Chapitre 30

EDEN

Je n'ai pas encore gagné, je le sais, mais c'est tout comme.

Callisto me serre si fort que ses ongles se plantent légèrement dans ma peau, me griffant légèrement. Pourtant, je n'ai pas du tout envie de la lâcher. L'avoir contre moi est la plus belle chose qui me soit arrivée depuis ce matin.

— Tu vas gagner, me souffle-t-elle. Tu vas gagner et quand ce sera fait, je t'épouse.

Je me recule pour mieux l'apercevoir, un beau sourire aux lèvres. Ses cheveux bouclés caressent le tissu bleu marine de son blazer tandis que ses yeux en amande restent clos, rendant ses pommettes encore plus saillantes que d'habitude. Je n'arrive pas à détacher mon regard des tâches de rousseur brunes qui éclaboussent sa peau mate.

Mon dieu ce qu'elle est belle.

— Ne me donne pas de faux-espoirs, plaisanté-je.

Elle ouvre enfin les yeux et papillonne des cils, un immense sourire aux lèvres. Elle me fixe une seconde puis, sans rien ajouter, embrasse brièvement mes lèvres avant d'attraper ma main pour m'entraîner un peu plus bas.

Je n'ai d'ailleurs même pas fini de descendre les marches qu'une silhouette bien connue s'écrase contre moi, son shampooing à la pomme me chatouillant les narines.

— Avril, dis-je en la serrant contre moi.

Elle se recule, les joues trempées.

— Je n'ai pas encore gagné, lui rappelé-je en voyant qu'elle tremble sous le poids du soulagement.

Ses yeux verts brillent quand elle répond :

— Je sais. Sauf que maintenant, tu as vraiment une chance de gagner.

Après Avril, c'est Sacha qui me serre contre lui. Il me murmure qu'il a confiance en moi, que je vais y arriver et que j'ai toujours fait ce qui était juste. Sa grand-mère me salue aussi et la première chose qu'elle me dit est qu'elle a vraiment adoré voir Maître Jean au bord du malaise et rien que pour ça, je suis vraiment content qu'elle soit là.

Quand c'est au tour de Jeremy, il se contente de se planter devant moi avec les yeux brillants. Sa main se pose sur mon épaule et il la serre, fort. Je sais ce qu'il essaie de me dire.

— Eden !

J'ouvre grand les bras pour que ma mère puisse s'y blottir facilement, ce qu'elle fait sans rechigner. Ses yeux sont rouges et gonflés ; je la soupçonne de pleurer depuis des semaines.

— Ton père... commence-t-elle.

— Je sais, maman. Je sais ce qu'il a dit, la coupé-je.

Ses mains sur mes avants-bras, elle secoue doucement la tête avec un sourire triste sur ses lèvres fines.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire. Ton père veut te parler, Eden.

Je crois qu'en entendant cela, mon cœur arrête de battre une seconde. Je scrute alors la foule des yeux et mon regard se pose sans peine sur le seul homme qui se tient en retrait : mon père.

Il est assis sur la dernière marche qui mène au tribunal, la tête entre les mains. Il lève la tête de temps à autres pour regarder les gens se serrer dans les bras, les yeux rouges. Je n'arrive toujours pas à réaliser ce qu'il vient de faire au procès. J'ai l'impression qu'on vient enfin me laisser respirer après des années enfermé sous l'eau.

— Je vais le voir, soufflé-je.

Ma mère acquiesce et je crois voir Jeremy sourire à côté de moi.

Le chemin qui mène jusqu'à mon père est jonché d'obstacles. Je n'arrête pas de croiser des proches qui me serrent la main et me disent bonne chance pour le lendemain. À seulement deux mètres de mon père, je tombe nez-à-nez avec Callisto. Pour une fois, elle ne dit rien et se contente de poser une main protectrice sur mon visage et de m'embrasser la joue avant d'aller rejoindre sa sœur. Je crois qu'elle a compris que je devais faire ça seul.

