Chapitre 3

    CALLISTO

— Tu es encore en retard.

J'adresse mon sourire le plus angélique à mon ami – celui qui dit clairement « quoique tu penses que j'ai fait : je suis innocente. » Cependant, Paul n'a pas l'air de le comprendre puisqu'il me dévisage en fronçant les sourcils sans réussir à déchiffrer mon message subliminal.

— Pour ma défense, je suis en retard de seulement quatre minutes.

Je profite du fait qu'il soit en train de vérifier mon temps de retard – quel maniaque je vous jure – pour retirer mon duffle coat et m'asseoir à côté de lui.

— Alors, c'était comment l'anniversaire d'Émie ? demande-t-il tandis que je sors mon ordinateur de mon sac.

— Plutôt cool.

Je ne peux m'empêcher de rougir légèrement à l'évocation de ce souvenir. La soirée avait franchement mal commencée : Clément s'était mis en tête de me trouver un type à draguer parmi les amis d'enfance d'Émie. J'avais finalement réussi à le semer quand je suis tombée sur Camélia, qui était en grande discussion avec Eden. Non seulement j'étais surprise de tomber sur lui ici, mais j'étais encore plus surprise de me rendre compte qu'il n'avait pas l'air d'avoir envie de me poignarder. À vrai dire, il était plutôt sympa.

À bien y penser, il était plutôt cordial ; oui, voilà, « cordial ». Sympa, c'est peut-être un peu trop. Après tout, je ne l'ai même pas vu sourire une seule fois.

— Et toi, ton repas de réconciliation « colociale » ? demandé-je.

Mon expression lui arrache un sourire qui s'efface malheureusement tout aussi rapidement. J'en déduis que sa soirée avec son coloc' ne s'est pas bien passée, lui qui avait pourtant pris le soin de préparer le repas pour apaiser les tensions. C'est vraiment un saint : à sa place, j'aurais abandonné depuis longtemps. Depuis le coup de la silhouette de clown soigneusement disposée dans son lit à un retour de soirée, en fait.

Inutile de dire que quand je suis tombée dessus – ce qui n'était sûrement pas prévu –, j'ai failli faire une crise cardiaque.

— Bof.

Je m'apprête à lui demander des détails quand la voix du professeur retentit dans son microphone, annonçant le début du cours.

Pendant près d'une heure, je vous assure que je fais tout pour être concentrée : je prends des notes et je mets même mes lunettes qui me donne l'air intelligente – c'est assez rare, alors j'en profite. Simplement, au bout d'un moment, je n'arrive plus à faire semblant et dégaine mon portable.

Je me perds un peu sur Instagram avant de tomber sur une photo prise hier soir. Un sourire apparaît automatiquement sur mes lèvres quand je reconnais toute ma bande d'amis en train de faire les cons, tels des enfants de six ans.

Puis, le souvenir de cette soirée refait dériver mes pensées sur mon très cher collègue et tape son prénom dans la barre de recherche. Sans surprise, un milliard de résultats s'affichent ; on dirait qu'il y a bien plus d'Eden sur cette terre que ce je croyais.

Je fais un effort monumental pour tenter de me remémorer son nom de famille que je me rappelle avoir lu sur son dossier avant qu'il n'arrive à l'association. Ce n'était pas Calquer ? Ou Cormer ? Merde alors. J'ai vraiment une mémoire infâme.

Finalement, mes instincts de détective privé reprennent le dessus et je fouille dans les abonnés de Cam pour retrouver la fameuse Avril qui aurait soi-disant été la raison de la venue d'Eden, à ce que j'ai compris. Une fois sur son profil, il ne me suffit que de quelques secondes pour tomber sur une photo sur laquelle apparaît le brun.

C'est la première fois que je le vois sourire. C'est drôle ; il a l'air plus jeune, ou peut-être simplement heureux, ou les deux à la fois.

— Tu fous quoi ? demande Paul en jetant un coup d'oeil à mon écran.

— J'espionne mon nouveau collègue.

— Alors ça, j'adore.

