux montagnes et traversé d'une seule route principale, refaite pour la dernière fois il y a au moins trois décennies. Pour les autres, dans les petites rues, il ne savait même si elles avaient été regoudronnées au moins une fois.

Un village si petit qu'il le connaissait dans ses moindres recoins, chaque fissure aux murs, chaque planche de bois sur les murs des Hanoks, chaque enseigne, chaque habitant.

Il y venait durant les vacances d'été lorsqu'il était enfant puis adolescent pour les passer avec ses grands-parents. Maintenant il était adulte et il n'y avait plus que sa grand-mère.

Il coupa le moteur et passa une main dans ses cheveux bruns mi-longs déjà bien décoiffés. Un coup d'œil dans le rétroviseur et il vit sa grand-mère arrivait aussi rapidement qu'elle le pouvait, petit pas par petit pas. À peine sortit de la voiture, elle lui attrapa les bras pour le baisser à son niveau - un fier mètre quarante alors que lui en faisait trente-cinq de plus - et lui embrasser une dizaine de fois chaque joue. Il rit.

- Comment vas-tu mon petit Jeno ? Le trajet n'a pas été trop ? Tu as faim ? La route ne t'a pas trop fatigué j'espère. Comment va ta mère ? Ça fait presque trois jours qu'elle ne m'a pas appelée. J'ai préparé ta chambre. Tu as assez de vêtements ? On pourra toujours aller en demander au vieux Kisuk, il a encore les affaires de son fils.
- Je vais très bien, ne t'en fais, la coupa son petit-fils, le trajet s'est bien passé et je n'ai pas particulièrement faim. Maman travaille beaucoup en ce moment avec le restaurant, elle n'a pas une minute à elle. J'ai trois valises de fringues, je pense que ça ira, pas besoin d'aller cambrioler Monsieur Kim.

Il était habitué au moulin à paroles qu'était la vieille femme et avait ainsi l'incroyable capacité de retenir chacune des questions qu'elle lui posait quand elle le revoyait après un moment. Elle restait pleine de vitalité malgré les années et il ne pouvait s'empêcher de sourire en la voyant si pétillante.

Elle le traîna rapidement à l'intérieur, avec ses valises et le força à s'asseoir à table pendant qu'elle terminait de préparer le dîner.

- Vraiment, je ne comprends pas pourquoi on te demande de venir ici. Tu ferais mieux de trouver un vrai travail.
- L'aide à une personne âgée, tu sais que c'est un vrai métier ?
- Je n'ai pas besoin d'aide, je suis encore dans la fleur de l'âge !

Elle mima la pose de Rosie la riveteuse et éclata de rire pendant que le jeune homme soupirait. Effectivement, elle semblait avoir beaucoup plus d'énergie que lui.

Jeno avait terminé ses études dans le social et s'était retrouvé à chercher un emploi durant plusieurs semaines. Sa mère avait finalement décidé de l'envoyer auprès de la matriarche pour l'aider dans ses tâches quotidiennes et lui apporter de la compagnie. Le jeune n'avait pas adhéré aux inquiétude de sa mère - "tu comprends, elle est seule là-bas, toute sa famille est à la capitale et depuis que Papa n'est plus avec elle c'est différent, elle n'a plus personne pour veiller sur elle s'il lui arrive quelque chose. Imagine qu'elle tombe. Qui la relèverait ? Sa dernière blessure à la hanche n'est pas complètement guérie, je ne veux pas qu'il lui arrive un malheur. Et puis, ça te rappellera le bon vieux temps !" - mais n'avait pas eu la foi de la contredire. Un travail était un travail alors il n'allait pas cracher dessus.

- Je ne te demanderai de rien faire.

Et puis, le bon vieux temps ? C'était quelle période exactement ? Celle où il restait enfermé chez ses grands-parents à jouer à la console pour fuir la chaleur ? Celle où il arpentait les rues du village sans but précis, mémorisant les noms des fleurs qu'il voyait dans les jardins des habitants, son encyclopédie à la main ?

- Je ne suis pas encore impotente.

Celle où il alternait entre révisions pour ses examens de fac et assistanat auprès de son grand-père jusqu'à ce qu'il ne soit plus là ?

- Je n'arrive pas à croire que ma propre fille me materne. C'est le monde à l'envers.

