Chapitre 33

CALLISTO

— C'est bon, je peux ouvrir les yeux ?

Je sais déjà qu'Eden va me dire non avant même qu'il ne le fasse puisque ses mains se plaquent un peu plus encore contre mes yeux. Elles sont d'ailleurs tellement grandes et puissantes que je n'aperçois même pas le moindre rai de lumière, plongée dans l'obscurité totale.

— Pas tout de suite, souffle-t-il.

Je devine au son de sa voix qu'un sourire s'est dessiné sur ses lèvres et bêtement, je me mets à sourire aussi. Il continue de me guider tandis que j'essaie de comprendre où nous sommes en tâtonnant à l'aveuglette les meubles que je croise. Tout ce que je sais, c'est que je suis chez lui ; après ça, c'est le néant. Il m'a rendue aveugle dans le couloir et m'a fait faire plusieurs tours de l'appartement pour brouiller les pistes – un vrai petit malin. Seulement, ça fait au moins dix minutes qu'il me fait patienter, et je commence sincèrement à brûler d'envie de découvrir sa surprise.

— On y est. Tu es prête ?

J'hoche la tête, le cœur battant. Il commence à retirer doucement ses mains quand je plaque les miennes par-dessus en m'exclamant :

— Promets-moi que tu ne vas pas me plonger dans une piscine de mygales !

Il rigole dans sa barbe et pose sa joue contre la mienne avant de dire :

— Promis.

Puis, il retire ses mains pour de bon et j'aperçois enfin sa foutue surprise.

Le souffle coupé, je comprends qu'il a fait de sa chambre un endroit romantique à en mourir. Tous les clichés sont là : les bougies à la vanille qui sentent trop fort, la musique douce et le chemin de pétales de roses sur le sol qui se termine en cœur, assemblé directement sur la couette. Il a aussi tiré les volets et désormais, seule la lumière orangée du coucher de soleil passe à travers le velux. J'ai l'impression d'être dans un rêve.

— Tu... Tu as fait tout ça pour moi ? bégayé-je en me tournant vers lui.

J'ai la gorge serrée par l'émotion. C'est peut-être con, mais je suis émue.

C'est la première fois qu'on me fait ce genre de surprises.

— Non, c'est pour Camélia, réplique-t-il. Je commence à la trouver vraiment sexy, alors je me disais que...

— Idiot !

Il rit doucement tandis que je caresse la couette recouverte de pétales de rose du bout des doigts, amusée.

— Je ne savais pas qu'Eden Cordier était un romantique, dis-je en me retournant.

Il me sourit.

— Moi non plus. C'est sûrement un peu trop, non ?

Je m'apprête à le contredire quand il enchaîne :

— Je savais que j'aurais dû m'en tenir à un truc moins cliché. Sauf que Google a insisté sur les bougies, alors j'ai craqué et...

— Hé, le coupé-je en attrapant sa main. C'est parfait.

Je l'embrasse sur la lève inférieure et me recule pour regarder de nouveau la pièce, une main sur la hanche.

— En tout cas tu t'es bien débrouillé : j'ai presque envie de coucher avec toi, maintenant.

Il écarquille légèrement les yeux, amusé.

— Oh, pardon, j'ai peut-être mal interprété la situation ? le taquiné-je. Bon, tant pis. Après tout, ce n'est pas m...

— L'option « coucher avec toi » me va très bien, me coupe-t-il. Enfin, si tu es d'accord bien sûr.

Il a un éclat particulier qui brille dans ses yeux, un éclat de malice qui me nargue presque en disant haut et fort : « de toute façon, on sait tous que tu vas dire oui ». Et c'est con, mais c'est vrai.

Quand je repense aux autres fois, à la peau claire d'Eden contre la mienne, à ses mains sur mon corps, à ses baisers dans mon cou et à tout le reste, je ne vois aucune autre issue possible.

Mon dieu, il fait vraiment très chaud tout à coup.

Eden est tout près de moi et ses mains sont parfaitement calées dans le creux de mes hanches. Il ne cesse de sourire, laissant découvrir une rangée de dents blanches qui m'éblouit presque. Pourquoi est-il toujours aussi beau, d'abord ? C'est vraiment injuste.

Bêtement, je me demande tout à coup ce qu'il pense quand il me voit au réveil, mes cheveux complètement en bataille, la peau tout sauf fraîche et avec de grosses poches sous les yeux.

Je ressors de mes pensées quand ses lèvres se déposent délicatement dans mon cou, sur le point sensible en-dessous de mon oreille. Il est délicat et rassurant, comme toujours.

Qu'ai-je bien pu faire pour avoir la chance de tomber sur lui, bon sang ?

Et c'est idiot mais quand il relève la tête, j'ai presque l'impression qu'il pense à la même chose que moi.

Ensuite, les choses s'enchaînent à vitesse grand V. Très vite, son t-shirt rejoint le mien par terre et une pluie de pétales de roses dégringole sur le parquet. Quand Eden pousse les derniers résistants hors du lit, je rétorque :

— Ça c'est moyennement romantique, par contre. Détruire sa propre œuvre, c'est même assez tr...

Il m'interrompt en reprenant là où nous nous en étions arrêtés et honnêtement, je ne lui en veux pas du tout de ne pas m'avoir laissée finir ma phrase.

Quand ses doigts caressent la peau fine de mon ventre, je suis prise de chair de poule. J'ai remarqué qu'il avait toujours les mains froides, comme s'il passait la journée à les mettre dans une glacière. Pourtant, je ne m'en plains jamais.

— Oh, Callisto... souffle-t-il quand mes doigts effleurent le renflement de son boxer.

Au moment où j'ai l'impression que nous atteignons le point de non-retour, une sonnerie de téléphone atrocement agaçante retentit.

Je ne reconnais pas le générique des Totally Spies et ça ne peut signifier qu'une seule chose : ce n'est pas mon portable qui sonne.