Nous échangeons un sourire tandis qu'il parcourt le profil d'Avril à la recherche de d'autres photos d'Eden. Seulement, il n'est identifié sur aucun cliché, signe qu'il ne possède pas de compte sur le réseau social. Plutôt étonnant pour un type de notre âge.

— Peut-être qu'il vit dans une grotte, suggère Paul en haussant les épaules. Ou qu'en fait il a douze ans, que c'est ton frère caché et que vos parents lui interdisent à lui aussi d'avoir une vie sociale.

Je lui pince le bras en guise de réponse. J'ai eu le malheur de lui révéler que mes parents étaient super stricts sur le sujet étant plus jeune, et il n'arrête pas de me faire chier avec ça depuis.

— Sinon, tu le revois quand ce beau brun ? Demande-t-il, son bras entourant le dossier de ma chaise.

— Jamais, j'espère.

Paul soupire.

— Samedi prochain ? propose-t-il.

— Sûrement. Mais j'ai pas hâte.

— Pourquoi tu l'espionnes, alors ?

Touché.

Je croise les bras en détournant le regard. C'est vrai, pourquoi est-ce que j'essaie d'apprendre à connaître ce type, d'abord ? Il est antipathique et tout ce qu'il y a de plus froid. Et pour ce que j'en sais, il pourrait très bien cacher des corps de femmes dans sa cave.

Seulement, j'ai l'impression qu'il cache quelque chose. Après tout, personne n'est aussi froid sans raison, non ? En fait, c'est ça : Eden est intriguant. Il ne ressemble pas à ces types foncièrement méchants et manipulateurs, non : il dirait qu'il fait exprès de se donner un tel air.

Et parce que je suis une petite fouineuse – et que ma vie est très peu passionnante, avouons-le –, je vais tout faire pour le percer à jour. Après tout, ça ne peut pas être si terrible.

Non ?

Telle une gamine à Noël, j'ai attendu le samedi avec impatience.

D'habitude, je déteste le mois de novembre : il fait froid, les feuilles commencent déjà à tomber des arbres et les gens sont de mauvaise humeur. Traduction : les parisiens te bousculent sans t'excuser. Tout ce que je déteste.

Heureusement, Cam était là. Sur un coup de tête, nous avons décidé de revoir un Harry Potter chaque soir. Quand nous sommes arrivés au quatre – mon préféré –, j'étais en folie. Même Eddie a semblé adoré le concept : chaque fois que nous poursuivions la saga, il venait se blottir contre nous sur le canapé sans faire de bruit, me donnant par la même occasion du fil à retordre pour persuader Camélia que j'étais toujours contre l'idée d'avoir un chien. Heureusement, elle finissait toujours par s'endormir avant la fin et je donnais des sucreries à Eddie en cachette, histoire de me faire pardonner.

J'ai un cœur, quand même.

Pourtant, j'avais tout de même hâte d'être au samedi. Dans la semaine, j'avais appelé Barbara pour être sûre que je n'aurais pas à former Eden dans sa totalité. Sa première réaction a évidemment été de m'envoyer chier parce que je la dérangeais pendant Demain nous appartient – elle est folle de cette émission je vous jure – mais a fini par accepter lorsque je l'ai menacée de la rappeler chaque soir pendant la diffusion de son feuilleton jusqu'à ce qu'elle capitule. Comme ça, j'étais certaine de pouvoir espionner Eden de loin et vérifier s'il est bel et bien un humain normalement constitué, finalement.

— Callisto !

J'accueille Bassem sur mes genoux avec un grand sourire, heureuse de le voir. Je suis arrivée à l'assos' il y a déjà une heure mais j'ai été reléguée au rang de secrétaire ce matin – l'inconvénient d'échanger ses tâches habituelles, je suppose. Surtout que pour l'instant, mon plan se passe très mal : Eden est en retard. Mais genre, très en retard. Plus que moi en cours, c'est pour dire.

— Qu'est-ce que tu as fait de beau cette semaine ? demandé-je au garçon en ébouriffant ses cheveux.

— Des dessinages et des crêpes.

Il est tellement adorable que je ne le corrige même pas.

— Et ta mère, elle va bien ?