Non, il faisait évidemment preuve de mauvaise foi. Elle parlait de l'époque où il le voyait, lui. Les après-midi allongés dans le champs à l'extérieur du village, les cheveux balayés par le vent, les rires de jeunesses, les blagues, les courses-poursuites entre les vieilles personnes faisant leurs emplettes au marché le samedi matin, les baignades dans la rivière en contre-bas de la vallée. Les glaces dévorées sur le canapé de leurs grands-parents respectifs, les jeux vidéos, les vieux films à la télé l'après-midi, les discussions sur les derniers mangas sortis. Les regards fugaces, les étreintes légères ou longues, encore des blagues, pour alléger la signification des gestes. Des mains qui s'effleurent. Une fleur glissée derrière une oreille.

Son cœur se serra et la nausée le prit à la gorge. Il cligna plusieurs fois des yeux pour faire partir le surplus d'eau qui commençait à se former. Sa grand-mère continuait de plaider sa cause, dos à lui. Il frotta ses mains devenues moites sur son jeans et se racla la gorge.

- Tu veux que je reparte ?

Un long silence suivit après cette question, seulement perturbé par le bruit de la spatule claquant contre l'inox de la vieille cocotte et du bouillement du ragoût en train de cuir. Il pouvait presque voir les engrenages tourner pendant qu'elle cherchait quoi lui répondre.

- Non, murmura-t-elle avant de se retourner brusquement, je ne veux pas que tu ais pitié de moi, c'est tout ! Ne va pas croire que je suis une personne dans le besoin. Tu recevras ton salaire mais je ne t'exploiterai pas.
- Tu m'en vois ravi.
- Tu pourras renouer avec les voisins. Ils me demandent tout le temps de tes nouvelles ! Tu pourras aussi aller les aider. Le vieux Kisuk par exemple, il s'est cassé le pied l'autre jour. Cette andouille était grimpé sur un escabeau pour tailler sa haie. À son âge ! Il a failli ne pas fêter ses 82 ans.
- Monsieur Kim est terriblement inconscient.
- À qui le dis-tu ? Oh et je ne te parle pas des Park.
- Toujours fous de leur potager ?
- On ne les arrête pas. J'ai l'impression qu'ils l'agrandissent chaque année. Je ne comprends pas comment peuvent-ils continuer de le faire aussi magnifique malgré leurs conditions physiques ! Et puis il y a aussi les Lee !

Jeno tiqua. Il posa un coude sur la table, et le menton dans la paume de sa main.

- Tu te rappelles d'eux j'imagine ? Tu jouais tout le temps avec leur petit-fils... Ah, comment s'appelle-t-il déjà ?
- Je ne m'en souviens pas.

Mensonge. Bien sûr qu'il s'en souvenait, il s'en souvenait parfaitement d'ailleurs. Comment oublier son amour de vacances quand il a été si fort ?

Sa grand-mère l'observa quelques secondes avant de baisser les yeux. Elle se retourna vers sa gazinière et éteignit le feu.

- C'est prêt !

****

- Merci pour ton aide mon petit Jeno... Oh, même si tu n'es plus si petit que ça !

Jeno fit un large sourire à Madame Park qui dut se tenir au manche de sa bêche pour ne pas tomber à la renverse. Son mari leva les yeux au ciel alors qu'il passait à côté pour aller remplir son arrosoir.

Le jeune homme était arrivé deux semaines auparavant et la nouvelle avait très rapidement fait le tour du village. Depuis, il était énormément demandé, à tel point qu'il lui arrivait de ne voir sa grand-mère qu'aux repas et le soir certains jours. Elle lui répétait que c'était pour le mieux, que s'il avait traîné dans ses pattes, il l'aurait juste ralenti. Jeno hochait alors docilement la tête en l'écoutant radoter.

Il avait pensé, au début, que c'était une mauvaise idée de revenir ici, que les souvenirs douloureux referaient surface bien trop violement. Que les lieux qu'il avait tant chéris, puis maudis, lui feraient du mal. Seulement voilà, il était tellement occupé qu'il n'avait pas le temps d'y penser.