Les derniers mètres qui mènent à mon père sont les plus difficiles que j'ai jamais eu à parcourir. Mon cœur cogne si fort contre mes côtes que je manque de m'écrouler quand je m'assieds à côté de lui, mal à l'aise. J'ai les mains tellement moites qu'elles glissent contre la pierre quand j'essaie de trouver une position confortable.

Il ne lève pas tout de suite les yeux vers moi et se contente de regarder droit devant lui, alors je décide de l'imiter. Puis, soudain, il dit simplement :

— Je suis désolé.

Combien de fois ai-je rêvé de l'entendre me dire ça ? Combien de fois ai-je voulu qu'il prenne ma défense ?

Au moins mille. Un million. Peut-être plus. Sûrement plus.

— Je ne suis pas désolé uniquement d'avoir accepté de témoigner contre toi, reprend-il en secouant la tête. Je... Pardon de ne pas t'avoir cru.

J'avale difficilement ma salive.

— Tu n'as même pas voulu entendre ce que j'avais à dire.

— Je sais.

Après ça, nous ne disons rien pendant une bonne minute. Je sais qu'il cherche ses mots parce qu'il a dû mal à s'exprimer, et comme il sait pertinemment que je tiens de lui pour ça il sait que je ne ferais pas le premier pas. Il sait que j'ai déjà essayé de le faire ce foutu pas, et qu'il m'a claqué la porte au nez. Plusieurs fois.

Seulement, plus le temps passe et plus le silence devient difficile à supporter, c'est pourquoi je finis par questionner :

— Qu'est-ce qui t'as fait changer d'avis ?

Il prend une grande inspiration, les mains posées sur ses genoux. Il semble soudain beaucoup plus vieux, comme s'il avait pris dix ans en moins d'une minute. Son regard est terne, ses cheveux paraissent encore plus gris qu'auparavant et des rides profondes creusent son front et ses joues. Je n'arrive plus à me rappeler à quoi il ressemblait exactement quand il a refusé de me laisser rester dans sa vie, il y a deux ans.

— Maître Jean m'avait promis de pouvoir enfin me libérer d'un poids en disant tout ce que j'avais retenu ces dernières années. Il... Il a tout fait pour attiser ma haine, que ce soit en me rappelant la réputation que tu m'avais forcé à endurer ou en me faisant passer des discours moralisateurs et affreux de la part du père Antar. J'étais tellement aveuglé par la colère et la honte, je... Je l'ai laissé me manipuler.

Il reprend sa respiration, la gorge visiblement douloureuse. Je ne sais pas s'il réalise que plus il parle, moins je lui en veux.

En fait, je le comprends.

— Mais quand je me suis retrouvé devant tout le monde posté derrière ce petit bureau en bois, j'ai... J'ai réalisé qu'il m'avait complètement formaté. Tout mon témoignage était prévu à l'avance et je devais dire que tu étais un monstre, que tu m'avais déshonoré et que tu savais pertinemment que Lilia était mineure. Du moins, nous devions tous le laisser entendre.

— « Nous » ?

— Tous les témoins de Maître Jean. Le fils a été le seul à refuser. Il voulait s'en tenir aux faits.

Je ne peux m'empêcher d'être sous le choc.

Le fils ? Refuser de m'enfoncer ?

Ça ne lui ressemble pas. Je me rappelle très bien du regard noir qu'il m'a lancé en Normandie, douloureux et plein de haine. Il m'aurait mis en pièces sur le champ si Sacha, Avril et Eliot ne s'étaient pas interposés entre nous.

— Gabin ? questionné-je, les yeux écarquillés.

Mon père hoche la tête, un air las sur le visage. Il semble exténué.

— Je sais que j'ai fait des erreurs, de graves erreurs. Tu as tous les droits de me détester, et je trouverais ça probablement anormal si ce n'était pas le cas. Si je m'étais porté garant pour toi dès le premier procès... On n'en serait peut-être pas là aujourd'hui. Tu pourrais être entraîneur, comme tu l'as toujours voulu.

Un sourire triste prend place sur mon visage et je secoue la tête pour éviter qu'il le remarque.

— Bah, laisse tomber. Tu n'as jamais voulu que je fasse ça de toute façon.

