Chapitre 5
CALLISTO
La semaine est passée à toute vitesse.
Lundi j'ai emmené Eddie chez le vétérinaire après qu'il se soit amusé à déchiqueter le nouveau coussin décoratif en plumes de mon lit, histoire de vérifier s'il n'était pas enragé ou quelque chose dans le genre. L'assistante vétérinaire a semblé me prendre pour une cinglée, alors je n'ai pas insisté. Pour ma défense, le coussin m'avait coûté la peau du cul.
Mardi, j'ai trouvé le moyen de me consoler pour mon coussin et j'ai forcé Émie et Paul à m'accompagner faire du shopping. J'ai finalement opté pour un pull-over noir à col cheminée, une robe d'été jaune – histoire de me persuader que l'hiver est déjà bientôt fini alors qu'il ne fait que commencer – et des Converse rose bonbon. Très kitsch, mais tout aussi réconfortant. Quant à mes amis, Paul était trop occupé à empêcher Émie d'acheter tout et n'importe quoi dans une boutique d'électroménager – il me semble qu'elle avait flashé sur une machine-à-laver qui crie la bande originale de Star Wars quand son cycle est terminé.
Mercredi, j'ai croisé Clément dans la cuisine directement en me levant. En remarquant qu'il avait fini la baguette que je m'étais spécialement gardée pour ce matin, j'ai failli lui envoyer une machette dans les couilles. Heureusement pour lui et malheureusement pour moi, je n'avais pas de machette sous la main.
Jeudi, mon foutu réveil n'a pas sonné – sûrement une revanche de Clément, que j'avais pris le soin d'enfermer dans l'appartement en partant sans lui laisser de trousseau de clés le jour précédent. Évidemment, l'amphithéâtre entier s'est tourné vers moi quand je suis arrivée avec une bonne demie-heure de retard. Je pense qu'ils étaient tous surpris que j'arrive encore à battre des scores, niveau temps de retard.
Vendredi, je me suis endormie devant Élite et je ne sais plus à quel moment je me suis assoupie. C'est un immense problème parce que je ne sais pas exactement à quel moment reprendre. Je crois que je vais revoir l'épisode en entier.
Et voilà, nous sommes déjà samedi. J'ai parfois l'impression que quelqu'un s'amuse à avancer l'heure sans arrêt histoire que les journées passent plus vite.
— Callisto ?
— Oui ? réponds-je sans me retourner, occupée à trier des papiers.
Laura se plante devant mon bureau, les mains enfoncées dans les immenses poches de son sweat oversize.
— Un type est là. Il veut faire un don, je crois.
J'arque un sourcil en déclarant :
— Et ?
— Et, t'as qu'à t'en occuper ! râle-t-elle en roulant des yeux comme si c'était évident.
Une main sur la hanche, je décide d'arrêter mon rangement pour être sûre qu'elle déchiffre bien mon regard profondément agacé.
— Je donne un cours de français dans moins de cinq minutes alors demande à quelqu'un d'autre, rétorqué-je en fronçant le nez.
— Sauf qu'il porte un carton et je déteste les cartons.
Je pince les lèvres, les bras croisés.
— Tu détestes les cartons ? répété-je en haussant un sourcil. Aux dernières nouvelles tu étais plutôt phobique des papiers administratifs.
Laura mâche son chewing-gum avec son air le plus défiant. À cet instant, j'ai une soudaine envie de lui envoyer une agrafeuse au visage – en espérant qu'elle n'y verra rien de personnel, bien sûr : je ne peux tout simplement pas tolérer les personnes arrogantes. C'est au-dessus de mes forces.
— Je suis aussi phobique des cartons. Est-ce que tu sais combien de germes différentes il peut y avoir sur ce genre de trucs ? questionne-t-elle de façon rhétorique avec un geste désinvolte. Beaucoup trop.
— C'est ça.
Je claque le tiroir d'un coup sec avant de déclarer :
— C'est bon, j'y vais. Tu me revaudras ça.