Nous nous immobilisons comme un seul homme, dépités. Eden m'embrasse alors sur le front avant de quitter le lit pour rejoindre le couloir, où il a probablement laissé son téléphone.

— Allo ? dit-il d'une voix agacée. Ouais ouais, salut, sauf que je suis un peu occupé là. On peut se rappeler plus tard ?

Il y a un court silence, puis Eden jure et j'entends une porte claquer.

Et ensuite, plus rien.

Je pense tout d'abord qu'il va expédier son coup de fil en deux minutes chrono et aussi, je compte les secondes dans ma tête en attendant qu'il revienne. Seulement j'arrive bientôt à quatre-cent et même si je ne suis pas forcément une flèche en calcul mental, je suis assez intelligente pour comprendre que c'est bien plus que deux minutes.

Et merde.

Dépitée, je récupère mon t-shirt par terre et l'enfile avant de croiser les bras, boudeuse. Et dire que j'avais enfin le droit à des pétales de roses et des bougies...

Franchement merci le karma, c'est vraiment pas sympa !

Je continue de ruminer ma colère en silence pendant encore un bon quart d'heure avant de me faire une raison : son appel est interminable et nous ne reprendrons clairement pas où nous nous en sommes arrêtés.

Énervée, déçue, je me rhabille complètement avant de me diriger jusqu'au salon. Je trouve Eden de dos près de sa fenêtre avec le téléphone toujours collé à l'oreille, concentré sur le paysage parisien. Le temps qu'il remarque que je suis sur le point de partir, j'ai eu le temps d'enfiler ma veste d'un geste rageur et de lacer mes Converse.

— On verra la fin demain, j'ai un truc à faire, conclut-il en voyant que me dirige vers la porte d'entrée. Bah, tu vas où ?

Je croise les bras sur ma poitrine, le regard meurtrier.

— Je rentre chez moi, Eden.

— Pourquoi ?

Je le fixe, attendant à ce qu'il me dise que c'est une blague, qu'il sait parfaitement pourquoi je suis énervée et qu'il s'excuse mille fois avant de m'embrasser passionnément pour me convaincre de retourner dans la chambre avec lui. Et bon sang, j'en aurais rêvé il y a encore cinq minutes mais là, je suis complètement refroidie.

— Tu plaisantes, là ? lâché-je. Je pensais que tu allais expédier ton appel en deux minutes, pas me laisser poireauter pendant une demie-heure toute seule dans ta chambre !

Il se passe une main dans les cheveux, tendu comme un arc. Comme si c'était de ma faute, tiens !

— Arrête d'exagérer.

—« Arrête d'exagérer »? répété-je, sous le choc. Tu te fiches de moi j'espère ?!

— C'était un coup de fil important ! se défend-t-il.

Je laisse tomber mon sac par terre et tape du pied, agacée.

— Justement, parlons-en ! Je peux savoir qui c'était ?

Il me fuit soudain du regard, comme s'il se sentait mal. Une boule se forme aussitôt dans ma gorge, douloureuse. Pourquoi est-ce qu'il me regarde de cette façon, comme s'il savait que la vérité allait me faire de la peine ?

Merde, je regrette presque de lui avoir posé la question.

— C'était Jeremy, finit-il par répondre.

— Alors pourquoi est-ce que tu prends cet air coupable ?

Il jure dans sa barbe et pose les deux mains à plat sur l'accoudoir du canapé, l'air stressé. Je déteste cet air.

Et pourquoi est-il stressé, d'abord ?

— Je ne prends pas d'air coupable et je te l'ai dit, c'était Jeremy.

— D'accord, très bien, concédé-je. Qu'est-ce qu'il voulait ?

— Rien.

Je ricane en coinçant une mèche rebelle échappée de ma queue de cheval derrière mon oreille.

— Je croyais que c'était « important », lui rappelé-je en faisant des guillemets insupportables avec mes doigts, sachant qu'il déteste tout particulièrement les gens qui font cela.

Je crois que ça l'énerve encore plus sur moi parce qu'il détourne le regard et refuse de me regarder dans les yeux, la mâchoire serrée. Je me sens de plus en plus mal.

Je le fixe avec les lèvres pincées en attendant qu'il dise quelque chose, mais rien ne vient. À partir du moment où ça m'agace sincèrement, je lui laisse quand même une minute de plus mais rien n'y fait : Eden ne s'excuse pas ni daigne me donner la moindre explication de plus.

Dégoûtée, je fais volte-face et m'apprête à sortir quand il me dit doucement :

— Attends, Callie, je... Il faut que je te dise quelque chose.

Persuadée qu'il s'agit d'un stratagème pour ne pas que je m'en aille, je réplique d'un ton sec :

— Tu as laissé passer ta chance, désolé.

— Callisto.

Sa voix est mi-sévère mi-implorante, je n'avais jamais entendu ce genre de mélange. Et franchement, j'apprécie moyennement le concept.

— Tu as deux minutes, lâché-je d'une voix lasse en jetant un coup d'oeil appuyé à ma montre.

Eden se tortille les mains, mal à l'aise. Il me fixe sans rien dire pendant de longues secondes avant de jurer et de se mettre à faire les cent pas, ce qui me tord le cœur dans tous les sens. Est-ce qu'il s'est lassé de moi ? Est-ce qu'il me trompe ?

Inquiète, je finis par demander :

— Tu as rencontré quelqu'un d'autre ?

Surpris, il relève la tête et entrouvre les lèvres sans rien dire pendant quelques secondes avant de me contredire en secouant la tête :

— Quoi ? Bien sûr que non. Il n'y a que toi.

Légèrement rassurée, j'essaie pourtant de ne pas le montrer et continue de froncer les sourcils. Ma gestuelle ne semble pas l'encourager à se livrer mais pourtant, il prend les devants et finit par avouer, tête baissée :

— Jeremy m'appelait à propos de mon visa pour Singapour. Il y a eu un souci avec les papiers, j'ai oublié de remplir une case à propos de l'assurance et ça a pris un peu plus de temps que prévu de régler le problème.

