Chapitre 31
CALLISTO
Eden va me détester.
Oh oui, il me détestera quand il saura ce que j'ai fait. C'est pour ça que j'accélère un peu plus dans la rue, juste au cas où il se réveillerait plus tôt que prévu. Comme une criminelle qui tente de fuir la scène de crime, je rabats la capuche de mon sweat-shirt par-dessus ma tête et jette un coup d'oeil derrière moi pour vérifier que je ne suis pas suivie. Étant donné qu'il pleut un peu, les rues sont quasiment désertes.
Quand Eden ouvrira les yeux, il trouvera une note sur sa table de chevet juste à côté de son portable. Il découvrira alors que j'ai eu une idée folle en plein milieu de la nuit, idée que j'ai décidé de concrétiser ce matin avant qu'il ne soit trop tard.
J'ai envoyé un message à Lilia et maintenant, je vais aller la voir.
Je sais que c'est fou, idiot et ridicule. Je le sais. Mais bizarrement, je sais aussi que c'est exactement ce qu'il faut que je fasse en ce moment. Ça brûle dans mes tripes depuis que j'ai trouvé son numéro dans le portable d'Eden hier soir, juste après qu'il se soit endormi complètement nu à mes côtés.
Je n'arrive pas à croire que dans quelques minutes, je verrais en chair et en os celle qui a brisé la vie d'Eden. Mon cœur se tord à cette idée et bientôt, j'ai presque du mal à respirer. Si ça se trouve, je vais m'évanouir en la voyant et elle en profitera pour s'enfuir. Et dans ce cas, Eden me tuera pour rien.
Je frissonne en secouant la tête pour chasser mes pensées négatives, les doigts serrés autour de mon sac à dos – enfin, celui que j'ai trouvé chez Eden. J'y ai fourré toutes mes affaires en vitesse avant d'écrire mon petit mot d'explication et de filer à l'anglaise sur la pointe des pieds. Et depuis, la sensation de faire quelque chose d'interdit ne m'a pas quittée.
Je n'arrête pas de penser à Eden, à ce qu'il m'a dit hier et à la façon dont il me regardait. Il ne s'est pas moqué de moi quand je lui ai parlé de Thomas et de la peine que j'avais eu, non : il m'a soutenue et rassurée comme un vrai gentleman.
C'est à cet instant que j'ai réalisé que ça y'est, j'avais complètement et définitivement oublié Thomas. Je l'ai aimé très fort et je l'ai haï très fort aussi mais maintenant, c'est fini. Je ne ressens que de l'indifférence à son égard et je n'aurais jamais cru en être aussi soulagée.
À la suite de tout ça, une autre pensée m'est apparue. J'avais tourné la page avec Thomas et je pouvais enfin avancer. Mais pour Eden, c'est complètement différent. Comment pourrait-il oublier Lilia alors que la menace qu'elle représente pèse sur ses épaules depuis des années alors même qu'elle n'était plus là ?
Eden n'a pas eu la même chance que moi, et c'est pour ça que je veux la lui donner.
Je jette un œil à ma montre : j'ai pile cinq minutes d'avance et j'aperçois le lieu de mon rendez-vous au coin de la rue. J'avais déjà repéré cet endroit en me baladant avec Eden dans le quartier et c'est la première chose qui m'est venue à l'esprit quand j'ai tapé mon message. J'ai aussi pensé au café près du parc du Luxembourg, mais j'avais trop peur d'y croiser Laura. C'est sûrement mieux comme ça.
Les portes du salon de thé tintent quand je passe la porte, les vêtements humides à cause de la pluie. Je ne suis visiblement pas la seule à avoir eu l'idée de me réfugier ici : malgré l'heure matinale, l'endroit est déjà quasiment plein.
Le cœur battant, j'embrasse la pièce du regard à la recherche de Lilia. Je scrute chaque fille seule qui ressemble plus ou moins aux parents Antar que j'ai croisé au procès mais au bout de deux minutes de recherche, je me rends à l'évidence : elle n'est pas encore là.
Les mains moites, je passe au comptoir commander un thé à l'hibiscus et un croissant avant de me trouver une table libre près d'une fenêtre. Tout en enlevant ma veste, je complimente mentalement le décorateur de l'endroit avant de m'asseoir. Et dès que mes fesses touchent la chaise en osier, tous mes doutes reviennent.
