Chapitre 8
EDEN
J'ai fait n'importe quoi.
C'est la seule phrase qui me vient en tête depuis plus d'une semaine, du matin au soir. Je n'ai jamais été du genre anxieux ou obsessionnel mais il faut dire la vérité : j'ai merdé avec cette histoire de sapin, et je n'arrive pas à tourner la page. Pourtant, j'ai déjà fait plus grave.
Tout d'abord, je ne sais même pas pourquoi est-ce que j'ai eu cette idée débile. Enfin si, je le sais ; le soir où Barbara a parlé de Noël à tout l'équipe, ce n'était pas la première fois que le sujet me venait aux oreilles. Toute la journée, j'avais entendu les enfants de sans domiciles-fixe français parler de leur liste de cadeaux et parier sur lequel d'entre eux oserait goûter les huîtres. Seulement, j'avais repéré que l'un d'eux était différent. J'ai tout de suite reconnu le petit protégé de Callisto, le réfugié afghan qui parle notre langue comme personne. Je l'ai entendu déclarer qu'il n'était pas d'accord, que les cadeaux c'était nul puisque ce qui comptait, c'était le sapin de Noël. À partir de ce moment-là, je n'ai pensé plus qu'à une chose : lui offrir son foutu sapin.
Après tout, mes parents en ont une allée remplie devant leur maison qui ne sert qu'à faire joli, et ils ont déjà coupé le leur – je l'avais remarqué l'autre fois. Alors plutôt que d'en acheter un avec un argent que nous n'avions pas à l'association, il me suffisait juste de leur en prendre un. Jusque-là, ça semblait limite facile. Mais en réfléchissant, je me suis rendu compte que je ne m'en sortirai pas tout seul – et putain, j'avais raison. Seulement, je ne savais pas à qui demander de m'accompagner.
J'y ai réfléchi tout en rangeant les jouets, et j'en suis venu à la conclusion que seul Sacha serait assez fou pour s'embarquer là-dedans avec moi – et encore. Mais en entendant Callisto insister auprès de Barbara, j'ai craqué et je lui ai proposé de venir avec moi. Je ne sais toujours pas pour quelle raison exactement, je sais juste que je lui ai demandé et qu'elle a dit oui – enfin, disons plutôt qu'elle n'a pas dit non.
Cependant, je sais que j'ai mal fait. Tout d'abord, je lui ai proposé pour les mauvaises raisons. Ayant compris qu'elle était assez terre-à-terre, qu'elle tenait particulièrement à son avenir et à ses études et qu'elle était innocente et douce comme un agneau, j'espérais bêtement... Qu'elle me fasse changer d'avis. J'espérais au fond de moi qu'elle dirait non, ou qu'elle me dissuaderait de le faire. Seulement, j'ai eu tort et je l'ai embarquée dans la merde avec moi.
C'était une sacrée aventure, qui a failli me foudroyer sur place à plusieurs instants. J'ai été totalement fou de voler un sapin, même chez mes propres parents. Simplement, je ne voyais aucune autre solution étant donné que je savais pertinemment que mon père refuserait d'en couper un pour moi. Tout ce qui trait à ma personne le dégoûte profondément, et je l'ai bien compris.
Pour autant, je n'étais pas assez taré pour m'engager là-dedans sans y réfléchir. J'ai pris toutes mes précautions en vérifiant que j'avais toujours la clé du portail, j'ai choisi un horaire où j'étais persuadé que le quartier entier serait endormi – et surtout cette harpie de madame Schneider, toujours prête à espionner tout le monde à n'importe quelle heure de la journée. J'ai d'ailleurs cru qu'elle se réveillerait quand Callisto a crié comme une folle – je ne lui en veux pas, ça été l'un des plus gros fous rires de ma vie et je comprends totalement qu'elle ait flippé – mais ça n'a pas été le cas. Puis, la métisse est venue avec la voiture pile au bon moment et a accéléré avant que mon père ne me trouve – et ne me tranche la gorge, accessoirement.
Jusque-là, mon plan fonctionnait à merveille.
Seulement, je me suis laissé aller et je me suis trahi tout seul. En apprenant que nous venions de voler chez mes propres parents, Callisto a vu rouge et je ne peux pas franchement lui en vouloir. Après tout, c'est moi qui l'ait embarquée là-dedans sans rien lui dire. Mais d'un autre côté, je ne lui ai pas mis le couteau sous la gorge. Elle est venue de son plein gré, et je pense qu'elle l'a un peu oublié.