Chaque retraité du coin vouait un véritable culte à la nature et son entretien. Il se demandait souvent s'il ne s'était pas trompé de voie. Les mains plongées dans la terre, l'odeur de fumier ou de purin, les courbatures aux cuisses et aux bras à force de rester accroupis à arracher dese mauvaises herbes, les coups de soleil dans la nuque, la peau moite, tout ça aurait pu le rebuter. Mais non. Parce qu'il y avait aussi les bons côtés. La corne aux mains, la fierté de voir un potager sans la moindre herbes, l'odeur des centaines de fleurs pullulant dans les jardins de tous, sa prise de muscles sa silhouette qui s'affine après avoir pris du poids en passant ses journées sur son canapé, une belle peau bronzée, la satisfaction de l'effort fourni après le travail. Et puis, toutes ces connaissances ! Il en avait plus appris sur le monde qui l'entoure en deux semaines que durant toute sa première année de fac.

- Arrête de lui faire les yeux doux, tu es trop vieille pour lui.

Jeno pouffa pendant que la vieille femme jetait un regard noir à son époux. Elle reporta ensuite son attention sur son parterre de fleurs - de sublimes anémones, marguerites du Cap, pervenches, agapanthes et pois de senteur - immaculé de toutes herbes parasites.

- C'est tout de même bien plus joli, n'est-ce pas ?

Tout en acquiesçant, Jeno s'essuya le front, d'où s'écoulaient quelques gouttes de sueur. Le soleil cognait particulièrement fort en ce jour printanier.

- Oh mais où sont passées mes manières ? Rentre donc avec moi, j'ai du thé glacé ! Tu vas finir déshydraté et ta grand-mère risque de m'étriper.

Dans la petite cuisine rustique, Madame Park lui indiqua un coussin et il s'y installa pendant qu'elle sortait du frigo une carafe remplie de thé à la pêche. Elle sortit ensuite trois grands verres qu'elle remplit à leur tour. Jeno se proposa d'aller en apporter un à son mari, mais la retraitée le força à se rasseoir.

- Bois, je m'en occupe.

Elle revint peu de temps après et s'installa face à lui. Rapidement, elle se mit à lui raconter les derniers potins et nouvelles entendus lors de sa sortie au marché le matin-même. La famille Jeon accueillait une fille, après avoir eu deux fils et les parents étaient rayonnant. La rumeur disait qu'elle devait porter le nom d'une des grands-mères et qu'elle se retrouvait affublée d'un nom "sorti de nulle part" pour reprendre les termes entendus.

- Tu n'imagines pas, ça a fait scandale dans la famille !
- Je n'ose imaginer, effectivement.

Jeno écoutait avec attention ce qu'on lui racontait, il avait toujours eu cette habitude. C'était d'ailleurs pour cela qu'il était autant aimé des personnes âgées, grâce à cette attention qu'il leur portait constamment.

- Et il paraît que le petit-fils Lee est de retour pour quelques temps chez ses grands-parents, on ne l'avait pas vu depuis l'été dernier.

Le verre glissa de ses mains et atterrit dans un grand bruit sur le bois de la table. Par chance, il ne se renversa pas, ni ne se brisa. Jeno déglutit difficilement en bredouillant des excuses auprès de Madame Park qui avait fait un bond.

- Oh, mais c'est vrai que vous étiez amis !
- Ça remonte à bien loin...
- Ne dis pas ça avec cet air sombre ! On croirait qu'il t'a planté un couteau dans le dos.

Le jeune homme détourna les yeux jusqu'à ce qu'il se pose sur Monsieur Park, à travers la fenêtre. Il était toujours dans son jardin, en train de récolter des fèves. Un couteau dans le dos ? C'est exactement ce qu'il avait ressenti lorsqu'il l'avait abandonné.

- Le pauvre a tellement souffert.
- De quoi vous parlez ? s'étonna Jeno.
- De la perte de sa mère, quoi d'autre ?

Sa mâchoire se décrocha en même temps qu'il sentait son cœur tomber au fond de son estomac. Il frotta ses mains moites sur son short et tenta de calmer sa respiration devenue plus erratique.

- Quand est-ce...-
- Je ne me rappelle plus exactement. C'était il y a tellement longtemps ! Onze, douze ans ? Le pauvre n'était encore qu'un adolescent. Après ça, son père et lui sont partis pour la capitale et on ne les a plus revus avant un moment. Ils sont revenus de temps en temps pour le Nouvel An.

Jeno fit un rapide calcul mental. La dernière fois qu'il l'avait vu, ils avaient 15 ans et aujourd'hui il en avait 26. Ça coïncidait. Il avait la tête qui tourne et la gorge sèche.