Je me demande à quoi elle peut bien ressembler. A-t-elle les cheveux noirs de son père ? Les yeux clairs de sa mère ? La silhouette svelte de son frère ?
Au final, peu importe son physique ; ce qui compte, c'est qu'elle se pointe.
Mon thé arrive dix minutes plus tard et je remercie la serveuse d'un sourire. Celle-ci me demande si j'attends quelqu'un, je dis que oui. Elle me sourit avant de retourner au comptoir.
Les paumes serrées autour de ma tasse, je me mordille les lèvres en fixant la porte d'entrée en bois foncé. Chaque fois que celle-ci s'ouvre pour laisser entrer un nouveau client, mon cœur fait un salto dans ma poitrine avant de ralentir quand j'aperçois à chaque fois une personne qui ne peut pas être elle. La première fois c'est un couple, la deuxième fois un groupe de personnes âgées et la troisième fois, c'est...
Je suis tirée de mes pensées en voyant que la porte s'ouvre de nouveau. Complètement en vrac, je resserre ma tasse entre mes mains et fixe l'ouverture, priant pour que ce soit elle. Et soudain, je l'aperçois.
Lilia.
Je sais que c'est elle à l'instant où je la vois. Elle a de longs cheveux blonds qui ondulent dans son dos, le même genre de corpulences – autant dire : taille mannequin – que sa mère moulé dans une robe bleue marine à petits pois et j'aperçois d'ici son sac en cuir blanc qui met ses yeux bleus en valeur.
Une boule se forme dans ma gorge et je suis complètement paralysée. Je la regarde chercher Eden des yeux d'un air nerveux, visiblement aussi stressée que moi. Puis, quand je constate qu'elle fait demi-tour pour ressortir du salon, je suis comme électrisée.
La seconde d'après je suis sur mes pieds et traverse la salle sans réfléchir. Au moment où sa main s'abat sur la poignée de la porte, la mienne touche son épaule.
Quand elle se retourne et m'aperçoit, ses sourcils se froncent et elle me fixe d'un air mi-curieux mi-pressé. Une vraie parisienne.
— Lilia ? demandé-je histoire d'être complètement sûre de ne pas me planter.
Ses yeux s'écarquillent et elle entrouvre les lèvres sans détourner le regard, visiblement surprise.
— Vous êtes ? demande-t-elle.
Sa voix est ferme, autoritaire. Je devine sans peine que derrière sa bouille d'ange se cache une forte personnalité.
— Je m'appelle Callisto, une... Une amie d'Eden, réponds-je.
Aussitôt que je prononce son prénom, quelque chose s'éteint dans ses yeux et elle recule d'un pas. Son dos heurte la porte et elle me fixe en silence avec un air meurtri, comme si je venais de la poignarder. Puis, elle semble comprendre ce qui se passe et demande prudemment :
— Eden ne m'a pas donné rendez-vous, pas vrai ?
Ma gorge se serre.
— Non, avoué-je. Mais...
Elle n'attend pas que je lui donne la moindre explication et s'empresse de quitter le salon. Ébahie, je mets quelques secondes avant de réaliser qu'elle est bel et bien en train de s'enfuir et m'empresse de la poursuivre.
— Lilia, attends ! m'écriai-je.
Elle marche droit devant elle, les poings serrés. Je roule alors des yeux avant de sprinter pour la rejoindre, fatiguée d'avance. Si elle savait à quel point je suis peu sportive, elle saurait qu'elle peut aller largement moins vite que je ne la rattraperai pas quand même.
Le souffle court, je me jette en travers de son chemin avec un air implorant.
— Je suis désolée de t'avoir piégée ; ce n'était pas du tout mon intention, dis-je. Mais je t'en prie, laisse-moi te parler. Il faut que tu me laisses une chance.
Elle s'arrête au milieu du trottoir, hésitante.
— Eden t'a laissée lui donner des explications le jour où il a découvert que tu lui avais menti. Je te demande juste de faire la même chose.
Elle croise les bras et détourne le regard en tapant du pied. Si je ne me fiais qu'à ça, on pourrait croire que je l'agace profondément. Mais en vérité, je vois dans ses yeux qu'elle est simplement effrayée.