Le plus gros problème de cette sortie n'était pas tant d'avoir emmené Callisto, mais d'y être allé tout court. Comment ai-je pu prendre autant de risques simplement pour satisfaire un gamin ? Si nous nous étions faits prendre, j'aurais fini en tôle illico. Et cette fois, maître Roussel ne m'aurait sûrement pas sauvé la mise.
Je finis par pousser un soupir, épuisé de réfléchir à cette vitesse. Simplement, si Callisto arrêtait de me fuir, ça simplifierait tout...
Elle n'est pas venue ce samedi, et je ne l'ai pas croisée de la semaine. Je commence à croire qu'elle me fuit, et je me surprends à détester cette idée sans trop savoir pourquoi. Sûrement parce que je m'étais inconsciemment donné le défi de me faire apprécier par au moins une putain de personne dans cette ville en dehors de Sacha et Avril. Visiblement, je n'ai pas très bien réussi.
Un coup d'oeil à ma fenêtre m'apprend qu'il n'y a pas un seul nuage dans le ciel et que le soleil tape sur les pavés. Ça me fait mal de penser que si rien n'avait changé, j'aurais probablement appelé Lilia pour l'emmener faire un tour sur les bords de Seine.
Seulement, tout à changé et je me retrouve seul ici.
Épuisé de me torturer mentalement depuis des jours, je me rends compte que je tourne en rond dans mon appartement sans rien faire. Après dix minutes d'hésitation de plus, je finis par prendre la décision d'aller faire un peu de sport à l'extérieur. J'imagine que le parc du Luxembourg est l'endroit idéal pour ça.
Je troque mon jean et mon pull-over par un t-shirt et un jogging et enfile mes baskets, bien décidé à me vider la tête. Je n'en peux plus, de réfléchir. J'ai juste besoin de ne penser à rien et d'oublier les évènements de ces derniers jours. En dehors du sourire du petit quand il a vu le sapin hier matin, bien sûr. Ça, j'espère ne jamais l'oublier.
Après un passage interminable par l'ascenseur dans lequel je reste coincé avec une mamie qui sort ses gosses, je finis par enfin atterrir à l'extérieur. Sans attendre, je me mets à courir jusqu'au parc en m'arrêtant ponctuellement pour m'étirer grâce aux bancs. Une fois là-bas, je décide de me laisser tomber sur l'une des chaises près de la fontaine et me contente de rester sans bouger au soleil, les yeux fermés.
À cet instant, j'ai l'impression que ça va déjà un peu mieux.
— Tiens, mais ça ne serait pas notre champion ? retentit une voix grave à côté de moi.
Je sais qu'on ne m'adresse pas la parole. Je l'ai dit : je ne connais quasiment personne à Paris. Alors pourquoi est-ce qu'on me touche soudainement l'épaule.
J'ouvre péniblement les yeux, aveuglé par le soleil. Quand mes yeux s'habituent à la luminosité, je reconnais le grand-blond-sosie-de-Gabin du club de basket et son pote, le supposé frère de Rose. Au souvenir de la blonde, je sens mon corps se tendre et mon sentiment de plénitude que j'ai eu l'occasion d'entrevoir pendant quelques secondes s'envoler en fumée – déjà.
— Mais c'est vrai, il ne connaît pas la bonne nouvelle, dit le blond d'un air désolé en donnant un coup de coude à son ami.
Je fronce les sourcils, agacé par leur présence. Je sais parfaitement que je n'ai rien reçu de la part du club, et que ça signifie que je ne suis pas pris. Je ne vois pas l'intérêt qu'ils peuvent avoir de venir m'enfoncer. Quelle bande d'enculés.
Tu étais exactement comme eux, avant. Tu étais le type qui se moquait de ceux qui étaient comme celui que tu es devenu. Tu ne vaux certainement pas mieux qu'eux, pensé-je douloureusement.
— T'es pris dans l'équipe, mon pote, lâche le brun à sa droite en me pressant amicalement l'épaule. Le coach a dit que t'avais pas renseigné ton mail en venant la dernière fois, donc il n'a pas pu te faire parvenir la nouvelle.
— Bienvenue parmi nous, conclut le blond. Moi c'est Eliot.
— Et moi Levi, ajoute le brun.
Je m'efforce de leur rendre leur sourire amical, mais je sais qu'il sonne faux. Je ne suis plus du tout doué pour copiner avec qui que ce soit, c'est dingue.
— Comme les jeans mais en moins classe ? demandé-je dans une tentative d'humour un peu désespérée.
Eliot éclate de rire tandis que Levi continue de sourire, visiblement pas vexé. Heureusement.
— T'es ailier. Ailier fort, précise Eliot.