- Tu n'étais pas au courant ?
- Non, je n'en savais rien. Je... D'une année à l'autre, il a juste arrêté de venir. Ma grand-mère m'a dit que ses grands-parents n'étaient plus là l'été.
- Il est vrai que c'est eux qui allaient à la capitale pour voir leur beau-fils. Meekyung n'a pas été correct de ne rien te dire. Tu as cru qu'il s'était volatilisé sans donner de nouvelles ? Mais vous les jeunes, vous n'avez pas de téléphones portables ?
- Il n'en avait pas, alors on s'écrivait des lettres et j'appelais sur son fixe. Du jour au lendemain on m'a annoncé que le numéro n'était plus attribué et mes lettres m'ont été renvoyée pour ne pas avoir trouvé de destinataire. Il s'était tout simplement volatilisé.

Madame Park le regarda tristement alors qu'il prenait conscience de l'énorme malentendu qui avait eu lieu. Il but son verre d'une traite et le reposa silencieusement sur la table. Les idées floues, il se leva. Après s'être brièvement excusé, il quitta la demeure, fit un signe de la main au mari et rentra rapidement chez lui. Il était soudainement effrayé à l'idée de pouvoir le croiser. Il ne pouvait pas le voir, pas alors qu'il n'avait eu que des pensées négatives à son égards les onze dernières années, qu'il lui avait reproché sa disparition, qu'il était encore chamboulé de la nouvelle. Il devait parler à sa grand-mère.

Arrivé chez elle, il la trouva sur son fauteuil, assoupie devant un vieux feuilleton grésillant sur son poste de télévision. Il soupira en attrapant la télécommande et baissa le son.

Un chat au pelage roux s'installa devant le porte vitre juste à côté et planta son regard dans le sien. Pour l'amadouer, il se hissa sur ses deux pattes arrières et s'appuya contre le carreau. Jeno, très sensible, se retint de couiner comme un enfant amoureux des animaux. Il ouvrit la porte, le félin se glissa entre ses jambes et se mit à ronronner activement avant de se laisser tomber à ses pieds. Il posa ses pattes sur ses chaussures et le regarda en clignant lentement des yeux. Le jeune se sentit fondre comme neige au soleil et s'accroupit pour passer une main dans son pelage de feu. Il était incroyable doux.

- Encore ici petit filou ?
- Ah Mamie, tu es réveillée. Désolé, j'ai fait trop de bruit ?
- Mais non, je me reposais juste les yeux.

Il lança regard désabusé à la vieille femme qui croisa les bras, tout en détournant le regard vers le porte-vitre toujours ouvert.

- Il fait drôlement chaud ! Les Park t'ont donné à boire j'espère ?
- Bien sûr, ils sont très gentils avec moi, soupira Jeno en se redressant pour fermer la porte. J'ai d'ailleurs discuter avec Madame Park.
- Encore des ragots entre vieux ?
- Pas seulement. Les Jeon ont eu une fille, et son prénom ferait débat.
- J'étais sûre qu'il y aurait conflit, je l'avais bien dit au vieux Kisuk.
- Le petit-fils des Lee serait apparemment revenu.

Meekyung cligna plusieurs fois des yeux, attendant patiemment la suite.

- Tu ne devineras jamais ce qu'elle m'a dit.
- Surprend moi.
- Elle m'a expliquée pourquoi il n'était plus revenu, d'une année sur l'autre.
- Et tu m'en veux de ne pas te l'avoir dit, souffla-t-elle. Mais il faut que tu me comprennes. Les Lee traversaient une terrible épreuve et toi, tu étais jeune. Je ne savais pas comment te l'annoncer.
- J'avais 15 ans !

Elle se redressa et prit le temps de choisir ses mots.

- J'ai voulu te protéger. Tu as toujours été un garçon si sensible. Je pensais que vous aviez gardé contact et qu'il t'en avait finalement parlé. Tu ne te confiais pas à moi sur ce sujet ! J'ai longtemps cru que vous vous parliez toujours.

Jeno sentit son visage brûler et des picotements dans les bras. Il se les frotta vigoureusement en reportant son attention sur le chat, toujours à ses pieds. Il est vrai qu'il avait toujours eu une certaine sensibilité. Son grand-père rigolait toujours en se rappelant de la fois où, âgé de 4 ans, Jeno s'était mis à pleurer en voyant un bouquet qu'il avait cueilli pour sa grand-mère faner au bout de plusieurs jours. Cette image fleur bleue le collait encore à la peau aujourd'hui.