Il hoche la tête, tout content.

— Et tu as pris tes médicaments ?

Son sourire s'élargit encore plus quand il opine.

— Wouah, mais tu es vraiment parfait ! m'exclamai-je en le chatouillant.

Toujours sur mes genoux, le petit se tortille en riant. Je crois que ce tableau est l'un des plus mignons que j'ai pu voir cette semaine, égalité avec Cam qui s'endort avec la tête sur mon épaule.

Soudain, la porte s'ouvre et Eden fait son apparition. Il est essoufflé et ses cheveux sont tout en bataille, comme s'il venait de courir jusqu'ici.

— Tu es un peu en retard, dis-je nonchalamment en faisant les gros yeux à Bassem pour qu'il arrête de toucher à l'ordinateur.

Si le petit garçon m'offre un regard désolé, Eden se contente de secouer la tête.

— Sans blague.

À ce moment très précis, je n'ai jamais été aussi heureuse d'avoir échangé mes tâches avec David. Ce type cache peut-être quelque chose mais en attendant, c'est une vraie plaie.

— C'est quoi, ton excuse ? demandé-je alors qu'il retire son manteau, les joues rosies par le froid de novembre.

— Parce qu'il m'en faut une ?

Je me tend instantanément, aussitôt calmée. Visiblement, on ne peut même pas avoir une discussion cordiale avec lui.

— Ben, oui. C'est pas parce que t'es bénévole que t'as le droit de venir en retard. David t'attend depuis une heure.

Techniquement, ce n'est pas tout à fait vrai étant donné que mon collègue m'a expressément fait comprendre qu'il était bien content de ne pas avoir de « novice dans les pattes » trop tôt. Seulement, j'avais envie de faire culpabiliser Eden histoire de voir comment il réagirait.

Hé bien tout ce que je peux vous dire, c'est qu'il n'a pas l'air de culpabiliser du tout.

— Merde, réplique-t-il pour toute réponse.

Sur ce, il disparaît dans le couloir et je me retrouve seule avec Bassem, les sourcils froncés.

— Tu le trouves sympa, ce type ? demandé-je au petit garçon.

Bassem suit mon regard et aperçoit lui aussi Eden, qui vient de rentrer dans la nursery entièrement faite de parois vitrées. D'ici, on le voit parfaitement discuter avec David – en espérant qu'il est en train de s'excuser, ce goujat ! – puis le suivre jusqu'aux différents groupes d'enfants. Je pense qu'il est en train de se présenter, histoire que chaque pensionnaire sache qui il est et se sente en confiance.

— Il est super grand, répond Bassem.

— C'était pas ça ma question.

Pourtant, je souris et pose ma joue sur le crâne du petit garçon.

— Il est vraiment très grand, poursuit Bassem. Comme une girafe.

— En espérant qu'il va se payer le plafond, ce connard.

Bassem se tourne aussitôt vers moi, les yeux écarquillés. Je m'empresse de plaquer une main sur sa bouche pour l'empêcher de dire quoi que ce soit et m'exclame :

— Je sais, je ne dois pas dire de gros mots !

Je sens les lèvres du petit bouger contre ma main, aussi je me dépêche d'ajouter :

— Tu sais quoi ? Il est temps que tu ailles rejoindre les autres, toi. Allez, file !

Je le force à quitter mes genoux, malgré tout amusée par la situation. Le petit brun me lance une sorte de clin d'oeil – assez mal fait mais diablement adorable – avant de rejoindre la nursery à son tour en trottinant.

Une fois seule, je pousse un soupir et me reconcentre sur Eden en mâchouillant un stylo. Le brun est désormais en train de jouer avec des enfants et alterne entre lancer de ballon, petites voitures et même Barbie avec deux petites filles – qui l'eût cru ? Je dois dire que je suis franchement surprise de le voir aussi à l'aise. On dirait qu'il adore les enfants, et je suis forcée d'admettre qu'il semble avoir un lien particulier avec eux. Je crois même le voir sourire à plusieurs reprises, mais c'est toujours si furtif que je me persuade à chaque fois l'avoir imaginé.