Ébahie, il me faut plusieurs minutes avant que l'information ne me monte au cerveau.

— Vous partez en voyage ?

Il se mord la lèvre, ce qui fait tressauter mon cœur de plus belle. Pourquoi est-ce qu'il a l'air aussi mal en point, bordel ?

— Ce n'est pas un simple voyage, souffle-t-il. On s'installe là-bas.

Je le fixe, les yeux écarquillés. J'essaie de décortiquer ses mots, de les mettre dans l'ordre et de les intégrer mais rien n'y fait : ça ne veut pas rentrer.

On. S'installe. Là. Bas.

Ça doit être une erreur, c'est forcément une erreur.

Sous le choc, j'arrive tout juste à prononcer :

— Attends, quoi ?

Il semble complètement désemparé.

— J'ai essayé de te le dire au moins un million de fois mais ce n'était jamais le bon moment, s'excuse-t-il. Je t'en prie, ne me déteste pas.

Je suis tellement sonnée que je me laisse tomber sur le tabouret le plus proche, ébahie. Il plaisante, c'est sûr. Je ne vois aucune autre solution.

— Tu blagues ? finis-je par questionner.

Sa réponse n'est pas nécessaire, je vois très bien à son regard coupable qu'en effet, ce n'est pas une plaisanterie et qu'il part bel et bien habiter à l'étranger.

— Mais... Pourquoi Singapour ? Pourquoi maintenant ? questionné-je, sous le choc.

Ses billes d'un bleu-gris renversant ne quittent pas les miennes et bon sang, je n'aurais jamais cru que le regarder me ferait aussi mal.

— Jeremy a eu une opportunité incroyable dans un grand hôpital de la ville et il m'a proposé de revenir avec lui. Sa fiancée est là-bas aussi, il...

— Mais pourquoi est-ce que tu y vas avec lui, putain de merde ?

Je jure rarement d'une telle façon et Eden le remarque tout de suite. Il n'a jamais eu l'air aussi désolé que quand il souffle :

— J'ai promis à Sacha que si je gagnais ce procès, j'aurais un nouveau projet. Et puis je le dois aussi à Jeremy, il faut qu'on répare notre relation...

Je sens mes yeux s'humidifier un peu plus chaque seconde. Comment peut-il faire ça ? Je ne comprends pas ; je ne comprends rien. Aucune de ses raisons ne me semble réellement valable.

— Mais ça peut être nous deux, ton nouveau projet, proposé-je d'une voix tremblante.

Eden jure tout bas une fois de plus et contourne le fauteuil et la table basse pour se planter devant moi. Il me paraît encore plus grand que d'habitude et me regarde de haut, comme si j'étais sa petite sœur. Ça m'avait toujours fait me sentir en sécurité mais là, je déteste l'emprise qu'il a sur moi.

— Je t'en prie, comprends-moi, me supplie-t-il doucement. J'ai passé les deux dernières années de ma vie à penser que je n'aurais plus jamais d'avenir. Que si je ne finissais pas en prison, tout ce auquel j'allais avoir droit serait une vie triste, solitaire et complètement creuse. Si je pars à Singapour, j'aurais une chance de reconstruire quelque chose de mieux. Et puis, ce n'est pas pour toute la vie.

Je secoue la tête, refusant toujours d'y croire. À cet instant, je n'ai jamais été aussi copine avec le déni.

— Je ne veux pas te comprendre, répliqué-je avec la gorge nouée. Je veux que tu restes ici, avec moi.

Je dois vraiment faire de la peine à voir car il emprisonne mon menton entre ses doigts, qui sont désormais chauds. J'ai dû mal à croire qu'il y a une petite demie-heure, nous devions simplement passer la fin de journée à faire l'amour avant de se raconter nos vies et de rire tous les deux.

Et voilà que maintenant, il me dit qu'il part vivre à des milliers de kilomètres d'ici. Je me sens tellement mal que je suis littéralement au bord des larmes.

— Ne pleure pas, souffle-t-il en voyant que mes yeux sont sur le point de déborder. Pas pour moi.

Son pouce caresse doucement ma pommette et cueille au passage l'unique larme qui s'échappe de mon œil, brûlante sur ma peau mate.

— Pour qui, alors ? réponds-je, le menton haut.

Il secoue la tête, refusant de soutenir mon regard plus longtemps.

— Et tu pars quand ? me résous-je finalement à lui demander.

Une nouvelle vague de culpabilité traverse ses yeux et je sais avant même qu'il ne prononce le moindre mot que sa réponse ne va pas me plaire du tout.

— Dans deux semaines.

Je crois qu'à cet instant, tout s'écroule en moi. Je m'étrangle à moitié avec ma salive et deviens toute pâle, complètement choquée.

Deux semaines

Je suis obligée de me cacher le visage d'une main, les larmes dégoulinant maintenant sur mon visage. Comment peut-on survivre à une relation longue distance alors que ça ne fait que quelques mois que nous sommes ensemble ?

C'est impossible. Ça me paraît tout simplement infaisable.

— Tu peux venir avec moi, finit-il par dire avec les yeux brillants en serrant mes mains dans les siennes. J'envoie chier l'appartement de Jeremy et on se trouve un truc en centre-ville, rien que pour nous deux.

J'étouffe un sanglot en dégageant mes mains des siennes d'un geste rageur.

— Au cas où tu ne serais pas au courant j'ai des études à finir ici, contrairement à toi.

Ça semble le blesser mais il ne m'en tient pas rigueur, et je lui en veux presque pour cela. J'ai envie qu'on se dispute, que je puisse lui crier dessus et lui montrer à quel point il est con.

J'ai envie qu'il comprenne que merde, il vient littéralement de me briser le cœur.