— Faux : je voulais que tu réussisses dans la vie, et que tu gagnes ta vie sans galérer. Je... Je n'avais pas pensé que tu aurais encore plus de mal aujourd'hui à subvenir à tes besoins que si tu avais finalement réalisé ton rêve.

Il n'a pas tort. Cette affaire ne m'a pas pris que la femme que j'aimais, ma famille et les trois quarts de mes amis, elle m'a aussi enlevé ce que j'avais de plus cher : la natation. C'était mon exutoire et maintenant, il ne me reste plus rien.

— Je serais là demain, finit-il par conclure.

Je le regarde se lever en soupirant. Ses articulations craquent quand il tend le bras pour poser sa main sur mon genou et ses yeux se plantent dans les miens, parfait reflet de mes iris d'un bleu-gris hypnotisant.

— Au fait, Lilia n'est pas malade.

Sur ce, il s'éloigne et fend la foule avant de disparaître définitivement.

— Je crois que si je m'endors ici et maintenant je me réveille jamais, genre.

Un sourire taquin éclaire mon visage quand je me retourne et prends ma voix la plus haut perchée pour l'imiter en disant :

— Genre ?

Callisto secoue la tête avec un sourire en coin, les bras serrés autour d'un oreiller.

Après ma discussion avec mon père, j'étais littéralement rincé. Je n'avais qu'une envie : rentrer chez moi et tomber dans un coma profond. Heureusement, mes proches ont tous respecté ma décision et j'ai profité de leur inattention pour murmurer à l'oreille de Callisto qu'elle pouvait me rejoindre quand elle voulait. Ses yeux brillaient et j'ai su sans même qu'elle dise un mot que oui, elle viendrait. Pourtant, elle a quand même demandé d'un air espiègle si j'avais des gaufres surgelées en stock et quand j'ai répondu oui, c'est là qu'elle a définitivement accepté – une vraie petite maline.

Bon, j'ai menti, mais je crois que c'est pardonnable.

— Je me demande ce que font Camélia et Clément en ce moment, dit-elle.

Ma brosse à dents dans la bouche, je m'adosse au chambranle de la porte et hausse une épaule, amusé.

— Ils doivent être fous de joie d'avoir l'appartement seulement pour eux deux, commente-t-elle.

Elle marque une courte pause, puis :

— Oh mon dieu non, j'ai des images !

En bonne comédienne qu'elle est, elle plaque ensuite son visage dans l'oreiller qu'elle tenait et je manque de m'étouffer avec mon dentifrice tant je ris.

Quand je la rejoins véritablement dans la chambre, elle s'est assise en tailleur par-dessus la couette et a calé un coussin entre ses jambes. Elle fait mine de ne pas me regarder quand je change de t-shirt, ce qui m'arrache un sourire.

Soudain, elle pousse un cri aiguë et saute du lit d'un seul bond avant de courir pour se planquer derrière moi. Les mains sur mes omoplates, elle se met à hurler :

— Il y a une araignée dans ton lit !

Amusé, je roule des yeux avant d'aller la chasser d'une main. Coriace, je bataille pendant plusieurs minutes pour ne pas qu'elle se cache sous les draps.

— Il serait peut-être temps que tu changes de housse de couette, comment-t-elle en croisant les bras d'un air désapprobateur, toujours dans le coin de la chambre opposé au lit.

Je coince enfin l'araignée dans un mouchoir et ouvre la fenêtre pour la libérer, sans cesser de sourire.

— Est-ce que tu savais que tu as plus de chance de mourir tuée par un bouchon de champagne que par une araignée venimeuse ? finis-je par lui dire.

Elle me fixe d'un air étonné pendant plusieurs secondes, puis détourne le regard avec un air boudeur en disant :

— M'en fous, de toute façon je ne bois pas d'alcool.

C'est plus fort que moi : je pars en fou rire. Le genre de fous rires qui vous tord le ventre, vous fait pleurer et vous empêche de respirer. Au bout de quelques minutes, mon rire doit être trop communicatif pour elle car Callisto se met aussi à rire avant de me rejoindre sur le lit.

