Chapitre 26
EDEN
— Attends ; est-ce qu'on parle bien du même frère ?
Je roule des yeux en retroussant les manches de ma chemise, concentré. J'espère que ça ne fait pas trop nul. Histoire d'en être sûr, je jette un œil à mon reflet dans le miroir. Je crois que ça va.
— Je n'ai qu'un seul frère, imbécile.
Sacha pousse un soupir et me fixe, confortablement allongé sur mon lit. Je remarque qu'il a réarrangé mes oreillers comme bon lui semble et qu'il a même piqué un paquet de Doritos dans l'un des placards de ma cuisine sans que je ne m'en rende compte.
Il se croit vraiment chez lui, je rêve.
— Aux dernières nouvelles tu haïssais Jeremy, demande-t-il. Je sais que c'est moins tendu depuis Noël, mais de là à se faire des petites bouffes en mode brother-to-brother...
J'étouffe un rire.
— Quoi, c'est mon accent qui te fait rire ? rétorque-t-il d'un air outré.
Je me tourne vers lui, les bras croisés.
— Brother, c'est de l'anglais. T'as fait un genre d'accent allemand, là.
— C'était l'accent albanais, nuance !
Il n'y en a décidément pas deux comme lui.
Je jette un nouveau coup d'oeil à mon reflet, un vieux réflexe que j'ai pris du temps où je voyais encore mon père. Il était intransigeant sur les chemises et il suffisait qu'elle soit mal repassée pour qu'il me fasse un scandale. Je me rappelle m'être fait engueuler comme du poisson pourri devant tout le monde lors d'un baptême quand je rentrais de l'internat. J'ai eu tellement honte que je me rappelle avoir toujours fait attention, ensuite.
Seulement aujourd'hui, je ne vais pas voir mon père. Alors pourquoi suis-je aussi nerveux ?
La réponse n'est pas difficile à trouver. J'étais à la salle de sport en train de courir sur un tapis de course automatique quand j'ai reçu le texto de mon frère, qui a brièvement coupé la musique que crachait mes écouteurs. Juste quelques mots : « il faut qu'on se voie ». J'ai cru que j'allais faire une attaque.
Comme l'a dit Sacha, nos relations se sont améliorées avec Jeremy depuis qu'il m'a avoué à Noël qu'il me croyait enfin innocent dans mes accusations de détournement de mineur envers Lilia. Tout s'était légèrement détendu entre nous mais j'avoue que je ne l'imaginais pas m'inviter à déjeuner avec lui, et en pleine semaine en plus. J'ai bien du mal à croire qu'il veut m'annoncer quelque chose de positif. Jeremy est plutôt du genre à téléphoner quand il veut annoncer un truc sympa.
Enfin, quand on était petits, c'est ce qu'il faisait. Maintenant, je dois avouer que je ne le connais plus très bien.
— S'il t'annonce que sa fiancée est enceinte et que tu vas devenir tonton, par pitié : vomis-lui dessus, me glisse Sacha.
Je lève les yeux au ciel. Depuis qu'Avril a eu la bonne – mauvaise – idée de lui parler d'enfants, il flippe tellement qu'on dirait qu'il en veut à mort à tous les potentiels jeunes parents de la planète.
— Il s'est séparé de sa fiancée, répliqué-je.
Il écarquille légèrement les yeux et prend son air le plus malin, comme s'il avait deviné tout seul :
— Ouais, mauvais plan, ne lui parle pas de sa fiancée en fait.
Je m'approche du lit pour lui pincer la cuisse avant d'enfiler mes chaussettes tandis qu'il se redresse d'un bond.
— Ça fait super mal ! s'exclame-t-il.
— Tu ferais mieux de t'occuper de ton mariage imminent plutôt que de me stresser avec tes histoires de gamins.
Il se rallonge en poussant un soupir las.
— En vrai on est bien, là : on a déjà choisi le traiteur, le menu et la décoration mais il nous reste un petit détail à régler, dit-il d'une voix mesurée.
Je n'aime pas quand il prend ce ton-là. Il prend des pincettes, comme s'il ne voulait pas me froisser. C'est le même qu'il utilisait quand il me parlait de mon père, avant.
Avant quoi ; j'en sais rien. Tout ce que je sais c'est que maintenant, penser à mon géniteur et à tout ce qu'il a pu me balancer ne me fait plus aussi mal. En vérité, j'arrive presque à passer au-dessus.
Presque.
— Un détail ? répété-je en laçant mes chaussures.
Il hoche la tête, toujours avec cet air pincé que je déteste.