- C'est bon, j'ai compris. Je te pardonne... Mais ne me fais plus jamais ça. D'accord ?
- C'est promis. Tu comptes aller le voir ?
- Quoi ? Non, bien sûr que non ! Qu'est-ce que je pourrais lui dire ? Que j'ai passé mon temps à le maudire pendant qu'il faisait le deuil de la perte de sa mère ? Non merci, je me sens suffisamment stupide comme ça. Je vais prendre une douche.

Puis il tourna les talons sans attendre, sous le regard attristé de sa grand-mère. Le félin sauta sur ses genoux pour quémander quelques caresses.

****

La chaleur était écrasante, alors même que midi n'avait pas encore sonné. Il avait plu durant la première moitié de la semaine et en ce dimanche, Jeno pouvait constater qu'il n'y en avait plus aucune trace.

Il était appuyé au rebord de la fenêtre dans la cuisine de sa grand-mère. Il regardait la petite-fille de Kisuk, âgée de 2 ans, jouer avec le chat roux dans le jardin du vieil homme. Celui-ci était attablé à sa terrasse, discutant avec son fils pendant que sa belle-fille surveillait l'enfant, tout en essayant de lui enfoncer une casquette sur la tête. Jeno pouffa en voyant la fillette lancer le couvre-chef et mimer au chat de la lui reporter. Le félin la regarda calmement avant de grimper sur ses petites jambes potelées et tourner sur lui-même, donnant de légers coups de queue au nez de l'enfant qui rit aux éclats. Sa mère semblait autant exaspérée qu'attendrie.

- Dis moi, au lieu d'espionner les voisins, tu ne voudrais pas aller m'acheter du pain ?
- Mais non ? À presque 11h30, tu n'as toujours pas été à la boulangerie ? Mais que se passe-t-il ?
- Te fous pas de moi, gloussa Meekyung. J'étais occupée à préparer le repas, ça m'a pris toute la matinée, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué...
- Je l'ai bien remarqué, tu m'as interdit au moins quinze fois de t'aider.

Le jeune homme quitta la chaise qu'il rangea sous la table et s'étira tout en attrapant la monnaie que sa grand-mère lui tendait.

À peine eut-il mis un pied dehors qu'il sentit le soleil chauffer délicieusement sa peau découverte. Vêtu d'un bermuda et d'un débardeur depuis trois bonnes semaines maintenant, Jeno affichait une peau bronzée qu'on ne voyait normalement qu'en été. Il fit un signe de mains à Kisuk et sa famille, les alertant au passage que la fillette tentait de dévorer un bouquet de pâquerettes constitués quelques instants plus tôt. Sa mère n'avait eut qu'à tourner la tête quelques secondes pour qu'elle en profite.

Les rues étaient silencieuses. Peu de voitures passaient en temps normal et là, il n'y en avait aucune. Il pouvait sentir la chaleur émaner du goudron et traverser les fines semelles de ses converses.

Alors qu'il arrivait tranquillement au coin de la rue de la boulangerie, il entendit quelque chose rouler sur le bitume. Ce n'était pas une voiture, mais il s'écarta. Il jeta un coup d'œil derrière son épaule au moment où un homme passait à côté de lui, sur une planche de skate.

Son cœur se serra en croisant un regard en amande curieux. Il s'immobilisa pendant que l'autre s'arrêtait un peu plus loin. Dans un mouvement lest, ce dernier envoya sa planche dans sa main et se retourna pour lui faire face. Presque trois mètres les séparaient, mais il n'y avait aucun doute possible. Jeno l'aurait reconnu entre mille. Cela faisait peut-être onze ans, mais il n'avait pas changé. Toujours le même style de bermuda en jeans déchiré, de vieilles Vans, une chemise à carreaux trois fois trop grandes et dont les manches étaient retroussées jusqu'au-dessus du coude, ouverte sur un tee-shirt à l'effigie d'un animé à la mode. Ses cheveux, relevés avec il ne savait quel produit était d'un blond platine particulier, avec des reflets violets pâles. Enfin, il n'en était pas sûr. Il ne pouvait décrocher son regard de ses orbes brunes. Hypnotisantes. Indéchiffrables.

Il s'avança d'un pas vers Jeno. Puis deux, puis trois, jusqu'à se planter juste devant lui. Un fin sourire en coin vint éclairer son visage et le cœur du brun fit un looping.

- Je te dépasse enfin.