— Ou pas ! lance-t-elle quand je passe la porte.
Elle m'énerve.
Les poings serrés, je rejoins l'accueil. Un homme à la chevelure châtain et aux lunettes à monture argentée attend patiemment, une immense boîte en carton entre les mains.
— Bonjour, je peux vous aider ? demandé-je en m'approchant.
Son visage s'éclaire d'un sourie communicatif.
— Oui, merci ! Je viens déposer un carton de vêtements. Ma femme a passé le week-end à vider ses placards et nous avons pensé que ça pourrait être bien de vous le remettre.
— C'est vraiment très gentil, réponds-je en tendant les bras. Dans ce cas, je vais récupérer vos affaires et je trierai ça dans la journée, qu'est-ce que vous en dîtes ?
— Avec plaisir.
Il s'apprête à me donner le carton – qui semble faire douze fois ma taille, au secours – mais est interrompu dans son mouvement par deux grandes mains sorties de nulle part et d'une voix grave qui déclare :
— Je m'en charge.
En deux temps trois mouvements, je comprends qu'Eden est en train de récupérer le colis. Il le porte comme s'il ne pesait rien, ce qui me tape sur les nerfs autant que cela m'impressionne. Vu la taille du carton, j'avais peur de finir écrasée sous un tel poids.
Au moment où j'ouvre la bouche pour remercier mon très cher collègue, l'homme fronce les sourcils et demande :
— Eden ?
Celui-ci, qui s'apprêtait à s'éloigner vers la réserve, s'immobilise et recule de quelques pas avant de dire avec un hochement de tête poli :
— Maître Roussel.
Je les fixe l'un après l'autre, la bouche toujours entrouverte.
Est-ce qu'ils... se connaissent ?
Pourtant, je ne vois pas dans quel cadre est-ce qu'ils auraient bien pu se fréquenter. L'homme a l'air d'un âge assez avancé comparé à celui d'Eden et porte une montre en or au poignet et une chemise satinée. Rien à avoir avec Eden, qui ne porte que des sweat-shirt relevés sur ses avant-bras et des jeans depuis que je le connais.
— Je suis ravi de vous revoir, dit gentiment l'homme tandis qu'Eden resserre discrètement sa prise sur le carton.
Malgré l'air impassible qu'il arbore, je vois très bien qu'Eden se contient. Je ne le connais pas beaucoup mais quelques signes ne trompent pas : il semble particulièrement ébranlé, et voire même en colère de revoir monsieur Roussel.
— Vous vous connaissez ? osé-je finalement demander.
Eden ouvre la bouche pour répliquer quelque chose mais se fait interrompre au même moment par l'homme :
— Je suis son avocat.
Je crois que mon cœur s'arrête le temps de quelques secondes. Littéralement.
— Était, corrige Eden. Merci d'être passé en tout cas. C'est vraiment gentil de votre part.
— Je vous en prie. Bonne journée à vous deux, les jeunes.
Sur ce, il fait demi-tour avec un dernier signe de tête dans la direction d'Eden et passe la porte de l'association d'une démarche assurée, laissant derrière lui un silence pesant avec mon collègue.
Collègue qui a un avocat.
Mon instinct d'enquêtrice reprend le dessus et un million de scénarios me viennent aussitôt en tête. Même si les pires idées se bousculent aussitôt dans mon cerveau, j'essaie de ne pas paranoïer. Après tout, beaucoup de gens ont un avocat simplement par prévention. En plus, la plupart du temps, c'est surtout l'avocat de la famille et non spécialement son avocat.
Pourtant, vu le regard qu'il me lance, je sens que cette histoire est une affaire sensible pour lui.
— Je sais très bien ce que tu dois te demander en ce moment, dit Eden.
Il avance vers moi tel un prédateur et je ne perds pas de temps pour reculer d'autant de pas.
— Ah bon ? répliqué-je d'une petite voix.