— Avril a réussi à dénicher une salle complètement folle à la campagne, à environ une heure de chez ma grand-mère. Seulement, ils n'ont plus beaucoup de disponibilités.
— Et tu ne veux pas te marier un jeudi ? ironisé-je.
— Ha-ha, excellent. Samedi soir ou rien, mon pote.
Je lui souris d'un air amusé en récupérant ma veste, que j'avais laissé sur le dos d'une chaise dans un coin de ma chambre. Je la cale sous mon bras et fixe Sacha, qui semble toujours un peu mal à l'aise.
— Bon, accouche ! le pressé-je.
Il se tortille les mains.
— Je... C'est...
— C'est ?
— La date est juste après ton procès.
J'encaisse le coup silencieusement. Pas besoin d'être un génie pour comprendre qu'il se demande si je pourrais venir. Il sait que si je perds, je risque d'avoir des horaires de sortie assez limités ; limités à rien, en fait. Parce que oui, si je perds, je serai peut-être en tôle.
Je l'imagine en train de discuter pendant des heures avec Avril dans leur appartement à propos de tout ça, à se demander s'ils doivent réserver cette date en prenant le risque que je ne puisse pas venir ou s'ils feraient mieux de renoncer à leur salle de rêve pour moi. Je me sens comme le pire des amis de la terre.
— Prends la salle, lui dis-je. T'en fais pas pour moi.
— Eden, je suis persuadé que tu vas gagner mais...
— C'est bon Sach', je te jure, le coupé-je en secouant la tête.
Il s'apprête à me dire quelque chose mais se ravise au dernier moment et à la place, il me décoche un regard désolé empli d'une tristesse infinie. Je refuse de l'entendre me dire qu'il a de la peine pour moi ou qu'il s'en veut que la situation puisse être aussi difficile, alors je murmure un simple :
— Je sais.
Il me lance un sourire contrit que je n'arrive pas à lui renvoyer.
Quand je quitte la chambre et rejoint l'entrée pour récupérer mes clés sur la commode, je constate avec surprise que Sacha n'a pas hésité à quitté le confort de mon lit pour me suivre. En revanche, il a toujours son – mon – paquet de Doritos dans une main.
— Si tu perds, je... commence-t-il.
Mon regard noir lui intime de se taire, et pourtant ; Sacha est bien plus courageux que la plupart des gens que je côtoie, qui n'osent pas me faire face plus d'une seconde.
— Il faut que tu gagnes ce procès. Tu sais pourquoi ? De un parce que je meurs d'envie de voir Lilia sombrer comme une pierre dans un lac pour tout ce qu'elle t'a fait subir et de...
Il s'interrompt en voyant que je secoue la tête. S'il y a bien une chose qu'il déteste par-dessus tout, c'est quand j'essaie de défendre Lilia. J'imagine qu'une partie de moi ne pourra jamais arrêter de la protéger.
— Et de deux, reprend-il avec un regard sévère, j'ai vraiment besoin d'un témoin pour me marier.
J'esquisse un sourire en lui donnant une tape sur l'épaule.
— C'est sûr que se retrouver sans témoin... Mauvais plan.
Il reconnaît sa réplique de tout à l'heure et plisse les yeux tandis que je ris dans ma barbe. Puis, alors que je pense qu'il va me checker pour se dire au revoir, il intercepte mon bras et m'étreint par surprise. Étonné, je ne bouge pas pendant quelques secondes, ses bras maladroitement croisés dans mon dos.
— Tu sais que je t'aime comme mon frère, murmure-t-il alors.
Mon cœur se serre dans ma poitrine et je lui rends son étreinte, le souffle court.
— Moi je crois que je t'aime plus que mon frère.
Il rit en se détachant de moi et me donne une petite claque derrière la tête en guise d'au revoir avant de disparaître dans l'escalier. De mon côté, je récupère mes dernières affaires et verrouille mon appartement avant de m'engouffrer dans l'ascenseur pour rejoindre ma voiture, garée devant l'immeuble entre une vieille Honda et une sorte de tacot qui n'a pas servi depuis au moins le siècle dernier. L'avantage d'avoir des voisins vieillissants, c'est que je n'ai jamais peur qu'on érafle ma bagnole – quoique, je ne fais pas partie de ces crétins matérialistes pour qui une caisse de luxe est synonyme de pouvoir.