— Je sais, lâche-t-il. Mais je dois y aller, moi.

Je secoue la tête et recule d'un pas, mon dos se heurtant violemment au comptoir. Pourtant, je ne prête quasiment aucune attention à la douleur du choc et le fixe, les yeux pleins d'eau :

— Est-ce que tu réalises que nous deux, c'est terminé ?

Quelque chose se brise dans ses yeux et il lâche :

— Quoi ?

Je récupère mon sac qui traîne par terre, à bout de nerfs.

— Ça ne pourra jamais marcher, Eden ! Ouvre les yeux ! Nous ne sommes qu'au début de notre relation et même si je suis prête à faire beaucoup de sacrifices, te laisser partir sans aucune garantie que je te reverrais un jour c'est trop pour moi. Désolée, mais ça sera sans moi.

Il semble tellement désemparé qu'il lui faut plusieurs minutes pour avaler sa salive et oser me contredire.

— Je t'en prie, Callisto ! lâche-t-il rageusement. Je t'ai dit que j'allais revenir, c'est seulement pour quelques mois !

Je croise les bras et essuie mes larmes d'un geste brusque.

— Oh, très bien, juste pour quelques mois. Combien, au juste ? Vas-y, dis-moi !

Il secoue la tête, le regard orageux. Son silence veut tout dire.

— Je ne suis pas l'une de ses godiches qui attendent dans un coin que leur copain vive sa vie pendant qu'elle l'attendent désespérément. Excuse-moi, mais c'est non.

Il s'adosse au comptoir en me fusillant du regard. Il me transmet une telle haine, une telle colère, que j'ai l'impression d'être revenue au tout début de notre relation. Je crois qu'il n'a suffi que d'un seul aveu comme le sien pour que je redevienne à ses yeux la Callisto insupportable des débuts, et ça me fait beaucoup plus mal que je ne l'aurais cru.

— Ce n'est pas du tout ce que je te demande ! réplique-t-il. À t'entendre on dirait que je suis un monstre d'égoïsme, bon sang !

Je croise les bras en détournant le regard, boudant comme une gamine. Eden comprend très bien le message.

— Oh, je vois, tu veux me faire culpabiliser ! rétorque-t-il. Hé bien j'ai un scoop : ça fait des semaines que je culpabilise, Callisto ! Je m'en veux à mort de partir aussi loin de toi, et je flippe comme un dingue à l'idée que tu ne sois pas là quand je me réveille le matin ou que je pars le soir, tu piges ?

Il semble lui aussi sur le point de craquer, mais il tient bon. Je me demande depuis combien de temps il a appris à se contenir comme ça, à garder toutes les émotions qu'il ressent en lui. Je n'aurais jamais pensé qu'il puisse agir de nouveau comme ça avec moi. L'ancien Eden, celui qui était aussi amical qu'une porte de prison et qui me trouvait idiote et gaffeuse aurait agi comme ça, pas celui que je connais.

Pas celui dont je suis tombée amoureuse.

— Je sais que tu ne comprends pas et que tu ne comprendras probablement jamais, mais j'ai besoin de ce voyage. Si je pars, je pourrais prendre un nouveau départ. Et je sais que les gens comme toi n'en ont jamais eu besoin, mais moi oui.

— « Les gens comme moi » ? répété-je, blessée. Ça veut dire quoi, au juste ?

Il me fusille du regard, énervé.

— Tu sais très bien ce que ça veut dire.

— Hé bien non, justement !

Il pousse un grognement puis s'exclame, à bout :

— Les petites princesses pourries-gâtées qui ne connaissent rien à la vraie vie, voilà ce que j'ai voulu dire !

Woah.

C'est d'une telle violence que je suis obligée de reculer, presque comme s'il venait de me tirer une balle en plein cœur. Une petite partie de moi me hurle que je l'ai bien mérité mais l'autre, la plus grande, m'intime de le laisser tomber et de prendre mes jambes à mon cou.

Je ne me rappelle pas avoir autant souffert un seul putain de jour dans ma vie.

— Je... Je ne voulais pas... commence-t-il en se passant une main dans les cheveux.

— C'est bon, laisse tomber.

Je me détourne et ouvre sa porte d'entrée, prête à partir.

— Callisto, je t'en prie, résonne sa voix grave dans mon dos. Ne pars pas comme ça, je ne veux pas qu'on se quitte de cette façon.

Qu'on se quitte. Tout a été dit.

Le cœur en miettes, je ne lui adresse même pas un seul regard avant de disparaître dans le couloir, sûrement pour toujours.

Quand on est amoureuse, les jours passent incroyablement vite.

Le seul problème c'est que quand on a le cœur brisé, le temps s'arrête et soudain, c'est comme si notre vie n'avait plus aucun sens.

Depuis que j'ai quitté l'appartement d'Eden dans l'après-midi, je n'ai plus versé une seule larme. J'ai verrouillé mon cœur à triple tour et ait jeté la clé le plus loin possible en espérant que personne ne la retrouvera de sitôt.

Pour l'instant, je crois que je tiens le coup ; j'ai juste peur de ce qui se passera quand je me retrouverais seule dans mon lit ce soir.

À mon avis, ça ne sera pas forcément très beau à voir.

— Prête ? demande gentiment Cam en débarquant par derrière.

Elle est sublime : elle a enfilé une robe volantée vert sapin, a maquillé sa bouche d'un gloss orangé et a étiré ses yeux noisette d'un trait d'eye-liner sans défaut. Quant à ses cheveux, elle les as rassemblé en un un chignon bas parfait et a laisser onduler librement sa frange.

Parfois, je suis déçue que nous n'ayons pas hérité des mêmes gênes ; je ressemble à une clodo, à côté d'elle.

— Tu es magnifique, soufflé-je.

Elle me sourit, creusant sa petite fossette au coin de ses lèvres.

— Toi aussi, tu es canon. Eden vient ?