— Et vous deux ? demandé-je.
Son visage prend alors une teinte fière, comme s'il m'avait parlé de mon poste uniquement pour que je lui demande le sien.
— Meneur. Et Levi est pivot.
J'hoche la tête, une main en visière devant les yeux pour mieux les voir même avec un tel soleil. Je n'arrive pas à croire qu'on soit en novembre.
— Bon ben, c'est cool de t'avoir croisé Eden, me salue Levi avant de s'éloigner avec son pote.
C'est lorsqu'il prononce cette phrase que je me rends compte que je ne lui ai jamais partagé mon prénom. Il n'y a que deux options : soit le coach le leur à dit, soit ils ont fait de petites recherches sur moi.
Un sentiment désagréable gonfle dans ma poitrine avant que je secoue la tête pour m'empêcher de penser. Il faut que je fasse attention à ne pas me méfier de tout le monde. Les gens ne sont pas tous mal intentionnés et manipulateurs.
Sur ce, je me cale confortablement dans ma chaise et ferme les yeux pour profiter du soleil.
∞
Quand j'avais tout juste dix-huit ans, Sacha avait instauré une tradition assez nulle qui disait que nous devions sortir tous les samedis. Mes parents n'étaient évidemment pas d'accords alors je sortais en douce, ou Sacha m'appelait sur Skype pour que je profite de la soirée à distance. À l'époque, j'étais toujours déçu de ne pas sortir m'amuser mais aujourd'hui, c'est plutôt l'inverse. J'ai tellement de mal à m'ouvrir aux autres que je n'ose plus danser ou me lâcher en public. C'est pourquoi quand Sacha m'a proposé de l'accompagner en boîte de nuit ce vendredi, j'ai longuement hésité.
Puis, il m'a forcé à basculer nos messages vocaux en vidéo facecam pour me mettre sous le nez son air de chien battu le plus convainquant, et j'ai fini par craquer. Je suis vraiment trop faible.
Légèrement tendu, je sonne à son appartement. Bêtement, je prie pour qu'il m'annonce que tout est annulé en ouvrant la porte pour je-ne-sais quelle raison.
— Ah, t'es là ! s'exclame-t-il joyeusement en me faisant entrer après une accolade qui me fait plus de bien que je ne l'aurais cru.
— Toujours, rétorqué-je.
Il me lance un sourire tellement immense que je ne regrette presque plus d'être venu ce soir.
Il est très fort, c'est moi qui vous le dit.
— Salut Eden, dit Avril en débarquant dans l'entrée, elle aussi toute souriante.
— Wouah, quelle beauté ! m'exclamai-je.
C'est le premier compliment que je fais à quelqu'un depuis des mois. Je croyais que ça m'arracherait la bouche et que j'en serais incapable, mais on dirait bien que non. Et de toute façon, je ne vois pas comment me retenir. Avril est tout simplement très belle dans cette robe noire toute simple à col rond, serrée à la taille et évasée en bas.
Wouah, c'était super technique comme phrase ! On dirait presque que je m'y connais en mode.
— Merci, dit-elle en rougissant comme une adolescente. T'es pas mal aussi, dans ton genre, ajoute-t-elle en jetant un regard peu convaincu à mon t-shirt Guns and Roses.
— Adorable, commenté-je avec une pointe sarcasme.
Elle fait mine de ne pas m'entendre et me tend un bol de guacamole ainsi qu'un paquet de Doritos.
— Bon les gars, je vous laisse profiter de votre soirée film, dit-elle en enfilant une paire de bottes. Et pas question de finir The 100 sans moi, je vous vois venir d'ici !
Soirée film ?
Je lance aussitôt un regard interrogateur à mon ami, qui me fait signe de la fermer. Heureusement qu'Avril a le dos tourné parce qu'il est tout sauf discret, ce con.
— Je vous aime, vous deux ! dit-elle en ouvrant la porte. L'un plus que l'autre, évidemment ! ajoute-t-elle précipitamment devant l'air déconfit de Sacha.
J'éclate de rire en déposant les bols sur le comptoir.
— Alors, c'était quoi, ça ? demandé-je quand nous entendons des pas retentir dans la cage d'escalier, signe qu'Avril a bel et bien disparu.
— Je ne lui ai pas dit qu'on sortait, avoue-t-il en haussant les épaules.
— Pourquoi ?
— Parce que j'aurais dû lui en donner les raisons et que je ne peux pas.
Intrigué, je mange une chips blindée de guacamole – celui d'Avril est juste à tomber – avant de le rejoindre près du canapé.