Tout au long du trajet, je me concentre sur mon rendez-vous imminent avec Jeremy en essayant de comprendre pourquoi est-ce qu'il m'a invité. Au bout d'un moment, j'ai l'impression d'avoir envisagé tellement de possibilités abracadabrantes que je finis par me dire que peut-être qu'il veut seulement bel et bien renouer le contact, finalement.
Quand le GPS m'annonce que je suis arrivé, je me gare et quitte ma voiture. À l'extérieur, le ciel est d'un bleu sans nuages et il fait plutôt chaud pour un début de mois de mars. Difficile de croire qu'il neigeait il y a encore quelques semaines.
Je ne mets pas longtemps à remarquer Jeremy sur le trottoir d'en face, en chemise bleu pâle accordée au ciel et une montre en or qui brille à son poignet. Nerveux, je réajuste le col de ma propre chemise et avale péniblement ma salive avant de me diriger jusqu'à lui. Quand je me plante devant lui avec les mains dans les poches, il relève la tête de son téléphone et esquisse un petit sourire.
— Désolé, je ne t'avais pas vu arriver, s'excuse-t-il. Je lisais un mail pour le boulot.
— Pas de souci.
Je me balance d'un pied sur l'autre, légèrement mal à l'aise.
— Bon, euh, on y va ?
— Je veux bien mais où ça ?
Son sourire s'élargit.
— Je pensais qu'on pourrait prendre un petit remontant. C'était une semaine difficile pour tous les deux.
Je me retiens de lui dire que de mon côté, elle était anormalement géniale et hausse les épaules, ne sachant pas quoi faire d'autre. Nous nous mettons ensuite à marcher et traversons la rue pour rejoindre un café super chic sur deux étages, presque aussi grand que le restaurant italien où j'avais emmené Callisto l'autre soir. Jeremy commande deux whisky sans me demander mon avis et m'attire jusqu'à une table à l'étage, tout près des immenses portes vitrées. La vue sur le seizième est imprenable.
Bizarrement, je ne le voyais pas traîner dans un autre genre d'endroit que celui-là.
— Alors, quoi de neuf ? demandé-je en m'asseyant.
Jeremy se racle la gorge en se mettant à l'aise, un coude sur la table.
— Pas grand-chose.
— Oh.
Un silence gênant s'étire à l'infini, me laissant complètement et réellement mal à l'aise. Pendant qu'il fait semblant d'être concentré sur la décoration de l'endroit pour éviter de me parler, je perds peu à peu ma patience.
Puis, quand la tension est trop insupportable, je lui demande de but en blanc :
— Depuis quand sommes-nous devenus des étrangers ?
Il semble surpris que j'aborde le sujet aussi frontalement et se tortille sur sa chaise. Je crois qu'il imagine que je connais déjà la réponse et que je souhaite juste l'entendre de sa bouche. En réalité, ce n'est pas vraiment celle qu'il croit.
— Je suis désolé, murmure-t-il pour toute réponse. Je... J'ai pas assuré, et je comprends que tu m'en veuilles.
Je ricane en détournant le regard.
— Quoi ?
Ses sourcils sont froncés et un pli s'est creusé sur son menton, exactement comme mon père quand il sent que la situation lui échappe. Il avait lui aussi ce genre de regards quand je dépassais le couvre-feu ou quand je lui ai annoncé que je me foutais complètement de la médecine.
— Je ne parle pas de Lilia, répliqué-je. Je parle d'avant.
— Avant ?
— Tu sais très bien qu'on avait déjà du mal à se saquer avant toute cette histoire. Enfin plutôt : tu avais du mal à me saquer.
Il pousse un petit grognement, une main sur le visage.
— Ne commence pas, Eden.
— Commencer quoi ? m'indignai-je.
— À gâcher la journée.
J'entrouvre la bouche en le fusillant du regard, les deux mains sur la table. J'y crois pas.
— Je croyais que tu m'avais invité pour qu'on règle nos comptes ! rétorqué-je.
— Non, pas du tout ! J'avais quelque chose à te dire mais visiblement, ça attendra. Et qu'est-ce que tu me reproches, au juste ?
Je m'enfonce dans ma chaise, les yeux sur la rue passante derrière la fenêtre. Je voudrais être en bas avec eux, moi aussi. Pouvoir marcher encore et encore pour oublier.
— Je veux juste savoir pourquoi est-ce que tu as toujours été du côté de papa, finis-je par admettre.
Quelque chose se brise dans le regard de mon frère quand il entend mes mots. Il joint alors ses mains sur la table et dit d'une voix posée :
— Je vois, ça ressemble à de la rancœur et à une légère déformation de la réalité par stigmatisation personnelle. Veux-tu développer ?