J'ai l'impression qu'un poignard vient d'être planté d'un seul coup dans ma poitrine, rapide et sec. Sans bavure.

— Pas ce soir.

Malgré son air légèrement surpris, elle ne me pose pas de questions et se contente d'attraper son sac à main avant de m'entraîner dans le couloir. Dans l'ascenseur, je parie qu'Émie mettra moins de dix minutes à nous présenter l'un de ses nouveaux achats compulsifs.

Camélia parie cinq minutes.

Après dix minutes de marche, nous arrivons enfin chez Paul. Sa porte est entrouverte pour que nous n'ayons pas besoin de sonner et nous pénétrons à l'intérieur, chacune un sourire sur les lèvres. Le mien est légèrement crispé, teinté d'un mauvais pressentiment auquel j'essaie de ne pas penser. De toute façon, je doute que j'arriverai de nouveau à sourire véritablement une seule fois dans ma vie.

— Salut vous deux ! s'exclame Clément en nous voyant arriver.

— Woah, Cam, t'es superbe ! commente Émie.

Je souris en voyant Clément lui murmurer je-ne-sais-quoi à l'oreille, un bras sur ses épaules. Il doit probablement approuver, ou dire un truc cochon.

Je penche plus sur la deuxième option.

— Au fait, j'ai ramené mon nouveau mixeur pour que vous puissiez y jeter un œil, commente Émie en me donnant un coup de coude joyeux. Il chante la bande originale d'Harry Potter quand je finis une recette ; c'est un modèle unique. Il est in-cro-yable !

J'écarquille les yeux, surprise.

— Harry Potter ? Mon dieu, je veux voir ça !

Tandis qu'Émie me guide jusqu'à la cuisine, Camélia me crie que je lui dois dix euros. Bien évidemment, je fais mine de ne pas l'entendre.

Pendant qu'Émie me fait sa démonstration, je constate que la bulle d'angoisse qui gonfle petit à petit dans ma poitrine est loin de se résorber. Mal à l'aise, je m'efforce de me concentrer sur mon amie et décapsule une bière pour me détendre.

Breaking news : au bout de trois bières, je ne me sens pas mieux.

Deuxième breaking news : au bout de trois bières, je me sens en fait tellement mal que je finis par les régurgiter chaque goutte que j'ai bu dans l'évier des toilettes – et je maudis toutes les personnes de ce monde qui tiennent l'alcool au passage.

Quand je quitte ma cabine, je tangue légèrement et m'assieds sur le premier fauteuil que je trouve pour boire le verre d'eau que Cam m'a forcée à prendre tandis qu'elle nettoyait mes dégâts. Je me sens encore trop mal pour culpabiliser de lui gâcher sa soirée mais je sais que demain, je serais loin de passer une bonne journée.

En fait, je prie pour qu'une fois que je m'endorme je ne me réveille plus jamais. Ça fera trop mal.

— Callie, je ne savais pas que tu étais venue ! s'exclame soudain une voix juste devant moi.

Je fixe le type pendant quelques secondes, paumée. Pourtant c'est bizarre, je suis persuadée de le connaître...

— Tu devrais enlever tes nouvelles lunettes, lui conseille un autre homme venu de nulle part.

Le premier gars s'exécute et soudain, je le reconnais.

— Paul ! dis-je, ravie. Oh bah dis donc, je ne savais pas que tu avais des lunettes !

Celui-ci me fixe, les sourcils froncés. Je me rappelle seulement maintenant qu'il porte toujours des lunettes, et que ce sont simplement des neuves. Oups.

Malheureusement, mon ami n'est pas dupe et je crois qu'il a bien compris que j'avais un peu trop bu.

— Tequila ? demande-t-il d'un air sérieux.

— Non, bière.

Le type à côté de lui semble penser que je plaisante et esquisse un sourire, sourire qui fond comme neige au soleil quand Paul le fusille du regard. Même alcoolisée, j'arrive à reconnaître son regard noir ; c'est le même qu'il me lance quand je fais des dessins dans les coins des fiches de révision qu'il me prête avant les partiels. En général, il est souvent un peu fâché après ça.

— Je voulais te présenter quelqu'un mais je ne pense pas que ce soit le moment, finit-il par dire en croisant les bras, les yeux rivés sur le type à sa droite.

— Si si si, c'est le moment !

Paul fait la gueule et ne semble pas du tout décidé à prendre les devants. Du coup, je déclare :

— Mais puisque c'est ça, je me présente toute seule.

Je me lève difficilement et tire sur ma jupe, qui semble désormais être plus vulgaire que classe. J'espère que personne n'a remarqué que ma culotte est jaune fluo.

— Moi c'est Callisto, dis-je avec un sourire beaucoup trop enthousiaste au vu de la situation.

Je tente de lui serrer la main mais je dois mal viser car soudain, la main de Paul s'abat sur la mienne et il me fait les gros yeux. En voyant le gars à sa droite se tenir les parties intimes je comprends qu'en effet, j'ai très mal visé.

— Oh, je suis désolée, je ne voulais vraiment pas te toucher les couilles ! dis-je en plaquant ma main sur ma bouche.

En réalisant ce que je viens probablement de toucher avec, je la retire d'un air dégoûté. Heureusement que je suis encore assez sobre pour réaliser ce qui se passe, hein !

Tu es tout sauf sobre, me souffle mon imbécile de cerveau.

Puis, comme c'est aussi un bavard, il ajoute :

Du coup, reprends un verre.

Revigorée, je décide que la fin de nos présentations peut bien attendre une minute et je file boire un verre dans la cuisine – juste le temps que le type se remette du choc, vous voyez. Quand je reviens dans le salon Paul a disparu mais heureusement, mon nouvel ami est toujours là.

— Encore désolée pour ton zizi, dis-je.

Je dois avoir l'air soit d'une gamine, soit pathétique ou soit d'une gamine pathétique car il me fixe d'un air désolé, presque comme si c'était lui qui venait de m'exploser les parties intimes avec le dos de sa main.