— Dis tout à tonton Eden, dis-je gentiment en me laissant choir dans l'un des immenses pouf du salon.
Sacha me jette un regard mi-amusé mi-défait. Je dois avouer que je l'ai rarement vu aussi déconcerté.
— C'est juste que... Je n'ai pas réussi à la demander en mariage, avoue-t-il.
Ah.
— Ça ne fait que deux semaines, répliqué-je pour le rassurer.
— J'avais prévu de le faire avant mais on dirait que ce n'est jamais le bon moment. Et franchement, je commence à me demander si je dois vraiment le faire. Après tout y'a pas le feu au lac et je pourrais attendre, mais...
— Mais ?
Il hausse une nouvelle fois les épaules en s'enfonçant dans le canapé avec une main sur le visage, visiblement gêné.
— C'est la femme de ma vie, Eden, explique-t-il. Je le sais, et je veux lui montrer. J'ai juste peur qu'elle trouve ça trop tôt et que ma déclaration d'amour se transforme en embrouille.
— Aïe, réponds-je.
— Comme tu dis.
Visiblement, la soirée risque d'être un peu plus déprimante que prévu. Histoire de me consoler, je récupère les chips que j'avais laissées sur le comptoir et les dépose sur la table basse. Sacha ne perd pas de temps et en fourre trois dans sa bouche d'un coup, sûrement pour mieux faire passer le léger goût amer qu'ont laissé ses confidences.
— Si c'est la femme de ta vie, alors fonce. Elle t'aime comme la prunelle de ses yeux, et je suis persuadé qu'elle te dira oui sans hésiter.
Mon ami semble un peu réconforté, voire même ému. C'est l'une des premières fois que je le vois comme ça, la dernière étant à la mort de son hamster. Il avait insisté pour qu'Avril et moi disions quelque chose en l'honneur d'Hamtaro, qu'on détestait pourtant tous les deux – pardon mais il puait la mort.
— T'es vraiment un sacré mec, Eden, dit-il avant de manger une nouvelle poignée de chips.
Je me mets à sourire quand il réplique :
— Et toi, alors ? Dis-moi un peu quel genre de problèmes t'as, qu'on rigole un peu.
Je ne peux retenir un ricanement.
— Honnêtement, c'est moins important que les tiens.
— Allez, ça va me changer les idées ! T'es super nul, tu te renfermes dès qu'il s'agit de... Oh, tu sais quoi ?! s'exclame-t-il soudain en se frappant les cuisses. J'ai une super idée !
Alors ça, ça pue.
— Mais encore ? répliqué-je, méfiant.
Il faut dire que les idées de Sacha sont merdiques une fois sur trois. Non, une fois sur deux. En fait, je me demande même si elles ne sont pas toujours merdiques.
— Je te jure que c'est vraiment une bonne idée, dit-il comme s'il lisait dans mes pensées avant de s'éclipser jusqu'à sa chambre.
— Comme la fois où tu as voulu qu'on tague « monsieur Juvard est un connard » sur le mur du lycée et qu'on s'est faits prendre avant même d'écrire quoi que ce soit ?
Il explose de rire à l'évocation de ce souvenir. Le son remplit le salon et ricoche contre les murs avant de me toucher droit au cœur. Moi qui pensais ne plus en avoir, j'en suis le premier surpris.
— Qu'est-ce qu'on avait eu l'air cons, ce jour-là ! se remémore-t-il toujours en riant.
— La faute à qui ? dis-je.
Pour toute réponse, Sacha ressort enfin de la chambre... Avec une sorte de lit en cuir noir pliable dans les bras. Je fronce alors les sourcils, sans comprendre.
— C'est la table de massage d'Avril ? demandé-je, me rappelant parfaitement le cadeau qu'elle avait souhaité pour son dix-neuvième anniversaire.
— Ouais, on ne s'en sert jamais.
J'étouffe un rire dans mon poing. C'est sûr qu'elle n'avait pas dû penser au fait que Sacha a véritablement deux mains gauches et qu'il est purement et simplement incapable de faire le moindre massage à qui que ce soit, en faisant sa liste d'anniversaire. Elle nous avait coûté une blinde, en plus.
— Qu'est-ce que tu comptes en faire ? demandé-je alors qu'il la déplie juste derrière le canapé.
— Tu te rappelles quand on était gosses et que ma grand-mère nous confisquait la console parce qu'on y passait trop de temps ?
— Un merveilleux souvenir, ironisé-je en mangeant une chips remplie de guacamole.