Mon rire se tarit quand elle s'allonge à côté de moi, ses doigts chaud courant le long de mon bras.

— Dis... commence-t-elle.

Sa voix est douce, encore et toujours. Au-delà de ses yeux noisette et de son sourire d'éternelle optimiste, je suis persuadé que c'est sa voix qui lui permet d'être aussi entourée. Les gens acceptent son aide parce qu'elle respire le bonheur et la confiance.

J'aimerais tant être comme ça, moi aussi.

Je m'attends à ce qu'elle enchaîne avec une blague sur les araignées mais quand sa question tombe, je réalise que ce n'est pas du tout ce à quoi je m'attendais.

— Est-ce que tu as encore le numéro de téléphone de Lilia ?

Je fronce aussitôt les sourcils, légèrement refroidi.

— Je vois que tu as envie de plomber l'ambiance, merci, râlé-je.

Elle roule des yeux en se redressant sur un coude.

— Ne joue pas les bébés et réponds-moi, s'il te plaît. Je veux juste le savoir.

Je roule sur le dos et fixe le plafond de ma chambre, saoulé. Je pensais enfin avoir le droit à une jolie parenthèse avant la fin du procès demain matin, mais on dirait que non. Cette histoire me suivra bel et bien chaque foutu jour de ma vie.

— Je n'ai jamais réussi à me résoudre à le supprimer. Contente ?

— Oui.

Ses doigts frôlent mon biceps, mon torse, mon cou. Elle me chatouille et ça me torture, mais je ne dis rien. Ça me fait du bien de la sentir aussi près de moi.

Je tourne légèrement la tête pour pouvoir mieux la regarder. Ses yeux en amande brillent dans la semi-obscurité de la chambre et sa tignasse bouclée est détachée et tombe sur ses épaules. J'ai l'impression de me dire ça à longueur de journée mais putain, elle est tout simplement fabuleuse.

Soudain, une question que je ne m'étais jamais posée jusqu'alors me vient en tête et devient une véritable obsession. J'hésite pendant de longues secondes à la poser mais n'y tenant plus, j'entrouvre les lèvres et lui demande :

— Tu as déjà été amoureuse ?

Elle cille et son sourire s'efface légèrement. Pourtant, il est toujours là. Je crois qu'elle se force.

— Une seule fois, avoue-t-elle.

— Raconte.

Elle arque un sourcil, surprise. Son visage est si près de moi que je sens son souffle sur ma joue. Ne pas l'embrasser est une torture et je suis persuadé qu'elle le fait exprès, probablement pour me dissuader de poser des questions. Seulement cette fois, je ne me raviserais pas. Je veux lui montrer que je peux être aussi doué qu'elle pour questionner sur les sujets qui fâchent.

— Tu veux que je te raconte l'histoire de mon premier amour ?

Elle rit doucement, comme si elle trouvait ça ridicule. Pas besoin d'être un génie pour deviner qu'elle se cache derrière tout cela pour protéger ses secrets.

Sauf que c'est trop tard, pensé-je. Je suis là maintenant, et je veux tout savoir de toi.

— S'il te plaît.

Elle me fixe quelques instants avant de soupirer. Elle se redresse alors et s'assied en tailleur à côté de moi. Le bout de ses doigts touchent les miens.

— Version courte ou vers...

— Longue, réponds-je sans hésiter.

Pourtant, je ne sais plus très bien si j'ai envie d'entendre qu'elle en a aimé un autre. Je ne sais plus si je veux entendre qu'un autre l'a embrassée, touchée et aimée comme je le fais. C'est étrange, on dirait que j'ai peur que la vie qu'elle ait eue avant de me rencontrer puisse impacter ce que nous vivons en ce moment.

Pour autant, je ne suis pas idiot : ce passé existait déjà quand nous nous sommes rencontrés, et il vit en elle chaque jour qui passe. Il fait partie d'elle, comme le mien fait partie de moi.