En détournant le regard, je prends conscience du stylo coincé entre mes lèvres. Je le retire aussitôt en me souvenant de ses paroles à l'anniversaire d'Émie samedi dernier. Pas question de lui apporter la satisfaction d'être la cent-unième personne à mourir étouffée avec le capuchon d'un fichu Bic cette année.

Je suis interrompue dans mes pensées par l'arrivée de Laura, une autre des bénévoles. Depuis qu'elle travaille ici, j'ai toujours eu un peu de mal avec elle. Elle est vraiment très rigolote, il n'y a aucun souci là-dessus ; seulement, elle est extrêmement directe et ne prend jamais aucun gants pour parler aux gens. Autant vous dire que pour une personne comme moi qui choisit toujours ses mots avec soin pour être sûre de ne blesser personne, c'est assez compliqué de s'adapter.

— Tu es en train d'espionner le dossier du petit nouveau ? questionne-t-elle en me voyant derrière l'ordinateur, tout en me faisant un clin d'oeil – plus convaincant que celui de Bassem, je dois l'avouer.

Je secoue la tête, les joues rouges. Et pourquoi est-ce que je rougis, déjà ?

— Non, je triais les commandes de la semaine prochaine, mens-je.

Laura semble s'en foutre complètement et pose ses coudes sur le comptoir, le regard rivé sur Eden.

— Il est vraiment pas mal, dit-elle en plissant les yeux comme pour mieux l'apercevoir.

— Il est surtout pas mal désagréable, oui, rétorqué-je.

Laura ne m'accorde même pas un regard.

— Peut-être, mais il est bandant. Et en général, ça pardonne beaucoup de choses.

Voilà, je me sens rougir de nouveau. Je me trouve tellement pathétique et gamine de me sentir légèrement mal à l'aise lorsque des allusions de ce genre sont faites dans une conversation, mais c'est plus fort que moi. On dirait que Clément est le seul à réussir à me décoincer sur le sujet.

— En plus, j'ai entendu dire qu'il avait fait un petit séjour en taule, ajoute-t-elle en se passant la langue sur les lèvres. Moi qui ait toujours rêvé d'avoir un petit délinquant dans mon lit, on dirait que j'ai de la chance !

Je ne sais pas si elle plaisante, mais je n'en ait pas l'impression.

— Comment ça, de la prison ?

Laura se tourne vers moi pour la première fois et me transperce de son regard océan. À cet instant, je trouve ça vraiment nul mais je ne peux m'empêcher de me comparer à elle et de me dire : « Callisto, tu es vraiment ordinaire. Regarde cette brune aux yeux bleus avec une poitrine de rêve pendant que toi, tu es... Toi. »

— Réfléchis, chérie. C'est moi qui m'occupe des dossiers d'admission des nouveaux bénévoles. Je sais que je ne suis pas censée m'attarder dessus, mais bon.

Je pensais sincèrement être la seule à avoir accès à ce genre de dossiers, et je dois admettre que ça me fait un peu mal au cœur de me rendre compte que Barbara n'a pas uniquement placé sa confiance en moi. Sûrement de l'ego mal placé.

— Or, il y a toujours une lettre de motivation qui accompagne les différents profils. Sauf que cette fois, rien. Pas un petit mot suce-boules, même pas un petit CV détaillé.

Sa réplique m'arrache un froncement de sourcils.

— Et alors ? Il a dû se douter qu'on acceptait tout le monde.

Laura éclate de rire.

— Dis-moi Callisto : quand tu t'es présentée, est-ce que tu as fait une lettre de motivation ?

— Ben, oui.

— Moi aussi. Étonnant, hein ? Je suis phobique de tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la paperasse – même les dessins des gamins dans le couloir me font faire des cauchemars, je te jure – et pourtant, j'en ai fait une parce que je voulais vraiment être admise ici.

On se demande bien pourquoi, pensé-je intérieurement. Depuis qu'elle est là, Laura passe plus de temps à trouver des prétextes idiots pour venir ici un minimum d'heures par semaine et ne fait jamais les tâches ingrates comme la vaisselle après le goûter des enfants ou le nettoyage des douches.