Sacha a l'air tout content de me rappeler cela, et je ne peux en dire qu'une seule chose : il prépare un mauvais coup. Et même si j'en suis persuadé, pour l'instant il a juste l'air de se rappeler le bon vieux temps – on dirait que j'ai cinquante ans – et ça a l'air de lui faire du bien. Alors, comment pourrais-je l'interrompre ?
— Quand elle faisait ça, on finissait toujours pas se venger en vidant le paquet de café dans les toilettes ou en cachant la télécommande et on se tapait les meilleures barres du monde. Et c'était pas du tout ce que je voulais dire de base mais... C'était cool. Vraiment. Et ça me manque. Souvent.
Je lui adresse un regard attendri en lui donnant une claque virile sur l'épaule.
— Bah alors Sacha, qu'est-ce qui t'arrive ce soir ? me moqué-je gentiment.
— J'ai mes règles, ça me rend émotif.
J'éclate de rire et cela semble lui permettre de se ressaisir. Il se donne alors de petites claques sur les joues histoire de bien se remettre dans le contexte.
— Ce que je voulais dire c'est : on va jouer à un jeu, comme quand on était gosses.
— À quoi ? Au Monopoly ? Parce que la dernière fois, je t'ai littéralement défoncé.
— Je suis sûr que tu as triché pour avoir la rue de la Paix, espèce de corrompu, commente-t-il d'un ton suspicieux en plissant les yeux. Et raté, on va jouer au psy.
Je me mets aussitôt à râler.
— Putain Sacha, j'avais signé pour aller en boîte, pas pour me confesser un vendredi soir ! soupiré-je alors qu'il me tire par le bras.
— De quoi tu me parles, tu ne voulais pas y aller de toute façon ?!
Je continue de protester mais il me fait taire en me fourrant des chips dans la bouche avant de me forcer à m'allonger sur la table de massage. Il récupère les lunettes d'Avril, posées sur la commode et les pose sur le bout de son nez, puis prend son air le plus professionnel en croisant les jambes, assis sur un fauteuil en face de moi. Je manque de m'étouffer avec mes Doritos tant je ris, rire qui s'accentue encore plus quand il attrape un papier et un crayon pour faire mine de prendre des notes.
— Votre nom s'il vous plaît, demande-t-il d'un faux air professionnel.
La tête de con qu'il fait ajoutée aux lunettes à la monture clairement féminine me font repartir en fou rire. J'ai d'ailleurs tellement de mal à me calmer que même lui donner mon prénom est difficile.
— Très bien Eden, dit-il de façon sérieuse en écrivant sur son papier une fois que je lui ai répondu. C'est la bonne orthographe ?
Quand il me tend le papier avec marqué « bite », je vous assure que j'ai l'impression de mourir tellement je rigole. Je crois même que j'en pleure, c'est pour dire.
Il nous faut bien cinq minutes pour nous calmer mais une fois que c'est fait, Sacha reprend sa mission qui lui tient à cœur et demande posément :
— Si vous être là, c'est pour que nous analysions vos troubles intérieurs. Veuillez-donc être coopératif et ne pas rigoler.
— Ça va être difficile, répliqué-je, un immense sourire aux lèvres.
— Ta gueule.
Je m'esclaffe une nouvelle fois, accentuant mes crampes aux abdos.
Bon sang, je devrais abandonner le basket et venir ici plus souvent !
— Histoire de vous mettre en confiance, commençons avec des questions simples. Répondez du tac au tac.
— Si tu ne veux pas que j'explose de rire, je te conseille de me tutoyer.
Nous bataillons pendant trois longues minutes – d'après lui, ça me met dans l'ambiance – mais il finit par abdiquer et déclare le top départ de la première phase. Pris au jeu, je suis la consigne et répond le plus vite possible.
— Ta couleur préférée ?
— Noir.
— Ton meilleur ami ?
— Toi, idiot !
— Bonne réponse mon coco. Ton filtre Snapchat préféré ?
— Euh, le chien ?
— Ton animal de compagnie quand t'étais petit ?
— Je n'en avais pas.
Il s'arrête une seconde, tout sourire.
— T'es pas tombé dans le piège, bravo mon pote, commente-t-il.
— Je connais ma propre vie, quand même !
Je retiens un nouveau rire alors qu'il me fait signe de se taire, à fond dans son rôle de psychologue. Je suis persuadé qu'il passe à côté d'une merveilleuse carrière de thérapeute, le pauvre.
— Tu as passé le test d'honnêteté haut la main, mon cher. Maintenant, passons aux choses sérieuses.
Je secoue la tête, amusé. Sacha prend alors la peine de se lever et se penche sur moi avec un air très sérieux qui ne relève plus du jeu. Je fronce aussitôt les sourcils, surpris de voir une telle expression sur son visage ce soir.
