Chapitre 27

CALLISTO

— Tu es sûre de vouloir y aller ?

Je fais volte-face en me mordant la lèvre. Camélia est assise à l'envers sur une chaise, les bras posés sur le dossier. Sa frange, désormais un peu trop longue, cache partiellement son regard mais j'arrive tout de même à voir la lueur d'inquiétude qui y brille.

— Il le faut, non ?

Elle hausse une épaule sans se départir de son air concerné.

— Non. Si tu ne le sens pas, reste ici. Après tout Eden peut très bien y aller tout seul, non ?

Je me rapproche d'elle et pose mes mains sur ses joues rebondies. Elles sont glacées, alors qu'il fait presque vingt-trois degrés dans l'appartement. Je remarque au passage qu'elle porte un maillot de corps et un t-shirt épais sous son pull. Visiblement, elle devient encore plus frileuse que moi. C'est drôle, elle qui se moquais de moi quand je me baladais avec mon plaid sur les épaules en plein mois de juin...

— Il m'a demandé de venir, alors je viens.

Quand elle prend un air déçu, les coins de sa bouche retombent et ses joues avec, tout contre mes mains. Je les retire doucement, me forçant à sourire pour la rassurer.

— Mais tu en as envie ? insiste-t-elle.

Je me passe une main dans les cheveux en soupirant.

— J'en sais trop rien, mais il a besoin de moi. C'est son dernier rendez-vous avec son avocat avant le procès.

Camélia hoche la tête, compréhensive malgré tout. Je crois que ça ne lui plaît pas trop que je me mêle de cette histoire et d'ailleurs, je crois qu'Eden non plus n'aime pas ça du tout. Seulement, je ne lui ai pas laissé le choix que de me laisser l'accompagner quand j'ai vu son alerte calendaire s'afficher sur son téléphone alors que je mangeais chez lui hier soir – on a mangé des gaufres en guise de repas, autant vous dire que j'étais ravie. Après un débat animé, il a fini par céder et a accepté que je l'y accompagne. Mais je ne suis pas dupe : même s'il a tout fait pour ne pas que je le ressente, je sais pertinemment qu'il est soulagé que je l'y accompagne. Je crois qu'il crains encore que son avocat change d'avis au dernier moment et lui demande de plaider coupable. Il ne s'en remettrait pas.

— Si son avocat est une plaie ou que tu te sens mal, appelle-moi : je viendrai te chercher immédiatement.

Je souris et l'embrasse sur le front dans un geste protecteur.

— Ça va aller.

Elle acquiesce, mais je sens qu'elle n'est pas très à l'aise.

Hier soir, j'ai également demandé à Eden s'il acceptait que je raconte son histoire à Camélia dans les grandes lignes. Ça me tuait de ne pas pouvoir en parler à ma petite sœur et il a dû le sentir car il a accepté, en me faisant toutefois promettre de ne pas lui raconter l'épisode de sa fouille dans le sac à main de Lilia. Je crois qu'il en a encore honte.

Quand Cam l'a su, elle a plaqué une main horrifiée sur sa bouche, les yeux humides. Elle s'est ensuite empressée de me demander comment je me sentais, si j'étais persuadée qu'il me disait la vérité et d'autres choses dans le genre, comme si ma réaction face à tout ça était plus importante que le traumatisme d'Eden. J'ai d'ailleurs passé tellement de temps à la rassurer qu'elle a fini par s'endormir dans mon lit – où nous discutions –, sa tête posée sur ma poitrine.

Quand elle remarque que je vais maintenant réellement partir d'une minute à l'autre, elle se lève de sa chaise d'un seul bond et me suit jusque dans l'entrée. Amusée, je fais mine de ne pas remarquer son regard insistant quand j'enfile ma veste en jean et mes Converse rose pâle. J'espère qu'elles vont nous porter chance, à Eden et moi.

— Tu n'oublies pas de m'ap...

— De t'appeler s'il y a le moindre problème, je sais, complété-je avec un sourire. Reste sagement ici et ne paranoïe pas trop, d'accord ?

Elle acquiesce et me tient la porte tandis que je rejoins le couloir. Puis, je lui presse gentiment la main et elle me lance un sourire légèrement inquiet avant de refermer la porte.