Tout compte fait, à bien la regarder, on dirait qu'elle vient au centre aéré.

— J'en avais besoin pour mousser mes demandes d'admission à l'université, OK ? dit-elle devant ma mine surprise. Le bénévolat, c'est un vrai plus. Surtout que j'ai pas fait allemand troisième langue comme tous ces fils de pute.

Je ne peux m'empêcher d'arquer un sourcil, surprise qu'une personne puisse avoir autant de haine envers une personne qui aime les langues. D'autant plus que je me sens visée, puisque c'était mon cas.

— Hé ! répliqué-je.

— Pardon. Alors, t'as compris maintenant ? Pas de lettre de motivation, pas de motivation tout court. En gros, ce type ne voulait pas être accepté ici ! Ça se voit clairement.

Je la fixe, les lèvres serrées. D'un côté, son raisonnement n'est pas débile. Je suis forcée d'admettre que tout le monde fait une lettre de motivation, parfois simplement pour attester de sa crédibilité. Après tout, on donne quand même des cours de français ici. Alors autant vous dire que si on ne sait pas parler français, ça la fout mal.

— Je ne vois pas le rapport avec la prison.

Laura me dévisage comme si j'étais sa petite sœur de cinq ans qui ne comprend rien à la vie. D'accord, parfois j'ai peut-être un peu de mal à comprendre la vie, mais je n'ai pas cinq ans. Enfin quand même, quoi.

— Réfléchis, tête creuse ! s'exclame-t-elle en toquant sur ma tête comme si j'étais une vulgaire porte.

— Aïe ! répliqué-je en me frottant le crâne.

En reculant ma chaise à roulettes, je manque de me prendre les câbles de l'ordinateur et de m'étaler par terre. Évidemment, ça n'échappe pas à ma très chère collègue qui se contente de lever les yeux au ciel.

— S'il ne voulait pas être ici, c'est qu'on l'a forcé. Sauf qu'à vingt ans, c'est rarement papa et maman qui nous obligent à faire quoi que ce soit. Et c'est quoi l'autorité, une fois qu'on est majeurs ?

— Euh, l'état ? tenté-je.

— Exactement. À tous les coups, il effectue des travaux d'intérêt général.

Je secoue la tête. Ça me paraît tout bonnement impossible.

C'est vrai, on s'occupe de personnes fragiles, ici ! On ne pourrait pas envoyer un criminel changer la couche de plusieurs gamins et apprendre à lire à des réfugiés. D'ailleurs, ça me paraît tellement irréaliste que je fais part de ma réflexion à Laura.

— Si ça se trouve, il a été inculpé pour trafic de drogue. Et dans ce cas, je ne pense pas qu'on le laisserait côtoyer des sans-domiciles fixes qui pour certains ont de gros problème de toxicomanie.

Laura décide délibérément de m'ignorer, ce qui m'arrache un soupir.

— Et si c'était pour meurtre ?

Silencieusement, nos regards se posent en même temps sur la silhouette musclée d'Eden. Il est en train de ranger quelques jouets qui jonchent le sol, une caisse en plastique bien calée contre sa hanche.

Non, décidément, c'est impossible. Ce type est certes une plaie, mais pas un monstre. Je refuse de le croire.

— En tout cas, reprend Laura avec un sourire machiavélique, compte sur moi pour te le dire quand il m'avouera ses plus sombres secrets au moment où il jouira dans mon lit. Promis.

Sur ce, elle fait volte-face et s'éloigne vers la réserve, me laissant seule derrière le comptoir.

Cette histoire avec Eden m'obsède.

Sérieusement, je ne me reconnais pas. Qu'est-ce que je fiche, au juste ? Je n'arrête pas de fouiller le compte Instagram de son amie Avril à la recherche d'un indice, mais je n'ai rien trouvé à part quelques rares photos où il esquisse un semblant de sourire – ce qui est, en soi, déjà quelque chose d'exceptionnel. Simplement par acquis de conscience, j'ai vérifié les dires de Laura en lisant le dossier d'Eden en entier. J'y ai trouvé son numéro de téléphone, son adresse et quelques informations totalement inutiles, mais aucune trace d'une lettre de motivation.