— Ne te referme pas comme une huître, Eden, demande-t-il sincèrement. Je veux vraiment te comprendre.
— Amen. Mais mon père, j'ai pêché... dis-je d'une voix de croyant exagérée en joignant mes mains l'une contre l'autre.
Il ne répond pas à ma blague et se contente de se rasseoir dans son siège, me laissant seul sur la table de massage. Je sens qu'il va me poser des questions auxquelles je n'ai pas envie de répondre, et c'est tout juste si je suis capable de les entendre. J'ai peur qu'il me parle d'avant.
— Depuis quand est-ce que tu n'as pas parlé à ton frère ? questionne-t-il.
Ah d'accord, il commence comme ça.
Je pousse aussitôt un grognement et m'apprête à protester quand il m'adresse un regard qui signifie clairement qu'il s'excuse d'avance, mais qu'il veut une réponse. Même si Sacha et moi parlons rarement des vraies choses, je sais qu'il sait tout de mes sentiments à l'égard de mon frère. Il a été à mes côtés quasiment depuis le berceau alors comment lui cacher quoi que ce soit ?
Fatigué avant même de commencer, je ferme les yeux et serre les dents avant de répondre :
— Longtemps.
— Combien de temps ?
— Tu fais chier ! répliqué-je en me redressant.
Il m'appuie vivement sur la tête et mon crâne heurte le cuir de la table de massage avant d'insister une nouvelle fois :
— Réponds ducon. Sinon je te ligote à ce truc inutile et je mange de la guacamole devant toi sans t'en donner.
Une vraie torture, pensé-je. Mais d'un côté, n'est-ce pas pire que de me dévoiler sur un tel sujet ? Surtout dans le cadre d'un jeu aussi débile.
— Environ quatre mois.
Sacha siffle, mais pas de façon admirative. Il n'a jamais osé me le dire pour ne pas rajouter un poids à ma détresse, mais je sais qu'il a toujours bien aimé mon frère. Étant petits, il le défendait toujours un peu quand je me passais mes nerfs sur lui après mes embrouilles avec Jeremy. Avec le temps, j'ai compris qu'il aurait simplement voulu un grand frère lui aussi, même si ça signifiait connaître ce genre de disputes.
Pourtant, il a bien de la chance de rater ça.
— Pourquoi est-ce que tu ne l'as pas appelé ? me demande-t-il.
— Parce que je me fous de sa vie, répliqué-je sèchement. Je me fous de son doctorat, je me fous de sa fiancée et je me fous de sa baraque d'architecte qu'il fait construire dans son quartier de riches. Je m'en fous totalement.
— Tu mens.
Je me redresse pour l'envoyer se faire foutre mais Sacha appuie une nouvelle fois sur ma tête tout en brandissant le guacamole à titre de menace. Je crois que je ne l'ai jamais autant détesté qu'à cet instant.
— Je sais que tu ne t'en fous pas, dit-il plus gentiment quand je me détends un peu. Tu lui en veux simplement.
Ma mâchoire se serre et mon cœur tombe littéralement dans mes chaussures.
— Arrête d'avoir raison, rétorqué-je.
Sacha arbore un sourire fier, tout content d'avoir visé juste.
— Allez, parle ! dit-il en reprenant son air sérieux.
— Sacha, j'ai pas envie, dis-je d'un ton las. Si j'avais su, je serai resté chez moi.
— Sauf que tu le savais pas, et que t'es là. Allez Eden, s'il te plaît. J'ai envie de savoir, et je suis sûr que t'as envie de te libérer d'un poids.
Je pousse un soupir avant de déclarer doucement :
— Je n'aime pas mon frère parce qu'il a toujours eu ce que dont je n'avais pas le droit.
Ça me fait mal de l'avouer, parce que j'en ai honte. J'ai honte d'avoir été jaloux de lui avec une telle force, et de l'avoir haï parce qu'il avait plus de chance que moi.
— Je dois admettre qu'il avait plus de jeux vidéos que toi, dit Sacha d'un air pensif. Et qu'il avait un billard dans sa chambre. Il l'a récupéré, d'ailleurs ?
Soulagé qu'il change de sujet, je fais un long monologue sur le billard histoire d'être sûr qu'il ne me force plus à me confesser. Seulement, Sacha est malheureusement moins idiot que ce que je croyais – oups – et me coupe en éloignant la guacamole, fermement calée dans ses mains :
— Attention, je vais la finir tout seul !