Je comprends ce qu'elle ressent, parce que je le suis aussi.
— Je ne veux pas jouer les relous, mais si tu pouvais te décider rapidement je t'avouerais que ça m'arrangerait, reprends-je avec une grimace. J'ai laissé toutes mes affaires sans surveillance dans le salon de thé pour te suivre.
C'est con, mais je pense que c'est l'argument qu'il lui fallait. Le regard sombre, elle finit par acquiescer et nous rejoignons le salon côte à côte. Elle me suit jusqu'à ma table et s'assied en face de moi sans me quitter des yeux tandis que je vérifie que je ne me suis rien faite voler. Heureusement, mon téléphone est encore dans ma veste et personne n'a touché à mon thé. Ouf.
Quand je relève les yeux vers elle, je remarque qu'elle s'est assise sans même retirer sa veste et qu'elle a posé son sac sur ses genoux. Elle semble prête à repartir à tout instant.
— Je... Je voulais te demander quelque chose, dis-je en prenant les devants.
Elle n'a aucune réaction, se contentant de me fixer avec les sourcils froncés et le même regard sévère que tout à l'heure. J'ai presque l'impression d'être face à ma maîtresse de moyenne section, celle qui détestait que je sache m'occuper beaucoup mieux qu'elle des poissons rouges de l'aquarium de la classe.
Bref, Lilia ne m'encourage pas du tout à continuer sur ma lancée. Pourtant, je ne me démonte pas et poursuit :
— Je voulais savoir pourquoi tu n'es pas venue hier.
Cette fois, elle n'arrive plus à soutenir mon regard et baisse les yeux sur son sac, qu'elle tient toujours fermement coincé entre ses cuisses. Elle semble soudain au bout du rouleau.
— J'étais malade. Je le suis toujours, d'ailleurs.
— Pourquoi es-tu là, alors ?
Ma question la dérange tellement qu'elle se tortille sur sa chaise, mal à l'aise.
— Je croyais que je verrais Eden, souffle-t-elle.
Sa voix n'est qu'un murmure empli d'une douleur indescriptible. J'ai l'impression que me voir ici plutôt que celui qu'elle a aimé lui brise le cœur et c'est peut-être con, mais je me sens presque mal pour elle.
— Je... Je vois bien que tu n'es pas malade, reprends-je. Pourquoi est-ce que tu n'es pas venue ?
Cette question me taraude depuis hier matin, quand nous avons appris par son avocat qu'elle ne viendrait pas. Elle me brûle la langue depuis la seconde où je l'ai vue entrer dans le salon, et il faut que j'obtienne une réponse. J'en ai besoin.
— Je peux savoir quel genre d'amie tu es pour Eden ? demande-t-elle en arquant un sourcil. Plutôt le genre qui couche avec et qui réclame son attention ou le genre qui se soucie vraiment et amicalement de lui ?
Elle cherche sans aucun doute à me blesser et putain, ça marcherait presque si je n'étais pas aussi dure de la feuille. J'entoure ma tasse de thé de mes mains pour me réchauffer, le cœur lourd.
— Aucun des deux. Je l'aime beaucoup.
Elle ne me répond pas, probablement parce que ça lui fait mal de penser qu'autrefois elle aurait répondu la même chose que moi.
Puis, elle pousse un profond soupir et demande, les yeux brillants :
— Il t'aime ?
Je la fixe, la bouche entrouverte.
Bon, hé bien au moins c'est direct.
Mon absence de réponse semble en être une car ses yeux s'emplissent de larmes quand elle avoue :
— Tu as raison, je n'étais pas malade hier, et je ne le suis pas plus aujourd'hui.
Sa lèvre inférieure tremble, la rajeunissant de plusieurs années. Elle semble soudain avoir à peine quinze ans et pleurer parce qu'elle a peur pour son entrée au lycée. Difficile de croire qu'elle en a au moins dix-huit et qu'elle est une adulte, maintenant.
— Alors pourquoi est-ce que tu n'es pas venue à ce procès ?
J'ai aussi parlé tout bas sans trop savoir pourquoi. Inconsciemment, je crois que j'ai peur de la brusquer et qu'elle se renferme comme une huître.