Il avance encore d'un pas et cette fois, mon dos se cogne au comptoir. Le souffle court, je le regarde avancer encore plus près. Seul le carton nous empêche d'être littéralement collés l'un contre l'autre.
Il me fait peur.
— Tu te dis que je suis un criminel, que j'ai sûrement tué cinq gosses et qu'ils gisent actuellement dans ma cave.
Je voudrais qu'il me fasse peur.
Et c'est vrai. Je sais qu'au fond de moi, je ne suis pas effrayée par ce grand brun. Il a beau faire un mètre quatre-vingt-dix et posséder le regard le plus sombre de France, il ne m'intimide pas.
Et je me demande bien pourquoi.
— Je penchais plutôt pour dix gosses, mais cinq me vont aussi, soufflé-je.
Et là, quelque chose d'incroyable se passe.
Il sourit. Eden sourit.
Oh. Mon. Dieu.
Ses lèvres s'étirent, juste assez pour laisser découvrir une rangée de dents blanches et bien alignées. C'est peut-être seulement une grimace ironique ou peut-être même une moquerie à mon égard, mais je m'en fiche. C'est la première fois que je le vois esquisser le moindre sourire, et je dois dire que ça fait bizarre.
— Je vois, dit-il en se reculant enfin, me laissant respirer. Et, euh... Est-ce que tu...
— Pourrais éviter d'en parler aux autres ? finis-je.
Il hoche la tête.
— Bien sûr.
S'il est soulagé, il le cache très bien. À vrai dire, il a l'air de s'en ficher royalement. Tellement royalement d'ailleurs que je doute presque que la scène précédente a réellement existé.
— Bonne chance avec ton cours de français, dit-il avant de tourner les talons, le carton sous le bras.
∞
— Toujours en train de travailler ces deux-là, commente Camélia, penchée par-dessus mon épaule.
Je ne relève pas la tête mais souris malgré moi. Il est vrai que comparé à elle, Paul et moi avons l'air de deux tarés du travail. Notre avons appris que notre partiel avait été repoussé à fin novembre pour cause de mauvaise organisation au sein de l'université, alors nous travaillons comme des tarés pour être sûrs d'être prêts le vingt-et-un.
Finalement, mon regard se pose sur Camélia quand je la vois remplir une bouteille d'eau.
— Tu vas faire du sport ? demandé-je.
— J'hésite.
J'arque un sourcil, amusée par sa réponse. Elle porte une tenue de yoga composée d'une brassière et d'un pantalon moulant, ce qui me fait penser que sa décision est déjà prise.
— Pourtant t'es en tenue, remarque Paul en levant la tête de son bouquin, tout aussi rieur que moi.
— C'est une technique de motivation, répond Cam en frappant dans ses mains.
Nous échangeons un regard profondément amusé avec mon ami avant que la brune n'intervienne en se plantant devant le bar, les bras croisés :
— Arrêtez de vous foutre de moi ; elle existe vraiment, cette technique !
— Ah oui ?
— Oui, répond Camélia d'un air déterminé. Quand je n'ai pas envie de faire de sport, je m'habille quand même en tenue. Sauf qu'une fois habillée, j'ai souvent une flemme incroyable de retirer ces vêtements très peu confortables et je finis par me dire que maintenant, je n'ai plus qu'à aller faire du sport.
Je ne peux m'empêcher d'éclater de rire.
— Tu es incroyable, commenté-je en l'attirant à moi.
Elle bougonne je-ne-sais-quoi en prenant son air boudeur tandis que je la serre brièvement contre moi, heureuse de l'avoir toujours à mes côtés. Je ne sais pas ce que je ferais sans elle et ses théories complètement barrées.
— Tu pourrais l'être aussi si on allait rendre visite aux parents ce week-end, dit-elle en enfilant ses baskets. Papa m'a appelée hier soir, et il paraît que maman est épuisée avec William. À croire qu'il est pire que Mathéo, un cauchemar, ajoute-t-elle en secouant la tête.