Dans l'ascenseur, je jette un œil à mon téléphone et remarque que j'ai reçu un message.

Eden : Je suis en bas de chez toi.

Légèrement anxieuse, je verrouille mon téléphone en m'entraînant à sourire toute seule. Je sais qu'Eden va être stressé, alors il est hors de question que je ne soit qu'une source d'angoisse supplémentaire pour lui. Si je l'accompagne c'est pour le soutenir, pas l'enfoncer.

Quand j'arrive près de sa voiture, je me penche légèrement pour le regarder. Eden est concentré sur son téléphone et pianote à toute vitesse sur son clavier. Je remarque au passage qu'il s'est mis en costume et que bien sûr, il est plus beau que jamais. On dirait qu'il se réveille toujours sur son trente-et-un ; c'est plutôt agaçant pour les personnes qui, comme moi, semblent sortir tout droit d'un asile de fous quand elles émergent.

Je toque alors à sa fenêtre pour le prévenir de mon arrivée et le regarde sursauter, adorable. Une fossette se creuse sur sa joue quand il me sourit et il me déverrouille la portière avant de ranger son portable tandis que je le rejoins à l'intérieur.

— Salut, dis-je, tout sourire.

— Salut.

Il semble hésiter un instant, puis se penche vers moi pour déposer un court baiser sur ma lèvre inférieure. L'idée que ça puisse devenir une habitude fait faire des saltos à mon foutu cœur.

— Stressé ? blagué-je en lui pinçant le bras pour détendre l'atmosphère.

Il hausse les épaules en grimaçant légèrement à travers son sourire et démarre tandis que j'attache ma ceinture, très peu rassurée. Il est tendu, et ça se voit.

Sur le trajet, je remarque qu'il tapote nerveusement le volant du bout des doigts et qu'il jette des coups d'œils incessants à sa montre. Bien décidée à lui changer les idées, je monte le son de la radio et utilise ma voix la plus haut perchée pour lui délivrer un solo de Beyoncé ridicule à en crever. Ça ne lui arrache qu'un minuscule sourire mais il pose sa main sur ma cuisse pour me remercier, et ça me suffit.

Quand nous nous garons, je sors la première de la voiture et reste stupéfaite quelques instants devant le bâtiment devant lequel nous nous trouvons. Le cabinet semble tout simplement immense et est très majestueux : portes tambour dorées, volée de marches en marbre et pierres apparentes de luxe sur la façade.

— Pas mal, hein ? me glisse Eden en faisant le tour de la voiture pour me rejoindre.

Je fixe le cabinet encore une seconde, le souffle court.

— Sans vouloir être indiscrète, il doit coûter une fortune...

Eden me lance un sourire résigné et ses doigts frôlent les miens quand il se penche pour me répondre :

— Ma mère se débrouille assez bien pour m'envoyer de gros chèques. Et puis, Jeremy m'aide aussi.

Je n'ai même pas le temps d'acquiescer qu'il ajoute d'une voix douce :

— Au fait, tu es très belle.

Il me donne un coup d'épaule taquin avant de partir devant. Légèrement déstabilisée, je mets quelques secondes à m'en remettre et il est obligé de m'attendre près de l'entrée avant de m'entraîner à l'intérieur, une main protectrice en bas de mon dos.

L'intérieur du cabinet est encore plus luxueux que l'extérieur. Sincèrement, j'ai rarement vu un aussi bel endroit : le hall est immense et entièrement décoré de marbre, de tapis orientaux et de plantes exotiques et derrière l'immense comptoir, deux ascenseurs semblent mener à l'étage.

Subjuguée, je suis en train d'observer l'endroit qui a l'air de servir de salle d'attente. Les chaises en plastique que je m'attendais à voir quand Eden m'avait parlé d'un cabinet d'avocat ont visiblement été remplacée par des ottomans en velours, chic et glamour. On se croirait dans une série télé ; ou un hôtel de luxe.

— Tu viens ?

Je reviens à moi et souris à la réceptionniste en trottinant jusqu'aux ascenseurs pour rejoindre Eden. Tendu, il se charge de garder les portes ouvertes tandis que je me glisse dans la cabine.