Ses yeux sont au paroxysme de leur humidité quand elle avoue doucement :
— J'ai dit à mon père et à mon avocat que je ne serais pas capable de suivre leurs directives une fois à la barre devant tout le monde. Selon eux, c'était un suicide judiciaire et ça ferait libérer Eden de tout soupçon en moins de deux. Et, ils... Ils m'ont demandé de me faire porter pâle et de m'enfermer chez moi.
Je n'arrive pas à y croire. Bouche-bée, je réalise que monsieur Antar et Maître Jean sont bel et bien prêts à tout pour gagner cette affaire, quitte à écrouer un innocent. Comment peuvent-ils se regarder dans une glace ?
— Viens aujourd'hui, l'imploré-je. Il n'est pas encore sorti d'affaire et je suis sûre que ton avocat a déjà de nouvelles idées pour enfermer Eden ce matin. Je t'en prie, viens le sortir de là.
Lilia secoue la tête, les yeux pleins d'eau.
— Je ne peux pas.
Sa voix n'est plus qu'un chuchotis brisé, empli d'une douleur qu'elle ne peut cacher. Son cœur est en miettes, et elle n'arrive plus à vivre avec. Tout ça, c'est trop pour elle.
— Je n'ai jamais rien voulu de tout ça, murmure-t-elle. J'étais extrêmement malheureuse quand Eden a tout découvert, et je pensais que mes parents me soutiendraient dans cette période difficile. Je n'ai jamais voulu qu'ils lui collent un procès sur le dos.
Les coudes sur la table, elle se masse les tempes tandis qu'une larme s'échappe de son œil droit. Elle roule sur sa joue et disparaît dans le col de sa robe, laissant une trace salée sur sa peau claire.
— Tu peux encore tout arrêter. Il n'est pas trop tard, lui dis-je.
— Tu ne comprends pas, réplique-t-elle en se reculant. Toute ma famille compte sur moi, je ne peux pas abandonner maintenant. Cette histoire... Ça a brisé ma famille.
Soudain, je vois rouge.
Elle joue les victimes, et je trouve ça trop facile. C'est elle qui en a parlé à son père, c'est elle qui a cautionné les mesures qu'il a prises et c'est aussi elle qui l'a laissé foutre en l'air la vie d'Eden. Je ne sais pas comment elle fait pour vivre chaque jour en sachant qu'elle a complètement détruit la vie d'une personne qu'elle a aimée.
— Alors imagine seulement celle d'Eden, répliqué-je. Il n'a rien demandé, et regarde ce qu'est devenu sa vie ! Il ne peut plus évoluer dans la natation, travailler où il veut parce que son casier judiciaire est décoré dans tous les coins et ça, c'est sans parler de sa famille ! Son père le déteste depuis plus de deux ans, sa mère n'ose plus le regarder dans les yeux, son frère l'avait laissé tomber et tous ses amis lui ont tourné le dos. Il n'a plus rien.
Une nouvelle larme roule sur la joue de Lilia.
— Mon père n'a jamais compris que je l'aimais vraiment, souffle-t-elle. À ses yeux, je serais toujours son bébé, celle qui fait ce qu'il lui dit de faire et qui ne pense qu'à ses études. Je crois que tomber amoureuse d'un garçon âgé de quasiment quatre ans de plus que moi n'était pas dans ses plans.
— Tu aurais pu l'empêcher de tout gâcher !
Elle essuie ses larmes d'un geste rageur et donne un coup dans la table. Le coin de celle-ci vient directement se loger dans mon genou et je grimace de douleur tandis qu'elle s'écrie :
— Et comment ? Eden n'est pas le seul à aller mal, je te signale. Tu ne sais rien de ma vie ni de ce que j'ai vécu. J'ai vu tous ceux que j'aimais s'autodétruire, et tout ça par ma faute. Tu crois que je vais bien ? Tu crois que je me lève chaque matin en me disant : « ah, allez, je vais passer une bonne journée ! » ?
Son regard noir me transperce quand elle termine d'une voix tranchante :
— Hé bien figure-toi que non, mademoiselle. Je vois une psychologue depuis plus de deux ans pour combattre ma dépression, je prends des tas de médicaments pour ne pas sombrer et j'essaie de survivre jour après jour et bon sang, tu ne sais pas à quel point c'est difficile.