Je donne un grand coup dans la table d'un geste rageur, ce qui le fait sursauter. Bon sang, on dirait qu'il fait exprès de ne pas comprendre !
— Oh, ne joue pas au psychiatre avec moi !
— J'essaie de te comprendre, Eden ! C'est toi, qui a toujours fait en sorte que je prenne le bord de papa !
J'éclate d'un rire jaune.
Non mais je rêve, comment peut-il oser me dire ça ?
— T'es vraiment gonflé, monsieur l'enfant prodige ! Admets plutôt que tu n'as jamais eu assez de personnalité pour t'opposer à papa et assumer tes choix !
— C'est justement parce que j'ai une personnalité que j'ai su faire les bons choix, crétin, lâche-t-il froidement. Contrairement à toi, mon rêve n'était pas de jeter des gamins dans le petit bassin toute ma vie.
Je secoue la tête, résigné.
— Tu es incroyable, craché-je. Ne me fais pas croire que c'était ton rêve de t'occuper de personnes atteintes de maladies mentales qui t'en font voir de toutes les couleurs ! Cette spécialité, tu l'as prise parce que papa voulait que tu fasses encore mieux que lui et rien d'autre. Ne me fais pas croire que tu as fait tout ça parce que tu le voulais.
Nous nous regardons en chien de faïence, l'un aussi blessé que l'autre par nos attaques respectives. Si seulement il savait à quel point je regrette d'être venu, tiens.
— C'est vrai, je l'admets, papa a influencé mes choix de vie, admet-il finalement.
— Ah !
— Mais c'est moi qui ait voulu faire médecine au départ. C'est aussi moi qui me suis fiancé avec la fille du pasteur et c'est aussi moi qui ait décidé de prendre la tête de l'hôpital psychiatrique. C'était mes choix et même si j'en ai regretté certains, au moins c'était les miens. Contrairement à toi, finalement.
C'était un trop beau discours pour finir sur une note positive, pensé-je amèrement.
— Contrairement à moi ? répété-je, outré. J'ai fait ce que je voulais vraiment, moi ! Je me suis donné corps et âme pour poursuivre mes rêves et oui, peut-être qu'ils ne se résumaient pas à filer des médocs dans un hosto glauque à en mourir mais au moins, ils me rendent heureux.
— Ils t'auraient rendu heureux tu veux dire, corrige-t-il d'un ton sec. Tu n'es pas entraîneur Eden ; tu n'as même pas de travail. Redescends un peu.
Pour le coup, ça a le don de me la boucler. D'ailleurs, Jeremy semble le remarquer car il en profite pour enchaîner :
— Tous tes choix, tu les as fais parce que ça contrariait papa – et ne dis pas le contraire, parce que tu sais aussi bien que moi que c'est vrai. Tu t'es lancé dans la natation parce que tu savais que ça le rendrait fou de te voir t'accrocher à une chimère, tu faisais le mur parce que tu savais qu'il haïrait découvrir ton lit vide pendant la nuit et je me demande même si tu n'es pas sorti avec cette fille beaucoup plus jeune que toi pour le...
— Arrête !
Il me fixe, le regard noir. Ma voix se brise malgré moi quand je réponds :
— J'aimais Lilia. Vraiment.
Quand il remarque la douleur qu'il y a dans ma voix, il s'adoucit un peu et se pince l'arrête du nez. J'ai l'impression qu'il s'en veut.
— Conclusion : je faisais ce que papa voulait, tu faisais ce qu'il ne voulait pas et ça a fait de nous des concurrents plus que de vrais frères.
J'acquiesce, la mâchoire serrée. Jeremy a raison : c'est notre père qui nous a éloigné. Je ne crois pas que c'est ce qu'il cherchait, mais c'est l'effet qu'il a eu sur nous. Étant petits, Jeremy était mon confident et mon pilier. Nous avions les mêmes amis, la même chambre, les mêmes jouets. On partageait tout. Et malheureusement, en grandissant, ça a changé.
Je crois que je viens de réaliser que si je l'ai détesté pendant les dernières années qui viennent de s'écouler, c'est tout simplement parce que je lui en voulais d'être le fils parfait que mon père avait toujours espéré avoir quand j'étais simplement... moi.
— Je suis désolé, finis-je par dire. C'est... Désolé de t'avoir hurlé dessus comme ça. C'était débile.
Il hoche la tête d'un air tout aussi culpabilisé que moi.
— Moi aussi. Je t'ai juste toujours un peu envié, je crois.