— Camélia adorerait la décoration, commenté-je une fois les lourdes portes refermées sur nous. Non mais attends, je rêve ou même l'ascenseur est décoré ? m'exclamai-je en repérant des plantes suspendues au-dessus de nos têtes.

Eden se contente d'un air énigmatique en haussant une fois de plus les épaules. On dirait que c'est la seule réponse qu'il a en stock, en ce moment.

Quand nous arrivons au bon étage, Eden traverse le long couloir et s'arrête devant l'une des portes sans même hésiter alors qu'elles se ressemblent toutes. Mon cœur se serre en me disant qu'il a dû venir ici des dizaines de fois. Seul.

Au moment où il s'apprête à frapper à la porte, il suspend son geste et se tourne vers moi. Ses sourcils sont froncés, comme s'il était inquiet. A-t-il peur que je dise des conneries devant son avocat ? C'est forcément ça, il doit flipper que je laisse échapper un détail possiblement compromettant sans le faire exprès.

Pas étonnant, vu comme tu es maladroite !

— Je ne dirais pas un mot, m'empressai-je de dire.

Ses traits s'adoucissent et je crois même voir l'ombre d'un sourire touché étirer ses lèvres pendant une seconde.

— Ce n'est pas ce que j'allais te dire, Callisto. Tu as le droit de dire ce que tu veux, Maître Roussel est un homme de confiance. Je veux juste, enfin... Il risque d'être cash et d'aborder des sujets plutôt moyens. Nous sommes censés passer en revue les questions qu'on pourrait me poser au procès, donc ça risque de ne pas être des trucs supers sympas.

Ses yeux d'ordinaire à un mi-chemin parfait entre le bleu et le gris ont ce matin perdu quasiment toute leur couleur azur et sont délavés, comme s'ils traduisaient la tourmente qui se passe en lui. J'ai mal au ventre rien que de penser à tout ce qu'il va traverser les prochaines semaines.

Je crois qu'à sa place, je me serais déjà écroulée depuis bien longtemps.

Après m'avoir lancé un regard entendu, Eden souffle et déclare avec toute la confiance qu'il lui reste :

— Bon, allez, on entre.

Je crois qu'il essaie de se convaincre lui-même de ne pas se barrer en courant et honnêtement, je suis contente qu'il soit aussi fort. Parce que franchement, je n'aurais pas été contre une petite fuite à l'anglaise.

Quand nous pénétrons dans le bureau, la première chose que je remarque est le type qui se tient derrière un bureau en bois massif. À l'instant où je le vois, je me rappelle de sa visite à l'association pour venir donner de vieux vêtements en début d'année. Ses cheveux sont encore plus grisonnants qu'avant mais ses yeux noirs, eux, sont toujours les mêmes.

S'il me reconnaît, il n'en fait rien et se lève dès qu'il nous aperçoit avant de prendre un air professionnel pour dire avec un hochement de tête :

— Bonjour Eden.

Ils se serrent la main, puis le regard de l'homme dévie lentement sur moi et il me scrute quelques instants avec un sourire poli. Je suis morte de trouille.

— Enchanté mademoiselle. Je suis Maître Roussel, l'avocat d'Eden.

— Callisto.

Il hoche la tête et nous demande de prendre place sur les chaises qui entourent son bureau, comme deux gamins qui ont fait une connerie et qui se retrouvent dans le bureau du proviseur.

— J'imagine que je n'ai pas besoin de vous faire un résumé de la situation.... ? questionne l'avocat en arquant un sourcil.

— Non, réponds-je en même temps qu'Eden.

Nous échangeons un regard et je lui souris, sourire qu'il peine à me renvoyer. Je crois qu'en m'approchant un peu, je pourrais presque voir la sueur perler sur sa nuque. Est-ce qu'il a peur de ce que je pourrais entendre ? Ou déteste-t-il simplement venir ici ?

— Il faut que nous fassions un dernier tour des questions qui pourraient vous être posées au procès, rappelle Maître Roussel en jetant un œil à ses fiches. La liste des témoins annonce que la prévenante, son père, sa mère et son frère vont témoigner contre vous. Ainsi que votre père, vous le savez.