J'ai le souffle coupé. Je dois avoir l'air pathétique puisqu'elle se sent obligée de me faire sentir encore plus mal en ajoutant, les yeux remplis de larmes :
— Je sais que j'ai fait du mal à beaucoup de gens. Et je me le rappelle chaque jour quand je vois ma mère avaler cinq anti-dépresseurs pour ne pas penser au fait que je n'irais plus jamais bien, quand je vois mon frère cogner dans tout et n'importe quoi parce que la rage est la seule chose qui le tient en vie ou quand je vois mon père se démener nuit et jour pour faire payer Eden parce qu'il le tient responsable de ce qui m'arrive. Je sais que tout est de ma faute, je le sais. Alors s'il te plaît, ne crois pas que je vis très bien avec tout le mal que j'ai causé.
Je n'arrive plus à dire un seul mot.
Depuis qu'Eden m'a dit la vérité, je n'ai pas pensé une seconde qu'il avait dit vrai en disant que tout cela l'avait changée à jamais. Égoïstement, je l'imaginais se complaire dans la jubilation d'avoir fait de la vie d'Eden un champ de ruines, pas en train d'essayer de survivre à coups de médicaments et de séances chez le psychologue. La femme que j'ai en face de moi a été traumatisée, si violemment qu'elle a l'impression que sa vie est complètement ruinée.
J'aimerais la réconforter, lui dire que ce n'est pas sa faute et que j'espère sincèrement qu'elle va se sortir de tout ça une bonne fois pour toutes. Seulement, je ne peux pas.
Je ne peux pas, parce que ce serait mentir.
— Je ne dis pas que tout a été rose pour toi ces dernières années, dis-je doucement. Je... Je sais que le prix de tes erreurs était beaucoup plus élevé que ce que tu croyais. Mais tu sais... Tout n'est pas encore perdu. Tu peux toujours réparer le mal que tu as fait en venant au procès et en disant la vérité.
Elle secoue la tête une nouvelle fois.
— Ma famille ne s'en relèverait pas.
— Lilia, je t'en prie... Ton père sait pertinemment au fond de lui que c'est lui qui a déformé la situation, il est simplement trop fier pour l'admettre. Quant à ta mère et ton frère, ils se raccrochent à la vérité qu'on leur a donnée parce que c'est plus facile pour eux que de croire que c'est Eden le coupable. Il leur faudra du temps pour s'en remettre, mais ils finiront par comprendre. Je t'en prie.
À la fin de ma tirade, elle me fixe de son regard azur, les yeux remplis d'eau. Aucune de nous ne parle, si bien que le silence de notre discussion n'est meublé que par les battements de mon cœur et les rires des autres clients du salon de thé.
— Promets-moi que si je témoigne, Eden s'en sortira.
Nos regards s'entrechoquent une nouvelle fois, billes noires contre billes bleues ciel. Nous sommes complètement opposées : sa chevelure est aussi blonde et douce que la mienne est brune et bouclée et sa peau est aussi claire que la mienne est foncée. J'ai l'impression de me retrouver face à un miroir déformant, un miroir qui me donnerait une image complètement opposée de moi-même.
Puis, ma voix n'est plus qu'un murmure quand je lui réponds :
— Je te le promets.
Il est huit heures nous sortons du salon de thé et pourtant, j'ai l'impression que je viens déjà de vivre une journée entière. Lilia m'a promis qu'elle allait faire quelque chose et ensuite, elle a commandé une tisane au gingembre à emporter tandis que je finissais mon thé. Voilà comment nous nous retrouvons maintenant l'une en face de l'autre sur le trottoir, une pluie fine complètement inhabituelle en mars humidifiant nos habits.
— Encore désolée de ne pas t'avoir dit que ce serait moi qui viendrait, lui glissé-je tandis qu'elle bouche son gobelet à l'aide du couvercle qu'on lui a donné au comptoir.
— Tu as bien fait. Je ne serais probablement pas venue.
J'esquisse un minuscule sourire et nous échangeons un regard bref avant que je ne baisse les yeux sur mes chaussures.
— Avant que tu partes, je... Je sais que mon avis ne compte pas, mais je pense que tu as été suffisamment punie pour ce que tu as fait. Tu mérites de tourner la page.
Elle hoche la tête, émue.
— Merci, Callisto.