Grâce à un effort surhumain, Jeno ne s'effondra pas à l'entente de la voix devenue encore plus grave et profonde de l'autre homme. Il n'aurait pas cru y être encore sensible après toutes ces années.

- Tu restes visiblement le plus immature de nous deux, contra-t-il.
- Ouais, mais je suis aussi le plus beau.
- Et le plus insolent.
- Mais le plus charmant.
- Alors là, je suis pas d'accord.
- Donc tu penses aussi que je suis le plus beau ?

Jeno ouvrit la bouche et la referma rapidement en piquant un fard. L'une des bretelles de son débardeur glissa le long de son épaule. Une brise rafraîchissante se mit à souffler et les pans de la chemise du blond voletèrent dans tous les sens alors qu'il riait doucement.

- Jaemin.

Prononcer ce prénom banni de son vocabulaire depuis une décennie lui brûla les lèvres et il ne put en dire plus. Le dénommé Jaemin inclina la tête, attentif. Voyant que rien ne suivait, il se pencha vers le visage de Jeno. Il faisait ça dès qu'il voulait le déstabiliser ou le provoquer lorsqu'ils étaient adolescents.

- Tu n'as pas changé, souffla Jeno.
- Toi non plus. Je t'ai reconnu à ta démarche. Tranquille tout en étant assurée, comme si tu profitais d'admirer les paysages qui t'entourent tout en restant focalisé sur ton objectif.

Il se recula et lâcha sa planche sur laquelle il posa un pied. Il la fit rouler d'avant en arrière.

- T'es là depuis quand ?
- Ça va bientôt faire un mois.
- Tu ne me demandes pas quand je suis arrivé ?
- Ça fait une semaine.

Le pied de Jaemin s'interrompit pendant qu'il fronçait les sourcils, l'air de dire "tu m'as espionné ?" et Jeno leva les yeux au ciel.

- Les ragots vont vites.
- C'est assez vrai. J'arrive pas à croire qu'on se soit pas croisés avant. Pourquoi t'es pas venu me voir ?
- J'étais occupé et je ne savais pas quoi te dire. C'est long onze ans. On peut changer.

Le bruit d'un moteur gronda de plus en plus fort et les deux hommes se décalèrent sur le bas côté avant qu'une vieille voiture dégageant une forte odeur d'essence ne les dépasse. Quelques graviers roulèrent jusqu'à leurs pieds et Jeno tapa distraitement dedans. Il remarqua alors qu'un de ses lacets s'était défait et il s'accroupit. Ses mains devinrent moites quand il se sentit prisonnier du regard de Jaemin et il l'entendit rire pendant qu'il se les frottait contre ses vêtements.

- Toujours cette habitude de t'essuyer les mains sur les jambes ?
- J'y peux rien elles deviennent moites n'importe quand.

Jaemin glissa un doigt sous la bretelle de son débardeur, la remit en place et l'autre manqua s'étouffer en avalant sa salive.

- Tu fais un truc cet aprèm ?
- Pas que je sache.
- Ça te dit qu'on aille dans le champ ? Oh non, mieux ! La colline qui le surplombe. Tu te rappelles ? C'est sous le cerisier qu'on s'est em...-
- Je m'en rappelles très bien ! s'exclama Jeno, le feu aux joues. D'accord je t'y retrouverais tout à l'heure.

Ils se donnèrent une heure précise puis Jaemin fila sur sa planche pendant que Jeno reprenait son souffle, complètement retourné après cette rencontre. Il partit en direction de la maison de sa grand-mère et lui fallut une bonne minute avant de se rappeler qu'il était initialement sorti pour acheter du pain. Il rebroussa chemin.

****

- Woah, ça fait si longtemps que je ne suis pas venu ici ! s'exclama Jaemin. Ça n'a pas changé d'un poil ! Enfin si, l'arbre a un peu grandi j'ai l'impression.

Jeno arriva quelques secondes après, bien moins endurant que le blond, dont les yeux émerveillés se perdaient dans l'étendue verdoyante qui s'étendait au pied de la colline. Le vent printanier balayaient les hautes herbes par vagues et Jeno eut l'impression qu'il pouvait y plonger. Jaemin se posta derrière lui et appuya ses mains sur ses épaules.

- Tu trouves pas ça merveilleux de se retrouver ici après toutes ces années ? Pendant combien de temps on a squatté cet endroit ? Je m'en rappelle comme si c'était hier.