Eden se tend encore plus à côté de moi – si c'est possible. Ma main se fraie un chemin jusqu'à la sienne sous le bureau et il l'accueille avec plaisir, ses doigts s'emmêlant aux miens avec une facilité déconcertante.

— Les chefs d'accusations avant la réouverture du procès étaient contacts sexuels avec une mineure et incitation à des contacts sexuels, reprend l'avocat, un pli barrant son front. Je suppose que cette fois, ils risquent d'allonger la liste.

— Mais pourquoi ? demande Eden d'une voix mi-en colère mi-désespérée. Ça ne leur a pas suffi de m'accuser d'attouchements ?

Son avocat pousse un soupir discret. Plus le temps passe et plus je regrette d'être venue : ma présence ne semble pas rassurer Eden plus que ça et je n'ai pas du tout envie d'entendre ce genre de choses sur lui. Pourquoi ai-je accepté de venir, bon sang ?

Le temps d'une seconde, je repense à l'air inquiet de Camélia quand je suis partie et me promets qu'en rentrant, la première chose que je lui dirais est qu'elle a bel et bien toujours raison.

— Ils ont fait appel à la première décision de justice, donc ils doivent forcément avoir de nouveaux éléments contre vous. Je n'ai pas remarqué de nouvelle pièce à conviction sur le dossier mais honnêtement, je suis persuadé que Maître Jean est capable de faire une entorse au règlement et de nous surprendre avec une nouvelle preuve le jour même du procès.

La mâchoire d'Eden se contracte.

— Je hais ce type.

— Oui, hé bien soyez gentil : ne dîtes pas ce genre de choses devant lui.

L'heure qui suit est abominable. Maître Roussel pose des questions plus personnelles les unes que les autres, questions auxquelles Eden répond sans trop de protestations. Il serre ma main un peu plus chaque fois sans que son avocat ne le remarque, me laissant complètement impuissante. J'ai l'impression de ne pas être à ma place, et je me sens extrêmement mal à l'aise au fur-et-à-mesure de l'entretien. J'entends les habitudes sexuelles qu'Eden avait avec Lilia, leurs rendez-vous amoureux et la façon dont s'est passé leur première fois. Je manque plusieurs fois de m'enfuir en courant mais chaque fois, la main d'Eden contractée autour de la mienne me rappelle que je le fais pour lui.

Je suis sûre qu'il y a mieux comme rendez-vous pour un début de relation.

Quand Maître Roussel annonce que nous avons terminé, je n'arrive pas à masquer mon soulagement et me lève d'un bond. Eden semble lui aussi soulagé et serre la main de son avocat, toujours tendu.

— Merci pour tout, lui glisse Eden d'un air reconnaissant.

— Vous me remercierez quand on aura gagné.

Ils échangent un sourire poli et son avocat se tourne alors vers moi. Il me fixe quelques secondes, me paralysant sur place. Juste par acquis de conscience, je me passe la langue sur les lèvres pour être sûre qu'il n'y a aucune trace du chocolat que j'ai englouti au goûter, mais rien n'y fait. Le regard de Maître Roussel ne me quitte pas, aussi pénétrant que perturbant.

— Pourrais-je vous parler quelques minutes ? demande-t-il alors.

Je le fixe avec la bouche entrouverte, bouche bée.

— Je... Moi ?

Il esquisse un petit sourire.

— Oui, vous. Eden, pouvez-vous nous laisser un instant ?

Celui-ci fronce les sourcils, sa main droite toujours dans la mienne. Son regard sévère passe de moi à son avocat avant de revenir sur mon visage, adouci.

— À tout de suite, souffle-t-il pour toute réponse.

Il exerce une légère pression sur ma main avant de quitter la pièce, comme pour me donner du courage. Je suis persuadée que quand je quitterai ce bureau, il se précipitera sur moi pour me demander ce qu'il se passe.

Et pour l'instant, j'avoue que j'aimerai bien le savoir.

— Rasseyez-vous, dit-il poliment.

Je suis tellement tendue que je manque de m'asseoir à côté de la chaise. Heureusement, Maître Roussel est imperturbable et s'il l'a remarqué, il ne fait aucun commentaire.

J'aimerais bien que tous les témoins de mes conneries soient aussi tolérants, tiens !