Je me prends la tête dans les mains, épuisé d'avance. Je n'ai pas envie de parler de mon frère avec Sacha, ni avec personne. J'ai juste envie de l'oublier, pourquoi est-ce que personne ne le comprend ?
— Une dernière question et ensuite on arrête, dit Sacha d'un air entendu. Promis.
— Grouille-toi, alors ! répliqué-je, désireux d'en finir au plus vite.
— Qu'est-ce que tu dirais s'il voulait que vous vous revoyiez ?
Je me rassied, les pieds pendant dans le vide de la table de massage.
— Je l'enverrai chier.
— Vraiment ?
— Vraiment.
Sacha semble hésiter un instant, puis il roule des yeux et me tend le bol de guac'. Je vois dans ses yeux qu'il avait espéré que je m'ouvre un peu, mais qu'il sait que je n'y arrive plus. Il me remercie de ma confiance sans rien dire, et je me contente d'hocher la tête pour lui dire que ce n'est rien. Après tout, c'est moi qui ai des problèmes et lui qui essaie de m'aider.
Soudain, une idée semble germer dans sa petite tête et son regard s'illumine avant qu'il ne me demande, en effectuant une danse des sourcils suggestive :
— Tu me fais un massage ?
∞
Je commence à croire que Callisto est morte. Sincèrement.
Elle n'est pas venue à l'association ce samedi non plus, et je ne l'ai pas revue de la semaine. C'est officiel : elle me tape sur les nerfs. C'est vrai, elle pourrait au moins venir pour le plaisir d'aider les autres, même si ça signifie me voir !
Mais non, madame joue les portées disparues et n'a pas montré le bout de son nez depuis deux semaines. Je ne sais pas pourquoi est-ce que ça m'agace autant, mais ça m'agace. Même si d'un côté, je dois avouer que ça me fait quand même du bien de ne pas l'entendre piailler à longueur de journée.
J'avoue ; ça, c'était gratuit. Mais c'est parce qu'elle m'énerve, ça excuse tout.
— Est-ce qu'un homme fort pourrait venir m'aider à déposer ça dans la réserve ? retentit soudain une voix féminine derrière moi.
Je ne me retourne même pas, peu désireux d'aller aider Laura. Comment puis-je savoir que c'est elle ? C'est simple, il n'y a que trois femmes bénévoles ici : Barbara, qui passe quatre-vingt pour cent de son temps à gérer des formalités administratives dans son bureau, Callisto et Laura. Sauf que Callisto ne demanderait jamais d'aide, elle est bien trop fière pour ça.
— Eden va y aller, lui répond David.
Je le fusille du regard, ce qui semble beaucoup l'amuser. Je ne sais pas ce que lui a dit Laura, mais il essaie de nous caser tous les deux depuis le premier jour. Je déteste ça, vraiment.
Ne pouvant plus refuser, je rejoins Laura dans l'entrée de la nursery et récupère le carton qu'elle tenait à bout de bras en espérant que ce n'est pas un stratagème de sa part.
Bon, pour sa défense, il est assez lourd.
— Merci Eden, c'est vraiment gentil, dit-elle en papillonnant des cils tout en marchant à côté de moi. Tu adores aider les gens, non ?
Je ne suis vraiment, vraiment pas d'humeur à discuter. Seulement, je ne sais pas comment le lui faire comprendre poliment.
— Pas vraiment. Je suis plutôt un égoïste dans l'âme.
Peut-être un peu violent, mais ça fonctionne. Sa bouche se referme aussitôt et elle me regarde entreposer le carton dans le fond de la réserve.
— Tu as besoin d'autre chose ? demandé-je tout de même, désireux de ne pas non plus passer pour un monstre.
— Non merci, répond-elle sèchement.
Aïe.
Je lui adresse un hochement de tête avant de quitter la réserve en levant les yeux au ciel. Je suis en train de retourner à la réserve quand mon regard est attiré sur la porte vitrée... D'où l'épaisse chevelure noire et bouclée de Callisto fait enfin son apparition.
Sans réfléchir, je retourne sur mes pas et la rejoint directement près de la porte, ne lui laissant même pas le temps d'enlever son manteau.
— Salut, dis-je.
Elle semble sous le choc. Étant donné qu'elle m'arrive à peine à l'épaule, ses yeux noisette rencontrent tout d'abord mon épaule. Puis, son regard se braque sur moi et elle me fixe avec dédain.
Alors ça, c'est une première.
— Tiens, Eden, dit-elle.