— Vous avez de nouveaux petits-frères ? demande Paul sans comprendre.
Nous lui rappelons alors que notre mère exerce le métier de famille d'accueil depuis que nous sommes petites. Je croyais que ma mère arrêterait quand nous aurions quitté la maison, mais on dirait qu'elle a eu encore plus envie de continuer. Je pense qu'avoir toujours des enfants à la maison même s'ils ne restent pas toujours très longtemps lui permet inconsciemment de faire son deuil de la vie de famille que nous avons eu pendant si longtemps. J'imagine que dix-huit ans de crêpes le samedi, ça ne s'efface pas comme ça.
— On ira, dis-je gentiment.
— Parfait. Bon, je crois que je vais aller courir finalement.
Elle attache Eddie à sa laisse avant de l'attirer vers la porte et de nous saluer de son traditionnel « salut les gueux ! ». Une vieille blague qu'elle n'a jamais cessé de trouver drôle.
— À plus ! m'exclamai-je en chœur avec Paul quand Cam disparaît finalement dans le couloir.
Une fois seuls, nous nous reconcentrons sur nos cours. En choisissant une licence de biologie afin de devenir professeure en lycée ou en université, j'étais persuadée que toutes les matières me plairaient mais pourtant, j'ai toujours du mal avec la physique. J'adore la géologie, les mathématiques, l'enzymologie et la biochimie mais alors la physique, ça ne passe définitivement pas.
— Je crois que je vais abandonner et me reconvertir, finis-je par déclarer au bout d'une heure de lutte acharnée avec un exercice incompréhensible.
— Et pour faire quoi ? demande Paul, amusé.
— Agricultrice. J'élèverai des poules, je trairai des vaches et je porterai des robes champêtres à motifs fleuris.
Paul éclate de rire avant de déclarer :
— Je ne veux pas briser tes rêves, mais je pense que le métier d'agriculteur est un plus compliqué que ça. Tu devrais plutôt te reconvertir en cuistot. Ça, tu sais faire !
— C'est vrai que je cuisine bien, dis-je d'un air égocentrique.
— D'ailleurs j'ai un petit creux, alors si tu pouvais...
— Ah oui, je vois le genre ! répliqué-je, souriante.
Finalement, je saute sur l'occasion pour laisser tomber la physique et me mets aux fourneaux. Je décide de faire cuire des nems, le plat préféré de Cam. Quand elle rentrera de sa course, je suis persuadée qu'elle sera contente de se rendre compte que le repas est prêt. Une vraie petite maman, je vous jure.
Vers dix-neuf heures trente, Camélia réapparaît, hilare. Nous ne tardons pas à découvrir Clément derrière elle, qui semble à bout de forces.
— Je l'ai croisé près du Monoprix, explique ma sœur, la voix entrecoupée de rires.
— Elle m'a forcée à courir avec elle jusqu'à l'appartement, cette sorcière ! rétorque Clément, plié en deux avec les mains sur les genoux.
— C'était le deal : pas de course, pas de repas.
Je comprends vite qu'il va rester dîner, ce qui élargit mon sourire.
Pendant que Paul met la table, je termine de cuisiner en me déhanchant sur la nouvelle playlist de Clément. Voilà l'une des choses que je n'ai jamais précisé à son propos : il a un vrai don pour dénicher de supers artistes. En général, ceux-ci ne sont pas très connus quand il les découvre et finissent par remplir des Bercy l'année d'après, comme par magie.
— Dis-moi Clem, ça fait longtemps que tu ne nous as pas parlé de tes conquêtes ! remarque Paul avec un air taquin. La bête sauvage serait-elle devenue un petit chiot ?
Je réprime un sourire en me hissant sur le bar, regardant la scène avec amusement. S'il faut savoir une chose, c'est que Superman a la kryptonite. Clément, lui, a les femmes.
— Je croyais que mes histories de cul vous rendaient jaloux les losers, rétorque celui-ci d'un air supérieur, affalé sur le canapé.