Jeno pouvait voir son visage tout prêt. Il était radieux. Son sourire réchauffa sa poitrine avec plus d'efficacité que le soleil et ses yeux brillaient d'une lueur nostalgique. Le brun se replongea alors dans ses souvenirs. Les après-midis à fixer le ciel en cherchant une forme et une signification aux nuages, la cueillette des cerises, les moments de lectures à l'ombre, les parties de cache-cache dans les hautes herbes... Pendant un instant, il se sentit redevenir enfant.

- Tu souris enfin.
- Quoi ?
- C'est la première fois que je te vois sourire aujourd'hui. Ça aussi ça m'avait manqué. Je me souviens que ça avait toujours le don de m'apaiser.

L'autre homme se dégagea de son emprise et marmonna des paroles incompréhensibles avant de s'éloigner de quelques pas. Il s'arrêta devant un bouton d'or un peu plus gros que les autres et s'accroupit pour le regarder de plus près. C'est alors qu'il se souvint du jour où Jaemin en avait cueilli un qu'il avait ensuite glissé derrière son oreille. Il avait affirmé que ça lui allait vraiment bien, et que ça éclairait son visage alors que Jeno se mettait à rougir.

- Viens ici.

Jaemin s'était installé dans l'herbe, les bras derrière la tête et les pieds croisés. Son regard indéchiffrable braqué sur lui le rendit un peu plus nerveux mais il obéit. Les mains posées sur le ventre, il ferma les yeux.

L'air était doux. Une légère brise caressait le visage de Jeno, faisait danser ses mèches sur son front. Allongé à ses côtés, Jaemin avait glissé un brin d'herbe entre ses lèvres. Ils profitaient du soleil tout en aillant leurs visages à l'ombre de l'imposant arbre.

- C'était d'ailleurs un dimanche que ça a eu lieu.
- Quoi donc ?
- Notre unique baiser.
- C'est moi ou t'es resté bloqué là-dessus ?
- Ça fait pas aussi partie de tes plus beaux souvenirs ? J'y ai souvent pensé. Tu étais là dans la majeure partie des meilleurs moments de ma vie. J'ai bien merdé en perdant contact avec toi.
- Je ne t'en veux pas, bredouilla Jeno en glissant un regard vers lui.
- Tu aurais le droit.
- Peut-être. Mais j'en vois pas l'intérêt. On se parle maintenant, c'est tout ce qui compte.

Jaemin bascula sur côté, un bras toujours coincé sous sa tête et ses pupilles agrippèrent celles du brun, paralysé. Il n'avait pas voulu dire ça, ça lui avait échappé. Bien sûr qu'il le pensait. Il était tellement chamboulé de l'avoir revu, et était tellement impatient de le rejoindre qu'il avait à peine touché à son assiette le midi, inquiétant Meekyung.

Un doigt se posa sur son front et décala les quelques mèches de sa frange pour le dégager. Jaemin lui demanda de lui raconter sa vie et encore une fois, il obéit. Il raconta comment la fin de son lycée s'était passée sans accroche, comment il avait machinalement fait les mêmes études supérieures que sa mère. À quel point il s'y était senti à sa place. Aider son prochain, comprendre, discuter avec des personnes de tout horizon avait été particulièrement enrichissant. Après sa première année à l'université, il avait cessé de venir ici. Il n'expliqua pas que c'était après la mort de son grand-père. Il parla des quelques amis qu'il avait, des filles avec qui il était sorti, et son cœur entama une danse désordonnée lorsqu'il croisa les orbes sombres de Jaemin. Il déglutit bruyamment et embraya sur les petits boulots qu'il avait eu pour payer ses études. Les galères de la vie de jeune adulte. L'homme à ses côtés sortit un bonbon de sa poche qu'il glissa entre ses lèvres. Il lui en proposa un mais il refusa.

Le soleil n'était plus aussi haut dans le ciel quand Jeno eut terminé et la moitié de leurs corps était maintenant à l'ombre.

- Je suis heureux d'avoir pu rattraper tout ce que j'ai manqué dans ta vie. Même si j'avoue que la partie sur tes conquêtes...-
- Et toi du coup ?
- Moi, quoi ?
- Raconte moi ta vie. J'ai aussi envie de savoir.

Jaemin sembla réfléchir avant de lever son bras posé au sol pour appuyer sa tête dans le creux de la paume de sa main. Jeno ne l'avait pas remarqué, mais il s'était rapproché de lui lors de son monologue et il le regardait tendrement, posté au-dessus de son visage.