— Il y a une chose dont je voudrais vous parler, dit-il en joignant ses mains sur la table. J'en ai déjà parlé à Eden, mais il ne veut rien entendre. J'espère que vous pourrez m'aider.

Mon cœur s'accélère et je m'empresse de secouer les mains en disant :

— Oula ! Sans vouloir vous faire peur, je ne connais absolument pas la justice. Tout ce que je sais, je l'ai appris dans Drop Dead Diva et même si les avocats de cette série sont super sexy, je ne suis pas sûre que ça représente vraiment la réalité. Oh, si, euh, j'ai déjà lu Le Crime de l'Orient Express mais là encore j'imagine que ça n'a rien à voir puisque Agatha Christie était d'une autre époque, alors... Enfin bref, je ne connais rien à la justice, quoi.

Je m'arrête pour reprendre mon souffle, les joues brûlantes. Maître Roussel me fixe d'un air interloqué, probablement surpris que j'ai pu dire autant de mots en si peu de temps. Les gens se demandent souvent comment je fais et croyez-moi, j'aimerai sincèrement le savoir. Et éliminer complètement cette faculté de mon organisme au passage, si c'est possible.

Alors, histoire de m'enfoncer encore plus, je me sens obligée d'ajouter :

— J'espère que vous avez compris que je trouve tout de même la justice très importante, je ne voudrais pas que vous croyiez que je prends ça à la légère, ah non non non ! C'est juste que je n'ai jamais fait d'éducation civique à l'école, moi ; ma prof de CM2 était anti-éducation civique, d'ailleurs je crois qu'elle était communiste et qu'elle était complètement contre le système démocratique...

Je marque une pause avant d'avouer, honteuse :

— Et je ne sais plus du tout pourquoi est-ce que je vous raconte ça. Excusez-moi, j'ai tendance à dire n'importe quoi quand je suis stressée.

Maître Roussel semble se ressaisir et secoue la tête avec un air amusé. Le pauvre, il doit me prendre pour une cinglée. J'espère qu'il ne parlera pas de mon super – *sigh* – monologue à Eden.

– Il n'y a aucune raison d'être stressée. Et rassurez-vous, je ne comptais pas vous demander un conseil judiciaire.

J'acquiesce tandis qu'il me sourit, rassurant. Moi qui pensais le détester, je dois avouer qu'il a l'air d'être sincèrement quelqu'un de gentil.

— Vous êtes bien la petite-amie d'Eden ? demande-t-il.

— Hé bien, je... J'en sais trop rien, euh, oui ?

Bien que ma réponse ne soit pas très convaincante, l'homme semble s'en satisfaire et hoche la tête avec une mine concentrée.

— Bien. Dans ce cas, ça pourrait nous être très utile que vous témoigniez au procès en faveur d'Eden. Une petite-amie comme vous ferait très bonne impression aux jurés.

— « Très bonne impression » ? répété-je, surprise. Vous plaisantez, n'est-ce pas ? Vous ne m'avez pas entendue vous raconter ma vie il y a cinq minutes ? Je suis la pire personne au monde, concernant les premières impressions. Croyez-moi, je risque de lui causer plus de tort que de bien.

Il secoue la tête.

— Écoutez : vous êtes une femme responsable qui poursuit des études respectables pour atteindre un métier qui l'est encore plus. Vous donnez également de votre temps libre en tant que bénévole dans une association qui vient en aide aux personnes en difficulté, vous savez vous habiller correctement – au passage, ma femme adorerait votre tailleur – et vous être visiblement une très bonne vivante.

Il marque une petite hésitation avant d'oser ajouter :

— Et puis, vous avez son âge.

C'est donc ça.

Je pourrais me sentir vexée qu'on propose de m'utiliser de la sorte mais en vérité, ce n'est pas du tout le cas. Maître Roussel a raison : ma présence pourrait potentiellement aider Eden à se faire mieux voir par les jurés. Et même si je ne comprends toujours pas très bien en quoi je pourrais les amadouer avec mes traits de caractère de folle furieuse qui prennent le dessus une fois sur deux, je me dois d'essayer.

— S'il y a la moindre possibilité pour que je puisse aider Eden, je le ferais.