Elle ne le dit pas méchamment, mais je pense que c'est tout simplement parce qu'elle n'arrive pas à être méchante avec qui que ce soit. Vu l'air concentré qu'elle arbore, elle a visiblement tenté d'avoir l'air froide. Ce qui n'est ni vraiment une réussite, ni vraiment un échec.
— Tu étais malade ? demandé-je sans me laisser démonter.
Elle me double pour déposer son manteau à une patère sans même m'accorder un regard. Le message est très clair : elle m'en veut.
Bravo, champion.
— Non, je révisais mes partiels, réplique-t-elle.
Elle se hisse sur la pointe des pieds pour accrocher son manteau mais n'y arrive pas. Les bras croisés, je la regarde s'y reprendre à trois fois sans jamais atteindre le porte-manteau.
— Tu vas te foutre de ma gueule encore longtemps ? finit-elle par lâcher en se retournant brièvement pour me gratifier de son regard le plus noir.
— Si tu y tiens, oui. Sinon, je peux venir t'aider.
Elle secoue la tête, trop fière pour accepter. Elle se hisse de nouveau sur la pointe des pieds telle une danseuse de ballet, les yeux plissés par la concentration imposée par sa tâche. Au bout de cinq tentatives, elle décide d'abandonner sous mon regard amusé.
— Dommage, tu y étais presque, dis-je d'un air enfantin pour me ficher d'elle.
Elle ouvre la bouche pour me répondre mais se résout à m'ignorer au dernier moment, à ma plus grande déception. Elle dépose son manteau sur le dossier de la chaise à roulettes du comptoir et tape je-ne-sais-quoi sur l'ordinateur, le visage fermé.
À ce moment-là, je ne sais pas vraiment comment agir. C'est vrai, dois-je aller m'excuser ? Après tout, je ne l'ai pas forcée à venir avec moi. Et de surcroît, je ne lui ai jamais menti ; j'ai simplement omis de préciser certains détails, ce qui n'est pas tout à fait pareil.
Pourtant, je pousse un long soupir intérieur et me plante juste devant elle au comptoir. Je m'attends à ce qu'elle relève la tête et me dise d'aller me faire foutre, mais non, rien. Elle m'ignore simplement.
Je dois dire que mon ego en souffre atrocement.
— Tu comptes m'ignorer encore longtemps ? finis-je par demander, agacé par son attitude.
— Et toi, tu comptais me dire qu'on était en train de cambrioler tes parents ? demande-t-elle de façon rhétorique, des fusils dans les yeux. Je ne crois pas, non.
Je roule des yeux en soupirant, exaspéré.
— Je ne comprends pas où est le problème. Tu n'en avais rien à faire de cambrioler un inconnu, mais ça te pose un problème que ça soit mes parents ? questionné-je.
Elle se tourne enfin vers moi, un air scandalisé sur le visage. Si la situation ne me faisait pas autant chier, je crois que j'en rirais.
— Déjà, je n'ai jamais été à l'aise avec le fait de s'introduire chez quelqu'un. Et je pense que tu aurais pu me prévenir, histoire que ce soit clair dès le début. Si j'avais su, j'aurais filé avec ta caisse et je t'aurais laissé te démerder tout seul.
Tu aurais peut-être dû, ai-je envie de lui répondre. C'est vrai, qu'est-ce que je cherchais à me prouver en faisant ce genre de choses ? Que j'étais bel et bien le putain de criminel que tout le monde pense que je suis ?
— C'est vrai, admets-je.
— Bien sûr, que c'est vrai !
Elle me fusille du regard, les mains à plat sur le comptoir.
— Alors maintenant, on ne se parle plus. Je n'existe plus pour toi, et tu n'existe plus pour moi. Je suis assez mature pour qu'on puisse se parler dans le cadre du travail, mais c'est tout. Plus de virées nocturnes débiles ou je-ne-sais-pas-quoi.
Je la fixe sans rien dire, les lèvres comme soudées l'une contre l'autre. Ses mots ne devraient même pas m'impacter. Après tout, pourquoi est-ce que ça me toucherait ? Depuis le début, j'ai trouvé cette fille idiote et maladroite et j'étais persuadé que je ne pourrais jamais la supporter plus de cinq minutes d'affilée.
Pourtant, c'est bel et bien de la déception qui enserre mon cœur, sans que je ne sache pourquoi.
— De toute façon, ça ne changera pas grand-chose, finit-elle par m'achever.
J'hoche la tête, surpris qu'elle ose me balancer de telles choses à la figure. Bon, hé bien c'est clair : elle me déteste.
— Très bien, conclus-je.
Quand je retourne à la nursery avec les poings serrés, je ne lui jette même un regard en arrière.
Tant pis.
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