— Tu t'appelles comment, alors ? poursuis-je tandis qu'il grimace en essayant de s'asseoir – oups, je crois que je lui ai vraiment fait mal.

— Eden, répond-il. Je suis...

Il continue de parler mais je ne l'écoute déjà plus, trop occupée à frapper dans mes mains d'un air excité.

— Oh, c'est trop drôle ! Si je me souviens bien, mon copain s'appelle aussi Eden – c'est plutôt mon ex-copain en fait, fin j'sais pas – et si je me souviens encore mieux, celui de Paul aussi ! C'est dingue ça, on pourrait faire une réunion de trois Eden ! Oh non, encore mieux : un club !

Il me fixe sans comprendre, comme si j'étais idiote. Seulement, je suis sûre que c'est parce qu'il ne saisit pas encore tout le potentiel de mon projet.

Du coup, je poursuis sur ma lancée en gesticulant :

— Il faudrait un nom super original tu vois, du coup, ça pourrait s'appeler le « Eden club » ! Tous les clubs ont un mot de passe donc là encore, il faudrait trouver un truc compliqué pour que les gens ne devinent pas trop facilement...

Il arque un sourcil et demande d'une voix lasse :

— Un truc comme « Eden », j'imagine ?

Je claque des doigts, les yeux écarquillés.

— Bon sang mais t'es super doué, toi !

C'est bizarre, il a toujours l'air d'avoir des doutes quant à mon idée de club. Je devrais probablement lui floquer un t-shirt avec son prénom écrit en capitales dans le dos pour le convaincre.

Soudain, j'imagine une foule d'Eden qui portent des t-shirts floqués « Eden » et qui s'échangent le mot de passe – qui est aussi Eden, rappelons-le – et woah, c'est tellement hilarant que je mets à éclater de rire.

C'est tellement drôle qu'il me faut plusieurs minutes pour me calmer et quand je reviens réellement à moi, je remarque que mon nouvel-ami-Eden a plaqué une boîte de glace au caramel contre son pantalon – quel gâchis – et que plusieurs personnes me dévisagent, dont Paul.

Je l'ai rarement vu aussi furax, c'est flippant.

— Viens par là, grogne-t-il.

Son visage est complètement fermé quand il m'attrape par le bras et me tire dans tout le salon, contournant les autres invités comme il peut tout en essayant de contenir mes grands gestes brusques en même temps.

— Hé, tu me fais mal ! me plains-je avec ma voix la plus pleurnicharde.

Il pousse un profond soupir et me lâche le bras le temps d'ouvrir la porte fenêtre qui semble mener au balcon. Bien décidée à aller terminer ma discussion avec mon nouveau-super-pote-Eden-qui-aime-la-glace-au-caramel, je fais demi-tour et me mets à courir vers lui en m'esclaffant, fière d'avoir échappé à la vigilance de Paul. Seulement, j'ai à peine fait deux mètres que deux grandes mains puissantes entourent mon ventre et me soulèvent du sol, me faisant pousser un cri aigu au possible. Je vois alors complètement flou et le sol me paraît très loin, presque comme si j'étais debout sur une chaise.

— J'ai le vertige ! hurlé-je.

Je n'obtiens aucune réponse, ce qui me fait crier de plus belle.

Sans trop comprendre comment c'est possible, je suis soudain assise sur les fesses directement sur le carrelage du balcon, une énorme bouteille d'eau entre les mains.

— Surveille-la, ordonne Paul à Clément, qui se tient debout derrière moi. Et s'il te plaît, fais en sorte qu'elle ne saute pas par-dessus la barrière.

— Non mais ça va ; je suis sobre, répliqué-je d'une voix traînante avec, pourtant, le menton haut.

Ils échangent un regard entendu et soudain, un clac se fait entendre. En moins de deux, mon ami se précipite sur la porte vitrée et se met à cogner dessus en s'écriant :

— Woah woah woah, c'était pas ça le plan !

À l'intérieur, Paul le fixe une seconde et rentre les épaules avant de traverser le salon avec un air énervé sans rien ajouter de plus.

— Et merde, lâche Clément en se laissant tomber à côté de moi. On est enfermés.

Soudain, c'est comme si c'était la pire chose qui m'était jamais arrivée. Je me demande comment mon nouvel-ami-Eden va se débrouiller sans moi et quand je l'imagine manger toute la glace au caramel sans m'en laisser une part, je me mets à pleurer à chaudes larmes en moins de deux secondes.

— Purée Callisto, t'es dans un sale état, grogne Clem tandis que je ramène mes genoux contre ma poitrine.

Je sanglote de plus belle avant de m'écrier :

— C'est parce que je suis claustrophobe !

Clément arque un sourcil.

— Tu n'es pas claustro', Callisto, dit-il doucement.

Mes larmes se tarissent et je renifle, les yeux encore pleins d'eau.

— Ah bon ?

Il hoche la tête.

— Oui, hé ben j'aurais pu être claustrophobe ! rétorqué-je.

Il rejette la tête en arrière en soupirant.

Au bout d'une bonne demie-heure à pleurer pour tout et rien et à boire l'eau que Clément me force à avaler, je commence à me sentir un peu mieux. Le balcon ne tangue plus et je prends peu à peu conscience que non, je n'ai pas de nouvel ami qui s'appelle Eden.

Au final, ce n'est pas plus mal.

— Je suis la pire des nullos, soufflé-je.

— J'ai trois choses à dire : de un tu n'es pas « la pire des nullos », de deux cette expression devient interdite quand on dépasse l'âge de huit ans et de trois, hé bien...

Il se gratte la tête tandis que je le fixe, curieuse d'entendre la fin de sa phrase. Au bout d'une bonne minute de réflexion, il finit par admettre :

— Bon, OK, je n'ai que deux choses à dire.