Évidemment, malgré le fait que je sois une excellente enquêtrice, j'ai fini par avoir un coup de stress – il était quand même plus de vingt heures et il faisait tout noir dans les locaux, une horreur – et j'ai imprimé son dossier en vitesse avant de rentrer chez moi, histoire de ne pas avoir peur pour ma vie lorsque je pratique ma nouvelle activité préférée : fouiner.

Pourtant, ça ne m'a pas servi à grand-chose puisque depuis cinq jours je ne l'ai même pas relu. Après tout, à quoi bon ? Si ce type se révèle bel et bien être un tueur en série, je préfère ne pas le savoir parce que sinon, je vais angoisser chaque fois qu'il sera dans les parages. D'ailleurs, je ne préfère même pas imaginer ce qu'il pourrait faire aux gamins si je quitte l'association avant lui.

Bref, comme vous pouvez le voir, je ne suis pas du tout paranoïaque à son sujet. Mais j'ai quand même pris mes précautions : j'ai demandé à Camélia d'éviter Avril. Juste au cas-où, quoi.

— Ça pourrait être sa complice ! me suis-je exclamée quand elle m'a dévisagée sans comprendre.

À ce moment-là, Cam m'a traitée de folle et a annoncé aller prendre une douche. Je suis persuadée que ce n'était tout simplement pas le bon moment pour lui en parler ; après tout, elle venait d'aller courir. D'un côté, comment peut-on être joyeux après avoir fait du sport ?

Bien emmitouflée dans mon sweat molletonné, je me rends compte avec toute la peine du monde que j'ai envie d'aller faire pipi. Je pense que vous connaissez tous ce moment crève-cœur où vous êtes parfaitement installé dans votre lit devant votre série préférée et que votre vessie habituellement en acier – dans mon cas elle est plutôt en carton du coup, oups – décide comme par magie de vous jouer des tours. Voilà comment je me retrouve à grogner contre moi-même en traînant des pieds hors de ma chambre.

— Oh putain de merde ! m'écriai-je en apercevant une silhouette sur le canapé, sachant pertinemment que Cam est encore en cours.

La tête de Clément apparaît alors dans mon champ de vision, me faisant rater un battement de cœur.

— Qu'est-ce que tu fiches ici, putain ? râlé-je en contournant le canapé pour le rejoindre.

— Salut Callisto ; merci de demander, moi ça va super, dit-il avec un sourire sarcastique au possible.

— T'as pas répondu à ma question, triple idiot.

Devant cette insulte – plutôt bof, je l'admets –, le sourire de Clément s'élargit encore plus avant qu'il ne me réponde enfin.

— Ben, je pionce.

C'est plus fort que moi, je me sens obligée d'écarquiller les yeux sans rien ajouter pour m'empêcher d'éclater d'un rire ironique. J'en reviens pas.

— Fin, je pionçais. Au passé. Parce que tu m'as réveillé, dit-il comme si je ne comprenais pas un mot de ce qu'il était en train de me dire.

— Non, jure ! rétorqué-je en lui faisant un tas de pichenettes sur le front. Et je peux savoir pourquoi est-ce que tu « pionces » sur mon canapé ?

Il se défend – les pichenettes, ça fait vachement mal – et finit par me mettre KO en moins de deux grâce à la technique du coussin. Je vous expliquerai plus tard en quoi elle consiste, puisque je suis actuellement en train de la mémoriser afin de l'utiliser contre lui lors de notre prochaine baston.

— Parce que le mien n'est pas confortable, finit-il par répondre. Au fait, la clé sous le paillasson, c'est pas génial. Vous penserez à changer de cachette.

Cette fois, je n'arrive pas à retenir mon rire. Non mais sérieusement, il se prend pour qui ?

— Clément, tu es la personne la plus bizarre que j'ai jamais rencontrée. Et la plus sans-gêne.

— Euh... Merci ?