— Avoue plutôt que tu es célibataire depuis quelques temps et que ça te fait bizarre, répliqué-je.
Il prend aussitôt un air pincé, comme touché dans son ego.
— Te fous pas de ma gueule, toi ! reprend Clément d'un ton accusateur en voyant que Paul se mord la joue pour ne pas rire. C'est ta faute tout ça, d'abord.
— Ah oui ? réplique mon ami en se foutant ouvertement de sa gueule.
— Depuis que tu as posté cette photo de nous dans ton bar gay, je me mange des Lu sur Insta. Et c'est pas des biscuits, hein.
J'éclate de rire avant d'être interrompue par la sonnerie de mon téléphone, qui annonce la fin de la cuisson des nems.
— J'ai dû louper un épisode, dis-je en attrapant un gant.
— J'ai proposé à Clément de m'accompagner dans un bar gay, et il s'est... commence Paul.
L'intéressé lève alors une main, arborant une mine particulièrement grave et sérieuse.
— C'est trop tôt pour en parler.
Je ris tellement que bientôt, des larmes perlent au coin de mes yeux. Finalement, c'est Cam – qui sort tout juste de la douche – qui sort les nems du four à ma place parce que je n'arrive plus à m'arrêter, les mains sur le ventre.
Dans ces moments-là, je sais que j'ai une chance inouïe. C'est vrai ; je suis entourée d'une famille aimante et qui m'offre un soutien sans faille, mes amis m'acceptent comme je suis et me font pleurer de rire en six minutes chrono, j'ai un petit chien – je n'aurais jamais cru m'en réjouir un jour – et je suis même bénévole dans une association. Pourtant, une minuscule partie de moi joue les rabat-joie et ne peut s'empêcher de me souffler que depuis mes seize ans, je n'ai pas avancé sentimentalement.
Force est de constater que tous les gens qui m'avaient dit que j'allais bien finir par l'oublier avaient tort.
∞
Je n'ai jamais passé autant de temps à l'association en si peu de temps.
Après notre petite soirée entre amis, j'ai raccompagné Paul chez lui à pied pour pouvoir réfléchir un peu dans mon coin sur le retour. Comme ça m'arrive parfois, j'ai remis littéralement toute ma vie en perspective. Puis, étonnamment, mes pensées ont dérivé sur Eden.
En me couchant ce soir-là, je n'ai pas arrêté de tourner et de retourner dans tous les sens ce qui s'était passé le samedi précédent. Je n'avais encore pas pris le temps d'y penser en détail, et je me suis aussitôt sentie happée par mes questionnements.
Je me souvenais encore parfaitement de ses billes d'un bleu-gris intense à moins d'un mètre de moi, de ses grandes mains qui étaient venues porter le carton pour moi sans même que je le lui demande et de son sourire. Surtout de son sourire, en fait.
Je ressentais un mélange de surprise et d'appréhension : de surprise parce que je savais qu'il cachait quelque chose, et d'appréhension parce que je ne savais pas – et ne sais toujours pas – si j'ai raison de m'engager là-dedans ; après tout, chacun a le droit à une vie privée. Pourtant, je mourrais d'envie de découvrir qui était réellement Eden Cordier et bordel, je crois que ce désir n'a pas du tout disparu.
Pour mener à bien ma mission, j'ai décidé de passer un maximum de temps à l'association pour l'observer – je vous l'accorde, j'ai l'air d'une psychopathe. D'ailleurs, Cam me l'a fait remarquer quand j'ai décidé de sécher les cours pour aller à l'association après avoir appris qu'il allait y passer toute la journée ce jeudi.
— Tu deviens super flippante avec cette histoire. La mission Eden c'est censé être un passe-temps, pas une obsession. Et tu sèches les cours, maintenant ? Je ne te reconnais pas, là.
Je l'ai envoyée chier. Après tout, elle avait fini la boîte de Lindt que j'avais planqué dans ma chambre – sans m'en glisser le moindre mot évidemment – , cette fouineuse. Elle méritait au moins ça.