Maître Roussel semble satisfait et se met à fouiller dans son tiroir, 

— Il ne vous reste plus qu'à signer un papier et le tour est joué : vous serez officiellement témoin dans le camp du prévenu. Vous nous serez d'une grande aide.

Il fait glisser le fameux papier jusqu'à moi et j'y jette un rapide coup d'oeil avant de demander :

— Vous permettez que je l'emporte pour le lire à tête reposée ?

J'ai beau être la maman de mon groupe d'amis et garder les clés quand on va en soirée, les empêcher de boire trop d'alcool et faire la vaisselle quand ils ont tous la gueule de bois, je suis une indécise dans l'âme et je suis complètement incapable de prendre une telle décision toute seule. Il faut à tout prix que je demande à Cam de m'aider avec ça.

— Si vous voulez. Mais je vous avouerai que ça serait plus simple si vous le signiez tout de suite...

Je m'immobilise et relève la tête pour le regarder, les sourcils froncés. Je remarque que ses yeux sont braqués sur la porte du bureau et qu'il semble se mordre discrètement la joue d'un air coupable.

Soudain, la situation est claire comme de l'eau de roche.

— Vous ne voulez pas qu'Eden soit au courant, n'est-ce pas ? finis-je pas demander.

Maître Roussel prend un air désolé.

— Je lui ai déjà fait cette proposition, et il a toujours refusé de vous impliquer là-dedans. Il ne comprend pas que c'est probablement sa seule chance de remporter le procès.

Je fixe toujours le contrat, les doigts serrés autour du papier. Mon cerveau est en ébullition.

Une partie de moi, celle qui est un véritable petit démon, me crie de dégainer mon plus beau stylo et de signer sans hésiter. Après tout, pourquoi attendre ? Eden a besoin de moi, et ce serait complètement con de refuser de l'aider.

Seulement, l'autre partie de moi, celle qui s'apparente à un joli petit ange, est en train de me supplier de ne pas le faire. Cette partie-là me dit que c'est une mauvaise idée, et qu'Eden a dû refuser pour une bonne raison. Et que s'il n'a pas envie que je le fasse, je n'ai aucun droit de m'opposer à sa volonté.

Mais ce serait si facile de signer, ici et maintenant...

— Alors ? demande Maître Roussel, la voix pleine d'espoir.

Un battement de cœur.

Deux battements de cœur.

Trois battements de cœur.

— Il faut que j'en discute avec Eden, réponds-je d'une voix ferme. Nous prendrons cette décision ensemble.

Sur ce, je me lève et rejoint la porte du bureau en essayant d'ignorer le regard déçu que me lance l'avocat. Mon cœur bat toujours la chamade quand je le salue poliment et referme la porte derrière moi.

Dans le couloir, je tombe aussitôt nez-à-nez avec Eden, qui quitte le mur d'en face contre lequel il était adossé pour se rapprocher de moi.

Il doit remarquer que je tremble légèrement et que je tiens toujours le papier serré entre mes doigts ou peut-être qu'il ne voit rien mais en tout cas, il ne dit pas un mot et se contente de passer délicatement une mèche derrière mon oreille.

Puis, il me regarde dans les yeux de la façon la plus douce qui soit avant de murmurer :

— On s'en va ?

Il se trame vraiment quelque chose entre Clément et Cam.

C'est la conclusion à laquelle je suis parvenue en remarquant que les trois dernières fois où il est venu squatter ici, il a rejoint le lit de ma sœur en douce pendant la nuit. La première fois, je venais chercher un verre d'eau à la cuisine quand j'ai remarqué que le canapé était complètement vide. Il n'y avait même pas les traces de son corps sur les coussins, signe qu'il n'y était resté pas plus de cinq minutes. Intriguée, je suis partie me recoucher sans chercher plus loin.

Seulement, c'est arrivé deux fois de plus. En voulant aller faire pipi lundi soir, j'ai remarqué qu'il avait encore une fois disparu du canapé. Et hier soir, c'était le même refrain.

— Tu regardes quoi ?

À ma droite, Émie me sourit de toutes ces dents. Je remarque au passage qu'elle a troqué son habituel rouge à lèvres nude pour un prune, qui lui va super bien. Elle est toujours sublime quand on sort le vendredi soir avec les autres.