Raconter ce qui nous est arrivé ne change pas le présent. Ça nous délivre d'un poids souvent trop lourd à porter et qu'on croit être capable de garder pour soi.

Seulement, je l'ai vite compris au vu de ma propre expérience : garder ses secrets peut nous détruire et oser se livrer à quelqu'un peut nous sauver la vie.

Vraiment.

— Quand j'étais petite, j'allais en colonie de vacances tous les étés. Camélia et moi partions en même temps mais jamais en même endroit pour que quand on se retrouve on ait mille choses à se raconter. Chaque année, c'était incroyable : je me faisais toujours des amis en or et je passais un moment incroyable. C'était une sorte de parenthèse de ma vie de tous les jours, tu vois ? Pendant deux semaines, je pouvais être qui je voulais. Je crois que c'est ça que j'aimais tant dans les colonies de vacances.

J'acquiesce en traçant des cercles invisibles sur la paume de sa main. Elle est tellement plongée dans son histoire qu'elle ne semble même pas le remarquer.

— L'été de mes seize ans, je suis allée dans les Alpes pour une colonie plutôt sportive avec de l'escalade, de l'accrobranche et des sports collectifs et plein d'autres activités dans le genre. À la seconde où je suis arrivée, j'ai rencontré deux types : le premier a aussitôt enclenché la conversation avec une facilité déconcertante et j'ai appris en moins de trois minutes qui venait de Chambéry mais qu'il rêvait d'étudier dans le sport à Paris, qu'il avait une famille recomposée impossible à expliquer et qu'il en avait une grosse – j'ai mis deux bonnes minutes à comprendre que c'était de l'humour.

Mi-surpris mi-amusé, je fronce les sourcils et elle anticipe sans attendre ma prochaine question, à laquelle elle répond d'un simple :

— Oui, c'était Clément.

Son air entendu m'arrache un petit rire.

Je ne lui avais jamais vraiment demandé comment est-ce qu'elle avait rencontré son groupe d'amis. Je crois que je me suis toujours dit qu'elle se les étaient faits au lycée ou quelque chose dans le genre, un peu comme moi. Je n'avais pas imaginé une seconde qu'elle puisse s'être fait un ami en colonie de vacances et le garder pendant de longues années.

— L'autre type était légèrement plus sur la retenue, mais il restait très ouvert. Il dégageait vraiment quelque chose, tu vois ? Il avait des cheveux bruns et bouclés, des yeux noisette rieurs, une mâchoire carrée et une seule fossette au coin des lèvres. Bref : c'était dur de lui résister.

Je me passe une main sur la mâchoire en grimaçant et elle esquisse un sourire avant de commenter :

— Elle est parfaite, ta mâchoire.

Je lui souris, mes doigts touchant toujours les siens. Je ne sais pas comment elle fait pour lire constamment dans mes pensées.

— J'ai vite appris qu'il s'appelait Thomas... Et que la moitié des filles de la colonie étaient déjà sur le coup. Il faut dire que des gars comme ça, y'en a assez peu sur Terre. C'était assez irréel d'être aussi beau, gentil, athlétique, éminemment drôle et doué dans un million de domaines. Bon, il aimait les sushis mais à la limite, ça se pardonne.

Les détails qu'elle ajoute à l'histoire la rendent tellement vivante que je me rends compte très vite que je suis accro.

— Bizarrement, le feeling est super bien passé entre nous et on a passé les deux semaines entières à se tourner autour. Il me serrait dans ses bras, je l'embrassais sur la joue et on riait ensemble. On s'éloignait souvent du groupe pour passer du temps à deux et sans même y faire attention, je suis très vite tombée sous son charme.

Elle marque une pause, puis poursuit :

— Au début, je croyais que c'était seulement de l'attirance puisque merde, ça faisait seulement deux semaines qu'on se connaissait ! Mais quand la colonie s'est terminée et qu'il a fallu rentrer, j'ai fondu en larmes dans ses bras et j'ai réalisé que c'était bien plus que ça. Comme une conne, j'étais tombée amoureuse de lui alors que nous n'étions pas officiellement ensemble et qu'on ne se reverrait probablement jamais puisqu'il habitait à l'autre bout de la France. Mais bon : j'étais aveuglée par ce que je ressentais, alors je me suis accrochée à l'espoir qu'on prenne rapidement le train pour se revoir et je suis rentrée chez moi.