Je soupire avant de porter l'immense bouteille d'eau à mes lèvres, bouteille qui est désormais presque vide. Je sens que je vais passer la journée aux toilettes, demain.

— Pourquoi est-ce que t'as bu comme ça ? questionne-t-il.

Je fronce les sourcils.

— C'est drôle, je me rappelle avoir déjà répondu à cette question.

— Oui, et tu m'as dit que c'est parce que tu étais triste à cause des nuages qui pleurent de temps en temps.

Je grimace en me tortillant les mains.

— Oups.

— Tu l'as dit.

Ensuite, nous ne disons rien pendant plusieurs minutes. Le silence est agréable, seulement troublé par les quelques voitures qui passent en contrebas et les gens au moins aussi bourrés que moi il y a vingt minutes qui troublent la quiétude de la nuit parisienne en hurlant que leur vie est nulle.

Bon, au moins, je me sens un peu moins seule.

— Eden part à Singapour, finis-je par dire au bout d'un moment.

— Quoi ? Quand ?

— Avant les vacances.

Clément semble sous le choc, ce qui me fait du bien. Ça m'empêche de penser que ma réaction de tout à l'heure était vraiment très exagérée.

— Mais... C'est dans deux semaines.

J'hausse les épaules.

— Ouais, ben il part dans deux semaines.

Clément semble avoir une foule de choses à dire mais il prend le soin de bien choisir ses mots, ce dont je lui suis reconnaissante. Je crois que je ne suis pas encore prête à entendre n'importe quoi, même avec une jolie dose d'alcool dans le sang – quoique je crois que tout a disparu, maintenant.

— Tu peux... tente-t-il.

— Arrête, Clément.

Il me lance un regard interrogateur.

— Arrête d'essayer de me remonter le moral à coups de « dix de perdus dix de retrouvés » ou « passe à autre chose » parce que ce n'est pas du tout ce dont j'ai besoin.

Il pose sa main par-dessus la mienne, le regard triste.

— Ce n'est pas ce que j'allais dire. En fait, j'allais plutôt te demander les raisons qui le poussent à faire ça. Au vu de son historique je comprends qu'il puisse avoir envie de prendre un nouveau départ, mais ce n'est peut-être pas ça... ?

En reconnaissant presque au mot près les explications d'Eden, je pousse un grognement et cache mon visage dans mes bras croisés. Je commence à avoir de nouveau mal au cœur mais cette fois, je ne crois pas que ce soit dû aux relents des boissons alcoolisées que j'ai pu ingurgiter au cours de la soirée.

— Pourquoi est-ce que tu as toujours raison ? lâché-je de ma voix la plus dramatique.

Clément ricane et se rapproche de moi pour que je puisse laisser tomber ma tête sur son épaule. Je commence à être de plus en plus contente qu'il soit là, près de moi.

Encore et toujours, envers et contre tout.

— Dis... Je ne t'ai jamais dit merci, finis-je par dire.

— D'être un ami incroyable, une personne magnifique et un homme très séduisant ? Bah, t'inquiète, je le sais déjà.

Je m'esclaffe et il me sourit tandis que je respire son odeur par-dessus sa veste en jean, un savant mélange de feu de bois, d'eau de Cologne et de menthe. Je me suis toujours demandée comment est-ce qu'il faisait pour sentir tout ça à la fois.

— J'allais te remercier pour tout ce que tu as fait pour moi au fil des années. Tu as toujours été là, dans les bons comme dans les mauvais moments. Enfin, surtout dans les mauvais.

Il hausse une épaule en guise de réponse – celle sur laquelle j'avais posé ma tête, en réalité. Ma mâchoire craque et il étouffe un rire avant de s'excuser. Je secoue la tête en me frottant la joue, encore endolorie. J'espère que j'aurais encore toutes mes dents en me réveillant demain matin.

— Je sais que j'ai un peu gâché le moment, mais j'allais te répondre que c'est là qu'on voit qui sont nos vrais amis.

Je lui souris et il grimace avant de dire :

— Ne souris pas, tu as l'air d'avoir le visage déformé.

Je lui donne un bon coup de coude dans les côtes sans cesser de me frotter la mâchoire tandis qu'il éclate de rire. Quand la douleur se fait un peu moins forte, je pousse un soupir et enfonce mes mains dans les poche de ma jupe...

... et tombe sur mon portable.

— Oh, mon téléphone, lâché-je d'un ton égal.

— Tu déconnes ?! s'exclame Clément, les yeux écarquillés. Tu m'as dit que tu l'avais laissé dans les toilettes !

Je rougis en constatant que je ne me rappelle même pas avoir dit ça.

— Ah ben surprise : il est là.

Clément roule des yeux et me demande d'appeler Camélia pour qu'elle vienne nous ouvrir. En voulant m'exécuter, je constate au passage que j'ai cinq appels manqués d'Eden et deux de Barbara. Pour le premier j'imagine qu'il voulait s'excuser, mais pour la deuxième...

Barbara ne m'appelle jamais, ja-mais. Elle fait partie de ces gens qui détestent téléphoner aux autres parce que c'est impersonnel, que ça prend trop de temps, qu'elle ne sait jamais quoi dire et qu'elle ne peut rien faire en même temps. C'est pour cela que depuis que la connais, elle ne m'a jamais appelée une seule fois et s'est toujours contentée de me laisser des textos.

Mais bon, je ne m'inquiète pas trop. Elle a dû apprendre que je suis sortie en compagnie de Clément et a probablement voulu que je lui fasse insidieusement passer un message de femme forte, du genre qu'elle est en date avec un autre type alors que ce n'est pas vrai simplement pour tenter de le rendre jaloux. Ce n'est pas vraiment son genre, mais ça se pourrait.

— Ce n'est pas que  je t'attends mais merde, je t'attends, réplique Clément en tapant du pied.

Je le fusille du regard et me force à cliquer sur le contact de Camélia. Elle décroche dès la première sonnerie et nous rejoint en moins de deux, telle une vraie justicière.