— Cam et Clément qui font semblant de ne pas avoir envie de se sauter dessus, réponds-je avec un geste du menton vers le canapé sur lequel ils sont collés l'un contre l'autre.

Leurs genoux se touchent et ils n'arrêtent pas de rire en regardant le carnet des chansons. Notre soirée karaoké ne semble clairement pas être leur priorité.

— Un max de tension sexuelle refoulée, admet Émie avec un hochement de tête. En parlant de tension sexuelle, tu ne trouves pas que le type là-bas est super sexy ?

Je suis son regard et aperçoit un petit blond. Je dois avouer qu'il est plutôt mignon, avec ses cheveux blonds un peu trop long et son air d'intello. Je parie qu'il est dans l'informatique.

— Je l'ai entendu parler programmation avec son pote dans la file des toilettes tout à l'heure, reprend-elle sans le quitter des yeux en avalant une gorgée de son piña colada. Non seulement il est beau comme un dieu, mais en plus il a la tête bien remplie.

Bingo, pensé-je avec un sourire.

— Je ne comprendrai jamais comment un type qui discute processeurs et navigateurs internet peut t'attirer, blagué-je avec un coup de coude.

— Tu peux parler, madame j'adore-les-taulards !

Je sursaute. Ai-je bien entendu ?

À ma droite, Émie se mord la lèvre d'un air coupable.

Oh oui, j'ai bien entendu.

— Cam te l'a dit, c'est ça ? demandé-je, les sourcils froncés.

— Non, répond-elle d'un air coupable. C'est juste... Un bruit de couloirs, genre.

— C'est ça, ouais.

Je termine mon punch d'une traite, agacée. Je ne sais pas pourquoi est-ce que ça m'énerve autant que les gens sachent à propos de ce qui va tomber sur Eden dans moins d'une semaine. Je crois que j'ai peur que les gens ne retiennent que ça, et qu'ils n'essaient même pas de savoir qui il est vraiment. Je n'ai pas envie que ceux qui entendent ce genre de ragots ne cherchent jamais à savoir ce qui se cache sous sa carapace, d'autant plus que ce qui se dit est totalement faux.

Ou peut-être que c'est simplement parce que je ne lui ai pas encore parlé de ma proposition de témoignage qui traîne sur mon bureau depuis plus d'une semaine.

Ouais, bon, je préférais presque la première option.

Quand je dépose mon verre sur le bar derrière moi, je remarque qu'Émie a profité de mon moment d'absence pour s'éclipser.

La petite maline.

Le barman me demande si j'en veux un autre et je lui réponds poliment que non avant de fixer Camélia et Clément une seconde de plus. Ils sont toujours en train de rigoler à gorge déployée, et Cam n'a jamais semblé aussi heureuse. Je n'arrive même pas à lui en vouloir d'en avoir parlé à Émie.

Quoique j'imagine que maintenant, tout mon groupe d'amis doit être au courant. Tant pis.

Je sors alors mon téléphone et remarque que j'ai reçu un message de Paul qui me souhaite une bonne soirée. Un léger sourire se dessine sur mes lèvres quand je pense qu'il est de sortie avec son nouveau petit-ami ce soir, et que c'est pour cela qu'il a dû décliner notre soirée karaoké entre amis. Je ne peux m'empêcher d'étouffer un éclat de rire quand je me rappelle avoir dit à Camélia qu'il était en date avec un certain Eden. Je me suis tapé un tel fou rire quand elle a cru qu'il était en tête à tête avec mon Eden et qu'elle a ouvert de grands yeux que je n'ai pas eu le cœur de lui dire qu'ils étaient simplement homonymes. Je compte faire encore au moins un million de blagues là-dessus.

Quand je quitte ma conversation avec Paul, le premier prénom que j'aperçois en haut de l'écran est justement celui d'Eden. Je me mordille les lèvres en regardant sa photo de profil, l'ombre de ce foutu contrat de témoignage planant dans un coin de ma tête.

J'hésite tellement longtemps avec les doigts suspendus au-dessus de mon écran que le barman me redemande si je souhaite boire quelque chose. Après avoir refusé une deuxième fois, je décide de prendre mon courage à deux mains et tape mon message.

Maintenant, il n'y a plus qu'à espérer qu'Eden accepte mon aide.

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