Son regard s'assombrit peu à peu et je commence à comprendre que l'histoire ne va pas tarder à se gâter. Bêtement et même si je ne peux rien y faire, j'espère secrètement qu'elle n'a pas trop souffert.

— L'été s'est terminé et l'année a super bien commencé. On se parlait tout le temps, on s'appelait chaque jour pendant des heures et en quelques mois à peine, il était réellement devenu mon meilleur ami, mon pilier, mon tout. Je pensais à lui tout le temps : en cours, chez moi, avec ma famille, mes amis, Cam. C'était infernal, j'étais accro.

Elle est soudain parcourue d'un frisson, comme une sorte d'étincelle de tristesse qui la transcende en pensant à tout ce qu'elle a pu ressentir à ce moment-là. Je m'en veux presque de la pousser à faire remonter ce genre de mauvais souvenirs.

— Et un jour, début décembre, il a arrêté de de parler. Du jour au lendemain, je n'ai plus eu le droit à aucun appel, texto ou nouvelle de sa part ; presque comme s'il était mort. J'ai été dans le déni pendant plusieurs jours et je lui ai envoyé des tonnes de messages pour savoir comment il allait, mais rien. Il les lisait mais ne me répondait plus.

Elle se masse les tempes, sa peau mate brillant dans le noir. Je remarque sans peine qu'elle a eu beaucoup de mal.

— Je suis tombée de haut. Je ne comprenais vraiment pas ce que j'avais fait de mal, c'était trop bizarre... Pendant des mois on était comme cul et chemise et d'un coup, plus rien. C'était d'autant plus douloureux que la semaine d'avant, on avait parlé de prendre le train pour se rejoindre quelque part. J'y croyais. J'y croyais vraiment.

Mes doigts serrent les siens et ses yeux se posent sur moi, rassurants. Elle me sourit pour me prouver que ça va.

— Après ça, j'ai été complètement détruite. C'était dur parce que personne ne comprenait que je puisse être si triste pour une relation qui au final, n'avait jamais vraiment existé. Il m'avait traitée comme sa copine pendant des mois sans jamais m'en donner le titre parce qu'il s'amusait avec moi. J'étais sa distraction, tu vois ? Il était probablement content d'avoir quelqu'un à qui raconter sa vie en rentrant le soir, une personne qui soit toujours là pour lui, une personne qui l'attendait.

— Tu avais le droit de l'aimer même si vous n'étiez pas réellement ensemble, murmuré-je.

— Pas vraiment. Je me sentais illégitime d'avoir de la peine, et c'était probablement ça le pire. J'avais l'impression de ne pas avoir le droit d'avoir le cœur brisé, tu vois ?

J'hoche la tête, le regard éteint. Je vois dans ses yeux qu'elle a énormément souffert.

— Il m'a recontactée trois mois après, au moment où je commençais à aller mieux. Il est revenu comme une fleur, comme si rien ne s'était passé. Et tu sais ce qu'il osé me dire ? Il m'a demandé si je voulais repartir en colonie avec lui l'été suivant.

— Il est complètement taré ou quoi ?!

Elle esquisse un sourire qui étincelle dans l'obscurité de la chambre.

— C'est exactement ce que m'a dit Camélia. Je ne lui ai pas répondu mais au final, ça m'avait quand même remise dedans. J'ai été triste un bon mois de plus, puis j'ai fini par laisser couler. J'ai mis un an à le bloquer de tous mes réseaux sociaux et deux à supprimer toutes les photos de lui que j'avais encore dans mon téléphone.

Elle se mord la lèvre avant d'ajouter :

— C'est con, hein ? Je suis tombée amoureuse d'un type que je connaissais à peine et j'ai mis des années à me reconstruire. J'ai honte d'avouer qu'il y a encore quelques mois, je pensais encore à lui parfois.

— Je ne trouve pas ça con.