Seulement voilà : il y a un énorme problème. Après avoir observé Eden pendant deux jours, une conclusion m'est tombée dessus alors que je ne m'y attendais pas le moins du monde.
Je crois que je l'aime bien.
Je sais, c'est extrêmement grave. Avec les quelques indices que j'ai récolté ces derniers-temps, je devrais le détester ou au moins de méfier de lui. Pourtant, je n'arrive pas à m'enlever de la tête le sourire qu'il m'a lancé l'autre jour.
C'était un sourire pur comme on en voit rarement.
— Alors chérie, tu dors ?
Je sursaute avant de décocher mon regard le plus noir à ma très chère Laura, que je ne peux tout simplement plus voir en peinture. Parce que malheureusement, passer deux jours à l'association signifie également passer deux jours avec elle. J'aurais dû y penser avant de me découvrir de nouveaux talents de flic.
— Je trie les goûters de la semaine prochaine, rétorqué-je. Tu sais, ceux que tu as jeté dans la réserve sans les compter pour vérifier que le fournisseur ne nous avait pas arnaqué ?
Elle s'adosse au chambranle de la porte, un air taquin sur le visage et son fidèle chewing-gum toujours dans la bouche.
— J'avais pas trop envie.
— Sans blague.
Je ne tarde pas à me relever avant de me mettre un coup de gel antibactérien sur les mains, en bonne maniaque de la propreté – j'ai bien dit de la propreté et non de l'ordre, il y a là une grande différence ; qui prend tout son sens quand on voit l'état de ma chambre, d'ailleurs.
— Je venais te dire qu'il y a une réunion au bureau, finit-elle par expliquer.
— Quand ?
— Tout de suite, tête creuse.
Je pousse un long soupir intérieurement avant de la suivre jusqu'au bureau de Barbara, où nous sommes les dernières à arriver. David et Eden se tiennent déjà dans un coin, nous regardant à peine quand nous entrons, ce qui ne me va pas plus mal. De toute façon, il faut que je déteste Eden – heureusement ce n'est pas comme s'il faisait tout pour être apprécié.
— Si je vous ai tous réunis ici ce matin, c'est pour vous parler de Noël, qui s'en vient à grands pas.
— On est seulement mi-novembre, réplique Laura en croisant les bras.
Je l'imagine très bien détester Noël simplement parce que les gens y sont heureux.
— J'ai dit « s'en vient » pas « c'est Noël », rétorque Barbara d'un ton sans appel.
C'est le même ton qu'elle avait abordé avec moi quand je lui avait dit que Bassem était mon interne préféré, histoire de bien me faire comprendre que je n'en avais pas le droit.
Comme si on pouvait avoir une quelconque emprise sur son cœur.
— Je sais que la moitié des réfugiés sont musulmans et ne le fêtent pas, mais rien ne nous empêche de leur offrir des cadeaux simplement pour le plaisir. Quant aux autres, il faut que nous leur offrions un Noël digne de ce nom.
— Je suis désolé de casser l'ambiance mais on risque de ne pas avoir le budget pour toute l'organisation, déclare David, le responsable budget.
— Je sais bien, répond Barbara. J'ai déjà calculé, et on va faire l'impasse sur le sapin et une partie du repas de Noël. Je pense que les enfants ont besoin de nouveaux jouets et qui leur appartiennent, à eux. C'est difficile de tout partager.
Je ne peux m'empêcher d'être déçue. C'est vrai, comment fêter Noël sans sapin ? Histoire d'être persuadée que je ne risque pas de dire quelque chose d'idiot, je tourne ma langue sept fois dans ma bouche – pour de vrai, une technique de ma mère – avant d'oser dire ce que j'en pense.
Suite à ma réplique, Barbara m'adresse un air désolé puis déclare :
— Je sais, ce n'est pas l'idéal. Seulement, on te l'a dit, on n'a pas le budget. Si vous voulez vraiment un sapin et du foie gras, vous n'avez qu'à le payer de votre poche. Sur ce, retournez travailler.