Ça fait bizarre de l'entendre prononcer mon prénom. Les gens qui passent dans la rue doivent croire que nous sommes deux vieilles amies qui prennent un café ensemble, pas deux femmes qui ont aimé la même personne et qui sont maintenant liées par un secret commun.
Elle m'a demandé de ne parler de ce rendez-vous à personne. Je crois qu'elle a envie que les gens comprennent que son changement d'avis est vraiment sincère.
— Au fait, je me doute que tu n'es ni la fille en manque d'attention qui couche avec Eden de temps à autres ni l'amie dévouée que j'ai pu te décrire. Je ne pense pas que ces deux-là auraient osé m'envoyer un message du téléphone d'Eden pour régler ses problèmes.
J'esquisse un sourire et jette un œil discret à mon téléphone. Je vois alors que j'ai cinq appels en absence d'Eden et une dizaine de textos de sa part, ainsi que plusieurs de Cam et du groupe Whatsapp que je partage avec mes amis. Ils doivent se demander où je suis, j'espère qu'ils ne s'inquiètent pas trop.
— Merci de faire ce qu'il faut, lui glissé-je. C'est très courageux.
Elle acquiesce puis, lentement, elle fait demi-tour avant de s'éloigner avec un petit sourire résigné. Dans moins d'une heure, nous nous retrouverons au tribunal pour libérer définitivement Eden.
Dans moins d'une heure...
Dans moins d'une heure !
Bon sang, je suis totalement à la bourre !
Désormais paniquée, je tape l'adresse d'Eden dans Google Maps et suit l'itinéraire indiqué à toute barde. Mon cœur cogne à mes côtes et mon téléphone vibre dans ma main, signe qu'Eden m'appelle encore une fois.
Je vais me faire tuer.
Quand je frappe à la porte de son appartement, je suis à bout de souffle et mes vêtements me collent à la peau à cause de la pluie. Et comme si ce n'était pas assez, le procès est censé commencer dans vingt minutes. Je suis complètement et littéralement dans la merde.
Soudain, la porte s'ouvre et à ma plus grande surprise, je tombe nez-à-nez avec Camélia.
— Espèce de sale petite conne, souffle-t-elle en m'écrasant contre elle.
Elle enfouit son nez dans mes cheveux et me serre fort contre sa poitrine et la seconde d'après, elle se recule et me fusille du regard.
— Tu es la fille la plus idiote que j'ai jamais rencontré ! crie-t-elle, visiblement très énervée.
— Où est Eden ?
Elle croise les bras avec un air renfrogné, visiblement encore plus agacée que ses reproches n'aient aucun impact. Heureusement, elle comprend vite que j'ai d'autres priorités en ce moment et réponds d'une voix lasse :
— Il est parti il y a dix minutes.
Dans ma main, mon téléphone vibre toujours. Eden m'appelle encore et encore, sans relâche.
— Il pensait que tu finirais par revenir ici et visiblement il avait raison, dit-elle.Et réponds-lui, bon sang ! ajoute-t-elle en voyant que je fixe mon écran sans bouger.
Secouée, j'appuie sur le bouton « décrocher » et porte mon téléphone à mon oreille tandis que Camélia disparaît dans la chambre, exaspérée.
— Callisto ?
La voix d'Eden est désespérée. On dirait qu'il est complètement à bout de nerfs et sur le coup, je ne me suis jamais autant détestée de l'avoir inquiété à ce point. Il doit me haïr.
— Je suis désolée, j'ai... commencé-je.
— Dis-moi que tu n'as pas vraiment vu Lilia. Je t'en prie dis-moi que tu n'as pas fait ça, m'implore-t-il.
— Eden...
Camélia revient dans le salon et dépose des vêtements propres sur l'accoudoir du canapé, vêtements qu'elle a visiblement pris dans mon armoire avant de venir jusqu'ici. Elle évite soigneusement mon regard, encore en colère. Je sens que cette fois, je ne vais pas m'en sortir indemne.
— T'es complètement folle ou quoi ? rugit-il. Tu as interdiction d'avoir un quelconque contact avec la partie adverse entre les deux journées de procès ! Bon sang Callisto, je pourrais perdre à cause de ça !