Je pousse un soupir en m'affalant dans le canapé à ses côtés. De toute façon, il est déjà installé ; ce n'est même plus la peine d'essayer de le dégager. Pas question de risquer une nouvelle attaque au coussin, il est encore trop fort pour moi dans ce domaine.

Finalement, Clément allume la télé – sans me demander mon avis, évidemment – et je siffle Eddie pour qu'il nous rejoigne. Le chien se cale confortablement à mi-chemin sur nos genoux tandis que mon ami sélectionne une rediffusion de Malcolm.

Quand Cam rentre une bonne heure plus tard, un grand sourire apparaît sur son visage lorsqu'elle nous voit. Elle retire ses écouteurs en s'approchant de nous, visiblement amusée :

— Vous êtes vraiment trop mignons.

Clément et moi râlons en même temps qu'elle nous empêche de voir correctement la télé, ce qui la pousse à se décaler en retirant ses écouteurs. Cependant, quand j'entends le clic d'un appareil photo, je me redresse d'un air interrogateur.

— Je te montrerai cette photo quand tu prétendras détester Eddie, dit-elle d'un air ravi.

Et merde, le chien.

— C'est parce qu'il a été sage, me justifié-je. Il m'a donné la ba-balle quand je la lui ai demandé.

— Ah oui ?

Je vois bien à son immense sourire qu'elle ne me croit pas du tout et c'est pourquoi, fidèle à moi-même, je m'enfonce un peu plus.

— Je ne l'aime toujours pas, ton clébard.

— Mais bien sûr !

Cam est réellement attendrie. Elle récupère le chien et l'embrasse en lui disant :

— T'es trop mignon toi, hein ! Bah oui loulou, même Callisto est dingue de toi !

Je lui décoche un regard noir et remarque que ses yeux s'illuminent en même temps qu'elle se mord la joue pour ne pas rire.

— D'ailleurs, il va falloir qu'on change la cachette des clés, répliqué-je. Notre super pote l'a trouvée.

— Notre super pote ? répète Camélia en se laissant tomber à côté de moi.

— Clément, qui d'autre ? soupiré-je.

— Ben oui, qui d'autre ? appuie-t-il.

Je réprime un sourire en m'affalant encore plus contre lui en espérant l'étouffer un peu, histoire de le faire regretter de venir squatter chez nous dès qu'il s'ennuie. Même si, au fond – tout au fond – de mon cœur, j'espère que ce rituel ne disparaîtra pas. Je ne l'avouerai jamais, mais je crois qu'une infime partie de moi apprécie le voir débarquer ici deux fois par semaine.

Je suis sûrement masochiste, je vous l'accorde.

— En tout cas, Clem a sûrement oublié de te dire que je lui ai filé un double des clés. Après tout, il habite quasiment avec nous.

J'écarquille les yeux et frappe l'intéressé à l'arrière de la tête, scandalisée d'être tombée dans son piège. Le coup du bluff, je dois avouer que je ne l'avais pas vu venir.

— Maintenant vous allez vraiment devoir changer de cachette, rétorque-t-il, hilare.

Finalement, je me laisse emporter par les deux autres et me met à rire avec eux. Après deux épisodes de plus, Clément finit par dégager – il y a quand même des limites à abuser de notre hospitalité ; et puis, les nouilles aux crevettes, ça ne se partage pas.

— Je propose qu'on cache les clés dans le pot de fleurs de l'entrée, propose ma sœur, la bouche pleine.

— Sauf que c'est devant l'appartement qu'on a besoin des clés, Cam.

— Ah oui.

Je secoue la tête, tout sourire. J'adore passer du temps avec Camélia, et ce depuis toujours. Elle a cette fraîcheur que peu gens ont, ce naturel qui attire aussitôt. Elle est extrêmement franche mais contrairement à Laura, ça ne m'a jamais fait éloignée. Sûrement parce que je sais que derrière ce trait de caractère se cache encore la petite brune de six ans qui me rejoignait la nuit dans mon lit parce qu'elle a peur du noir, la même qui ne dirait jamais ce qu'elle pense si elle savait que ça pouvait blesser son interlocuteur.