Laura peste je-ne-sais-quoi quant à son rapport avec l'autorité puis s'éloigne dans le couloir avec David. Il ne reste alors plus qu'Eden, Barbara et moi dans le bureau.
— Qu'est-ce que vous ne comprenez pas dans « allez travailler », vous deux ? dit-elle d'un air suspicieux en arquant un sourcil.
Je lui adresse mon sourire le plus angélique, histoire de la préparer à ce qui va suivre. Malheureusement, elle comprend peut-être un peu trop bien et m'interrompt directement en levant simplement une main.
— J'ai dit non, Callisto. Pas de négociation possible.
Je pousse un soupir avant de me retourner. Alors que je me dirige vers la porte, la main d'Eden enserre soudain mon bras et me coupe dans mon élan. Surprise tout autant par le fait qu'il ne soit pas parti pendant que je parlais et le fait qu'il ose avoir le moindre contact physique à mon égard, je lève les yeux vers lui sans comprendre.
— Et si on arrive à trouver une alternative ? propose-t-il.
— Comme quoi ? demande Barbara, qui ne semble pas y croire.
Les yeux d'Eden se posent un instant sur moi, instant qui suffit à faire chauffer mes joues. D'autant plus que sa main est toujours sur mon bras, merde.
Pourquoi est-ce que tout à coup, il ne semble plus me détester ?
— Tout ce que je te peux dire, c'est que tu n'auras rien à payer.
Barbara joint ses mains l'une contre l'autre, les coudes appuyés sur le bureau. Je vois dans ses yeux qu'elle hésite, sûrement parce qu'elle sait au fond d'elle que nous insistons pour la bonne cause.
— Ce n'est pas illégal, au moins ? demande-t-elle, par simple mesure de précaution.
Au moment où je m'exclame « non ! » avec un regard déterminé dans la direction de mon très cher collègue, celui-ci répond « peut-être ». J'entrouvre alors la bouche, sous le choc. Quant à lui, je remarque qu'il est en train de me fixer également. Malgré son air impassible, on dirait presque qu'il tente de me sourire avec les yeux.
Ce n'est pas un vrai sourire, mais ça me suffit.
— C'est ça, lâche Barbara, persuadé qu'il plaisante. Débrouillez-vous, vous deux. Vous avez intérêt à ce que vos conneries ne me retombent pas dessus.
— On fera tout pour, assure Eden d'un ton visiblement taquin.
Puis, il exerce une légère pression sur mon bras pour m'entraîner dans le couloir. Quand Barbara claque la porte, je suis toujours sans voix. Sans voix parce qu'il a semblé être complice avec moi, sans voix parce qu'il a plaisanté alors que je ne l'en savais pas capable, sans voix parce qu'il a réussi à convaincre Barbara alors que je croyais ça impossible.
Sans voix parce qu'une fois de plus, j'ai vraiment dû mal à le détester.
— Tu es libre vendredi soir ? demande-t-il.
La main qui me touchait encore retombe le long de son corps mais la chaleur de ses doigts y reste, me laissant pantoise.
— Tu plaisantes ? répliqué-je.
Cette fois, c'est lui qui semble ne pas me comprendre. Il fronce les sourcils en me fixant de son regard bleu-gris, profond et inquiétant.
— Elle a dit vos conneries, réplique-t-il. Et au cas où tu ne l'avais pas compris, Barbara ne me vouvoie pas.
Les mots me manquent. Tout ce que je me dis à cet instant c'est : wouah.
« Wouah », parce que je ne sais pas quoi dire et que ça ne m'était pas arrivé depuis très, très longtemps.
— Je prends ça pour un oui, finit-il par lâcher. Vendredi, vingt-et-une heures devant l'assos'. Sois à l'heure.
Et exactement comme il m'a laissée l'autre fois après m'avoir souri, il s'éloigne dans le couloir sans un seul regard en arrière.
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