Elle secoue la tête, un sourire triste aux lèvres.

— Ça fait pauvre fille, non ? Tu as le droit de le dire, je ne t'en voudrais pas.

Je me redresse sur mes avants-bras, les sourcils froncés. Je déteste qu'elle puisse se rabaisser comme ça. On ne devrait jamais se sentir illégitime d'avoir été triste : chacun peut être malheureux pour des choses différentes à des niveaux différents, et chaque peine se justifie.

— Arrête de dire ça, rétorqué-je fermement. Tu avais le droit de l'aimer, et tu avais aussi le droit d'être malheureuse parce qu'il t'as fait espérer pendant des mois pour rien. C'était un imbécile, c'est tout.

Je suis sûr qu'on le lui a déjà dit mais pourtant, mes mots semblent lui faire un effet tout nouveau. Elle rougit légèrement et coince une mèche de ses cheveux bouclés derrière son oreille, attendrie.

— Le pire c'est qu'après Thomas, je n'ai plus réussi à m'investir dans une relation sérieuse. Mon caractère faisait fuir la moitié des types que je rencontrais et ceux qui voulaient de moi n'étaient jamais assez bien. Je mettais la barre trop haut.

Elle reprend sa respiration, puis admet en haussant les épaules :

— J'imagine que personne n'égale jamais notre premier amour. Tu dois être d'accord avec ça, toi. Tu aimeras toujours Lilia.

Sa peau est brûlante quand j'enroule mes doigts autour de son menton pour la forcer à me regarder dans les yeux. Elle semble surprise et me fixe sans rien dire, les lèvres entrouvertes. Elle ne s'attendait probablement pas à ça.

— Lilia aura toujours une place spéciale dans mon cœur, avoué-je. Mais aujourd'hui, je ne l'aime plus ; ou du moins, pas comme avant. Après tout ce qui s'est passé, je ne pourrais plus jamais l'aimer comme j'ai pu le faire. Et je suis sûre que c'est pareil pour toi et Thomas.

M'entendre prononcer son prénom semble lui faire bizarre car elle frissonne sous mes doigts. Pourtant, je continue de la regarder dans les yeux ; je veux la regarder quand elle entendra la fin de ce que j'ai à dire.

— Les premiers amours nous marquent à jamais, tout simplement parce qu'ils conditionnent la façon dont on saura aimer les autres ainsi que celle dont on se laissera aimer ensuite. C'est tout.

Sa lèvre tremblote légèrement quand elle répète :

— C'est tout ?

J'acquiesce, mes yeux plantés dans les siens. Son regard est si puissamment rempli d'émotions que j'ai soudain l'impression de n'être plus fait que de coton.

— C'est tout, confirmé-je.

La tension qui nous électrise tous les deux plane encore quelques secondes, puis ses lèvres se plaquent sur les miennes. Une main dans ses cheveux, l'autre sur sa hanche, ma langue trouve la sienne sans aucune peine. Je la tiens fermement contre moi, bien décidé à ne plus la laisser partir.

Quand nous séparons pour reprendre notre respiration, elle reste tout près de mon visage et son souffle s'échoue discrètement sur mes lèvres. Elle ne me quitte pas des yeux.

— Je retire ce que j'ai dit, murmure-t-elle alors.

J'attends la suite comme si elle allait me donner une réponse divine, comme si j'avais attendu cette phrase toute ma vie.

— Certaines personnes égalent les premiers amours. Toi, par exemple.

Elle s'interrompt une seconde, puis ajoute timidement :

— Tu le dépasses. Mille fois, même.

Je me penche pour l'embrasser de nouveau quand elle se recule, ses yeux dans les miens. Elle n'a pas encore terminé, il y a quelque chose qu'elle n'a pas dit. Je le vois dans ses yeux.

Puis :

— Je n'ai jamais ressenti ça pour personne.

Je sais que c'est la deuxième fois que je dis ça mais je suis persuadé qu'après elle, il n'y en aura pas d'autre. Mais là, c'est la première fois que je le pense aussi fort.

— Moi non plus.

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