En fait, je pense qu'il existe trois types de personnes : celles qui, comme Laura, disent tout ce qui leur passe par la tête sans se soucier des conséquences ; celles qui, comme Camélia, osent donner leur avis coûte que coûte mais toujours en mesurant leurs mots ; et pour finir il y a celles qui, comme moi, n'osent pas utiliser leur voix par peur de faire du mal aux autres.

Seulement, en gardant la bouche fermée, on prend le risque de s'étouffer avec tout ce qu'on n'ose pas dire.

Malgré nos différences de caractères, Cam et moi avons toujours été comme les deux doigts de la main – en supposant qu'on en ait que deux –, comme Éric et Ramzy, ou comme la lune et les étoiles.

Inséparables.

— Au fait, il fallait que je te dise que je te déteste, déclare-t-elle au milieu du repas.

— Ah bon ?

— Ouais. À cause de toi, je commence à paranoïer quand je suis avec Avril.

Je n'essaie même pas de cacher pas ma joie. J'ai dû oublier de préciser que nous étions également comme Sherlock et Watson : toujours dans la même galère. Et puis, une enquête tout seul, c'est vachement moins drôle.

— Et ? demandé-je en remuant mes pâtes avec ma fourchette.

— Et, je lui ai demandé qui était le Eden qu'elle avait ramené à l'anniversaire d'Émie samedi dernier. Visiblement, ça n'avait pas l'air d'être un super souvenir puisque son regard est devenu littéralement noir de colère.

— Je le savais, Eden a tué quelqu'un, lâché-je.

— Laisse-moi finir !

Je lui fais signe que je ne la couperai plus avant de porter mon assiette à ma bouche, histoire de boire chaque goutte de la délicieuse sauce signée Monoprix qui accompagne mes nouilles – le meilleur moment.

— Elle m'a expliqué que c'était le meilleur ami de son petit copain depuis qu'ils sont petits, et qu'elle ne les avait pas invités. Apparemment, les deux garçons se sont incrustés pour essayer de régler les embrouilles de couple qu'il y avait eu plus tôt dans la journée.

J'hoche la tête en reposant mon assiette.

— T'en penses quoi ? demandé-je.

— J'en penses que tu me rends folle, Callie ! dit-elle d'un air las. J'ai été bizarre toute la semaine avec Avril à cause de toi !

— Mais ?

Camélia se recule au fond de sa chaise en me fixant, sourcils froncés. En tant que sœur qui laisse traîner ses oreilles un peu partout, je sais pertinemment que c'est le genre de regards dont les hommes raffolent.

Celui qui leur montre qu'elle ne va pas se laisser faire.

— Qui te dit qu'il y a un « mais » ? demande-t-elle.

— Ton regard.

— Quel regard ?

— Celui-là !

Cam secoue la tête en réprimant un sourire, feignant d'être excédée.

— Tu me connais par cœur.

Cette fois, c'est à moi de sourire.

— C'est vrai, il y a un « mais », finit-elle par admettre. Même si Avril a parlé d'Eden comme un type super, je trouve aussi qu'il dégage quelque chose de perturbant.

— AH ! m'exclamai-je en claquant des doigts. Je le savais !

Camélia me fait signe de faire redescendre ma joie illico.

— Ouais, hé ben justement ; ce type n'est pas net, alors tu ferais mieux d'éviter de l'approcher de trop près.

— Je travaille avec lui, réponds-je en haussant les épaules.

— Tu n'as qu'à y aller quand il n'y va pas.

Je sais parfaitement que ça sera quasiment impossible étant donné que nos horaires sont flexibles, mais je décide de ne pas l'inquiéter. Après tout, c'est déjà à cause de moi qu'elle est embarquée dans cette histoire.

Dans son regard, une lueur nouvelle s'allume soudain.

— Tu sais ce qu'on va faire ? dit-elle en s'avançant vers moi, les coudes sur la table.

Je secoue la tête en avalant ma salive.

— On va résoudre le mystère Eden, ma poule.

Et à cet instant, je suis persuadée qu'on va bien s'amuser. Après tout, qu'est-ce qu'on risque ?

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