— Tu tombes bien : Callisto est redevenue fréquentable, dit Clément en la voyant.

La brune n'esquisse même pas un sourire, ce qui me surprend. D'habitude, elle est la première à rire des blagues nulles de Clem.

— Je vous ai cherchés partout, bordel ! Callisto, va vite dans la cuisine, ajoute-t-elle en posant une main sur mon épaule.

Je la fixe en pinçant les lèvres, une main sur la hanche.

— Non merci, j'ai assez donné dans les bières pour ce soir.

— Ce n'est pas pour boire, grogne-t-elle en roulant des yeux. Dépêche-toi !

Je pousse un profond soupir quand elle me pousse en avant pour que je me bouge le plus vite possible.

— OK, OK !

Lasse, je fais état de tous les pires défauts de ma petite sœur dans ma tête tout en contournant les invités pour atteindre la cuisine. Quand j'aperçois mon-nouvel-ami-pas-très-ami Eden en train de rire avec deux gars sur ma droite, je me fais toute petite et fais tout le tour de la pièce pour ne pas les croiser.

Tout en entrant dans la cuisine, je déclare :

— Paul, je tiens sincèrement à m'excuser pour...

Je me tais de moi-même en voyant qu'il n'y a personne. Tiens, moi qui croyait qu'elle voulait que j'aille présenter mes excuses à Paul pour le bordel que j'ai mis chez lui...

— Callisto, lâche soudain une voix grave juste derrière moi.

Pas besoin de me retourner pour savoir que le moment qui va suivre va être extrêmement désagréable et pourtant, je le fais.

Sans surprise, je tombe nez-à-nez avec Eden. Seulement il n'a pas la même tête que d'habitude, il semble... Détruit. Ses yeux sont rouges et sa peau légèrement gonflée, comme s'il venait de pleurer.

Bon sang, je ne pensais pas lui faire autant de mal en m'échappant ainsi...

Puis, je me rappelle que tout est de sa faute et que de toute façon, je n'aurais plus à voir cet air triste dans moins de deux semaines. J'aimerais me dire « bon débarras » intérieurement mais honnêtement, je n'en suis pas encore à ce stade de détachement.

— Pardon, dis-je sèchement en le bousculant pour quitter la pièce.

À quoi Cam pouvait-elle bien penser en me balançant Eden à la figure de cette façon ? Elle le connaît à peine, elle n'est pas censée l'inviter aux soirées auxquelles je décide de venir seule, c'est...

Alors que je m'éloigne à grands pas, une main s'abat soudain sur mon poignet et l'enserre si fort que je m'arrête net, surprise.

— Lâche-moi, dis-je en fusillant Eden du regard. Tu n'as pas mieux à faire que de me courir après, comme faire ta valise pour Singapour ?

Mes mots semblent le blesser, mais je n'en ai rien à faire. Les spots multicolores éclairent son regard dans la semi-obscurité de l'appartement et je remarque qu'ils sont humides, comme s'il se retenait de craquer.

Ça me fait beaucoup plus de peine que je ne l'aurais voulu – cru... ?

— Je ne suis pas là pour ça, réplique-t-il. Il s'est passé quelque chose.

Je ricane en détournant le regard, le menton haut.

— Oh oui, il s'est passé quelque chose ! Il s'est passé que tu m'as caché que tu partais dans deux semaines et que m'as laissée tomber amoureuse sans te soucier une

seconde de la façon dont je me sentirais quand tu partirais !

Il me fixe d'un regard douloureux, la lèvre inférieure tremblante.

— Callisto...

— Je ne veux plus jamais te voir, tu comprends ? achevé-je en me dégageant sa prise sur mon poignet, les yeux humides.

C'est trop pour moi.

Je m'enfuis aussitôt vers le couloir, les yeux pleins de larmes et la poitrine douloureuse. Je ne pensais pas le revoir si tôt et cette fois, je sais que la nuit va être terrible. Je comprends pour de bon que cette journée est bien réelle, tout autant que notre rupture. Pas d'Eden pour me serrer dans ses bras au réveil demain matin, pas d'Eden non plus pour me taquiner à l'association et enfin pas d'Eden pour me donner une statistique idiote sur les ours polaires juste avant dormir.

Plus d'Eden. Plus jamais.

Quand j'arrive dans le couloir, je suis sur le point de claquer la porte quand quelqu'un l'arrête avec son pied. Je comprends sans peine qu'Eden est en train de me suivre et bon sang, je le déteste de faire une chose pareille. Il rend les choses beaucoup plus difficiles.

— Callisto, écoute-moi s'il te plaît, implore-t-il en se plantant devant moi.

— Qu'est-ce que tu ne comprends pas dans « je ne veux plus jamais te revoir », bordel ?!

Quand j'aperçois qu'une larme s'échappe de son œil, j'ai l'impression qu'une tonne de briques me tombent sur les épaules. Je lui fais du mal, et je me déteste soudain si fort pour cela que je manque d'éclater en sanglots et de fuir dans ses bras.

Il me fixe sans rien dire, son unique perle salée glissant le long de sa joue avant de mourir sur ses lèvres. Puis, il lâche sombrement :

— Il est arrivé quelque chose de grave, Callisto. Plus grave que moi qui pars à Singapour, plus grave que toi qui me déteste ; plus grave que tout ça.

J'ai le souffle coupé. Je me détourne en croisant les bras sur ma poitrine pour faire la fière, et surtout pour éviter qu'il voie à quel point je suis perdue. Je ne veux pas qu'il ait l'impression d'avoir la moindre emprise sur moi.

Sans que je m'y attende, sa main se pose soudain sur mon épaule et il me fait pivoter doucement, si doucement d'ailleurs que je n'ose même pas protester.

Et, toute la douleur du monde se trouve dans ses iris quand il m'achève :

— Bassem est mort.

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