- Une prochaine fois. Je n'ai pas très envie de parler là.
- Et de quoi tu as envie ?

Ce n'était qu'un murmure, à peine audible, rapidement emporté par la brise. Il serra ses mains ensemble, se tordit les doigts jusqu'à ce qu'une autre main se pose dessus.

- Arrête de te torturer comme ça.Tu sais très bien ce dont j'ai envie, répliqua Jaemin en jetant le brin d'herbe qu'il mâchouillait depuis un moment.

La question sous-jacente était claire dans l'esprit de Jeno. Il déglutit bruyamment. Jaemin attendit quelques secondes, lui laissant le choix. Il pouvait se détourner, l'arrêter, partir. Mais il pouvait aussi rester dans cette position. Ce qu'il fit. Délicatement, Jaemin l'embrassa. En même temps, il caressa les mains qu'il retenait toujours prisonnières.

C'était comme si un volcan venait d'entrer en éruption dans la poitrine de Jeno. Il se revit, adolescent, se faire voler son premier baiser par Jaemin. Ils étaient tous les deux assis contre le tronc du cerisier et étaient silencieux depuis plusieurs minutes avant que son ami ne l'appelle. Il avait alors tourné la tête, et senti une douce caresse sur ses lèvres. Le souffle de Jaemin s'était écrasé contre son visage, l'enivrant.

Aujourd'hui, il était encore enivré par le souffle fruité du jeune homme glissant sur ses lèvres. Il libéra l'une de ses mains pour aller la coincer derrière la nuque du blond et l'attirer un peu plus à lui. De surprise, ce dernier laissa échapper un grognement et serra le tee-shirt de Jeno, dévoilant un plus sa peau. Celui-ci écarquilla les yeux en sentant l'air l'effleurer et un frisson traversa son corps. Jaemin sourit et se recula juste assez pour que leurs lèvres ne se touchent plus.

- Toujours aussi sensible ?
- C'est de ta faute, maugréa Jeno en baissant son tee-shirt. Je t'ai pas demandé de me déshabiller.

L'autre homme lui lança un regard flamboyant et il plaqua rapidement les mains sur son torse pour l'arrêter.

- Je n'ai encore rien fait.
- Exactement, encore. Sauf que tu ne vas rien faire.

Il se dégagea de l'étreinte du blond et se réinstalla sur le dos, les mains derrières la tête. Du coin de l'œil, il le vit froncer les sourcils d'un air grognon. Il retint difficilement un sourire attendri jusqu'à ce que le visage de Jaemin ne bloque sa vue.

- Qu'est-ce que tu fous ?
- Je t'ai enfin retrouvé, je n'ai pas le droit de vouloir profiter de ta présence ?
- Si, bien sûr...-

Sans plus attendre, Jaemin s'installa sur ses hanches, un sourire fier plaqué sur le visage et Jeno grinça des dents. Ses taquineries n'avaient pas changé. Il se pencha vers lui pour déposer un nouveau baiser sur ses lèvres, plus entreprenant cette fois-ci. Jeno abandonna et glissa l'une de ses mains dans son dos, lui arrachant un soupir de satisfaction.

Des aboiements résonnèrent non loin d'eux et le brun sursauta violemment, donnant un coup de tête à l'autre homme. Celui-ci se laissa rouler sur le côté tout en gémissant de douleur pendant que Jeno se mit en position assise pour voir d'où venait le bruit. Au milieu du champ se trouvait un vieil homme accompagné de deux Borders collies. Les chiens courraient dans leur direction, au grand damne du jeune.

Jaemin soupira à nouveau et se leva. Après un coup d'œil en direction des intrus, il tendit une main vers Jeno qui la saisit pour se redresser à son tour et, après avoir entrelacé leurs doigts, il le tira à sa suite. Ils descendirent la colline sans être vus par le vieil homme. Jeno ne pouvait détourner les yeux du blond, le cœur léger. Il le savait, Jaemin ne le lâcherait plus.

Il avait un goût sucré sur la langue.

FIN.

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J'espère que cette histoire vous aura plu, n'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé !
La phrase à intégrer était : "L'air était doux. Une légère brise caressait le visage de __, faisait danser ses mèches sur son front. Allongé à ses côtés, __ avait glissé un brin d'herbe entre ses lèvres." J'espère avoir réussi à rendre le tout naturel.
On se retrouve très vite pour de nouvelles histoires !

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