Je n'avais pas du tout pensé à ça. Vidée, je me laisse tomber sur la chaise la plus proche en répondant, au bord des larmes :
— Lilia a dit que...
— Tu n'aurais jamais dû aller la voir ! Et tu as fouillé dans mon téléphone, en plus ! Je ne pourrais plus jamais te faire confiance, est-ce que tu comprends ça ?!
C'est bon, cette fois je pleure.
— Je voulais juste t'aider...
— Ah ben bravo, c'est réussi !
En face de moi, le regard de Camélia s'est adouci. Elle me fait signe de lui passer le téléphone en posant une main rassurante sur mon épaule.
Les joues trempées, je lui tends le combiné et la regarde en me mordant la lèvre. Je savais qu'Eden serait remonté contre moi, mais à ce point...
— Eden, laisse tomber, dit-elle dans le combiné. Elle a voulu t'aider, elle te l'a dit. Je t'en prie, calme-toi.
Elle éloigne le combiné de son oreille en grimaçant, comme si elle était en train se faire hurler dessus. Je me sens encore plus mal – si c'est possible.
— Eden, ressaisis-toi ! finit-elle par dire d'une voix ferme. J'habille Callisto et on prend le premier taxi pour vous rejoindre. En attendant, concentre-toi sur ta plaidoirie.
— Il va témoigner ? dis-je, les yeux brillants.
Camélia me fixe, la bouche entrouverte. Puis, elle raccroche d'un geste rageur et dépose mon portable sur le comptoir.
— Laisse tomber, on y va plus, dit-elle en se détournant.
— Quoi ?
— Il ne veut pas qu'on soit là. Enfin, que tu sois là.
Mes larmes redoublent et je me prends la tête entre les mains. Comment peut-il être aussi cruel ?
— Il se sent trahi, ça va passer, me souffle Camélia en s'accroupissant devant moi. Allez viens, on va aller prendre un bain pour oublier tout ça.
L'heure qui suit est affreuse. Je n'arrive pas à arrêter de pleurer, obnubilée par ce qu'Eden m'a dit et le fait qu'il ait refusé que je vienne au procès. Je croyais qu'il aurait besoin de moi pour le soutenir et que même s'il m'en voulait d'être partie voir Lilia sans le prévenir, il passerait au-dessus de tout ça.
Camélia ne sait plus quoi faire pour que j'aille mieux. Elle s'est contentée de nous faire couler un bon bain chaud et de se déshabiller avant de s'enfoncer dans la mousse en même temps que moi. Nous n'avons jamais été pudiques lorsque nous sommes ensemble toutes les deux, alors ça ne me dérange pas qu'elle soit dans le bain avec moi. À vrai dire, ça me fait du bien de la laisser me faire mon shampooing en fredonnant une vieille chanson des One Direction.
— Elle était comment ? demande-t-elle quand elle m'applique une couche de démêlant pour cheveux.
— Qui ?
— Lilia.
Je mets quelques secondes à répondre et renifle, les joues mouillées. Je ne sais plus très bien si c'est l'eau du bain ou mes larmes.
— Triste. Brisée. Ce n'est pas la garce que j'imaginais.
Camélia ne répond pas, se contentant de me frotter les cheveux d'un geste doux.
— Eden était complètement paniqué en trouvant ton mot sur sa table de nuit ce matin. Il s'est empressé de m'appeler pour savoir si je t'avais accompagnée et m'a ensuite suppliée de venir jusqu'ici au cas où tu rentrerais directement à son appartement. Il avait raison.
Une boule se forme dans ma gorge et je ramène mes genoux contre ma poitrine.
— Rien ne sera plus jamais comme avant.
Camélia soupire.
— J'imagine qu'il sera forcé de te pardonner si Lilia tient sa foutue promesse et qu'elle le sort de là.
J'acquiesce mais au fond, je n'y crois plus.
Après tout, pourquoi est-ce qu'elle le ferait vraiment ? Elle me l'a promis, certes, mais elle avait aussi promis des tas de choses à Eden avant de trahir sa confiance. Et puis elle l'a dit, sa famille lui en voudrait à mort si elle se retournait contre eux. Alors pourquoi risquerait-elle de tout perdre simplement parce que je le lui ai demandé ?
Non, définitivement, plus j'y pense et plus je me dis que je me suis faite avoir.
— Tu sais, je pense qu'Eden est vraiment am... commence Camélia.
Elle se fait soudainement interrompre par un grand bruit dans le couloir. Nous tendons l'oreille en même temps, les yeux écarquillés. Il semblerait que quelqu'un s'agite près de notre appartement, puis...
Quand j'entends la porte d'entrée claquer, je sors du bain en deux minutes chrono et m'enroule dans la serviette la plus proche sous les questions de Cam. Sans réfléchir, la mousse dégoulinant le long de mes jambes, je me précipite hors de la salle de bains et m'apprête à rejoindre le salon quand j'entends Camélia me crier :
— Ferme la porte, au moins !
Je prends le temps de revenir sur mes pas pour claquer la porte de la salle de bains et me remets aussitôt à courir jusqu'au salon. J'ai à peine mis un pied là-bas que mes yeux rencontrent deux billes d'un bleu-gris éclatant qui éclairent toute la pièce.
Le temps s'arrête complètement. Ses doigts se suspendent au-dessus de la veste de costume qu'il était en train d'enlever, un souffle léger s'échappe de ses lèvres entrouvertes et dieu merci, il semble tout aussi paralysé que moi.
Et quand je remarque les larmes séchées sur ses joues, le temps redémarre d'un seul coup et il lâche sobrement :
— J'ai gagné.
Ensuite, je fonds sur lui et il m'intercepte sans aucune hésitation avant de me faire tourner dans les airs, mon corps pressé contre son torse. J'ai l'impression que tout ce que j'ai ressenti la dernière heure a disparu et qu'il ne reste que lui, moi et ce putain de soulagement qui inonde ma poitrine.
— C'est grâce à toi, dit-il quand il me repose par terre. J'ai entendu dire que tu avais été assez convaincante auprès de Lilia...
— Je crois que ça faisait longtemps qu'elle attendait d'avoir un coup de pouce pour se décider.
Il me sourit et s'essuie la joue, probablement pour être sûr qu'il n'y a plus aucune trace d'eau salée sur son visage. La situation est si surréaliste que j'ai l'impression d'être dans une réalité parallèle.
— Hé bah t'as rien loupé ma vieille, intervient une voix bien connue derrière Eden. Blondie a débarqué avant même que le procès commence et au bout de cinq minutes de discussion avec son avocat, tout a été annulé. Plus aucune charge retenue contre Eden.
Trop heureuse de voir Clément, je plante un baiser sur sa joue tandis qu'il passe un bras autour de mes épaules, aussi souriant que d'habitude. Je ne sais pas s'il sait à quel point je suis contente de voir qu'il me soutient encore et toujours même dans les pires moments de ma vie.
C'est grâce à lui que je n'ai jamais regretté d'avoir été à cette foutue colonie de vacances l'été de mes seize ans.
— Alors c'est vrai ? Tu es libre ? demandé-je, les yeux rivés sur Eden.
Le brun hausse une épaule sans cesser de me regarder.
— On dirait bien.
Je m'apprête à m'excuser un million de fois d'avoir agi dans son dos quand Clément s'exclame, les yeux rivés sur le parquet :
— Je rêve où t'es sortie du bain dès qu'on est arrivés ?
Je grimace et attrape un sopalin dans la cuisine pour essuyer la mousse que j'ai laissée par terre. Quand je me penche pour frotter le sol, Clément ricane et Eden s'empresse de se plaquer contre mon dos. Surprise, je me redresse d'un seul coup et lui lance un regard interrogateur.
— Je te rappelle que tu ne portes qu'une serviette, souffle-t-il. Et ce n'est pas que ça me dérange, mais tu as un public...
Je crois que je n'ai jamais autant rougi de ma vie.
Honteuse, je rejoins la salle de bains au pas de course et claque la porte, le cœur battant. Derrière moi, Camélia a enfilé son t-shirt et sa culotte et me fixe d'un air surpris, ses cheveux mouillés dégoulinant le long de son dos.
— Alors, bilan ?
Pas besoin de plus de détails, je sais très bien de quoi elle parle. Aussi, je m'exclame :
— Il a gagné !
Camélia pousse un cri de joie avant de se jeter dans mes bras, toute excitée.
Et franchement, c'est le plus beau moment que j'ai vécu depuis des semaines.
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