— Envié ? Moi ?
Je suis sur le cul. Il doit s'être trompé, je ne vois pas comment est-ce qu'il pourrait envier ma position... C'était lui, le gamin prodige ; moi je n'étais que le brouillon, celui qu'on a raté et qu'on essaie d'améliorer encore et encore mais sans succès.
— Tu faisais ce que tu voulais quand tu voulais, dit-il, les yeux sur la table. Je passais mes journées à lire ou réviser parce que c'était ce que papa voulait mais toi, tu étais dehors en train de jouer au basket avec tes amis ou t'amusais avec la console dans le grenier. Je t'en voulais de pouvoir faire tout ça.
Nous échangeons un regard empli d'émotion. Je n'aurais jamais cru entendre mon frère dire ça un jour. Je crois qu'on progresse. Petit à petit, mais on progresse.
Peut-être même qu'un jour on pourra se voir simplement parce qu'on a réellement envie de passer du temps de qualité tous les deux. J'aimerais bien.
— Je sais que je t'ai blessé, finit-il par dire. C'est pour ça que je t'ai invité ici aujourd'hui, d'ailleurs. Je voulais te montrer à quel point j'étais désolé.
J'arque un sourcil, surpris. Tout ça pour des excuses ? Vraiment ?
— J'avoue, mes excuses sont un peu particulières, admet-il en se frottant la nuque. J'ai une proposition à te faire.
Mon cœur s'accélère légèrement et le sang pulse dans mes veines.
— Je t'écoute.
Il prend une grande inspiration et s'apprête à me répondre quand un serveur arrive avec nos deux shots. Ce ne sera pas de refus, finalement.
Nous en buvons une gorgée à l'unisson avant qu'il n'explique :
— J'ai reçu une proposition de mutation dans un autre hôpital psychiatrique. Si j'y vais, je serai directeur d'un plus grand centre avec de meilleurs moyens, plus de lits et de cas rares et intéressants.
— C'est génial.
Et je le pense vraiment. Quand il parle de son travail, il semble passionné par ce qu'il fait et sincèrement heureux de faire une bonne action en venant en aide à tous ces gens qui sont en détresse psychologique. Comment n'ai-je pas pu le remarquer avant ?
— L'hôpital est à Singapour.
Je reste bouche-bée une seconde, puis déclare :
— Woah ! Tu pars quand ?
Il me lance un petit sourire avant de répondre :
— Hé bien, ça dépend un peu de toi. Je voudrais savoir si tu veux m'y accompagner, en fait.
Une seconde.
Deux secondes.
Trois secondes.
J'écarquille les yeux, sonné. Il s'apprête à poursuivre ses explications mais je l'en empêche en levant le petit doigt et finis mon verre d'une traite.
— Attends, ai-je bien entendu ? demandé-je en reposant mon verre sur la table. Toi et moi ? À Singapour ?
— Je sais que tu as toujours voulu voir le monde, alors c'est l'occasion parfaite ! Là-bas, je suis sûr qu'on réussira à combattre tes interdictions d'exercer un métier en contact physique avec des enfants, et tu pourras peut-être même devenir entraîneur !
Je le fixe sans rien dire. Il semble très enthousiaste et sacrément confiant, comme s'il avait réfléchi à la question pendant des heures.
Dans ma tête, tout se mélange.
— C'est vrai que je comptais partir à l'étranger après mon procès, mais...
— C'est pour ça que tu dois venir avec moi ! me coupe-t-il, tout sourire. Je t'en prie Eden, fais-moi confiance. Je suis déjà allé dans cette ville pour un séminaire et c'est tout simplement incroyable. Crois-moi, tu vas adorer. C'est comme New York mais à taille humaine, en plus propre, plus civilisé et avec des gens encore plus accueillants.
Je n'arrive toujours pas à lui fournir une réponse complète et répond en clignant des yeux :
— Je... Je ne pensais pas quitter l'Europe.
Je me revois soudain regarder les brochures en ligne pour la Croatie et la Grèce après ma sortie avec Sacha, convaincu que ça me ferait le plus grand bien d'y passer quelques temps. Mais Singapour bon sang, Singapour !
— Tu pourras repartir quand tu voudras, reprend Jeremy.
Devant mon hésitation, il ajoute d'une voix presque suppliante :
— S'il te plaît, j'ai besoin de toi. Je veux essayer de réparer les erreurs que j'ai faites.
Soudain, je comprends que ça va un peu plus loin que ce que je croyais. Je m'efforce de prendre mon ton le plus bienveillant pour questionner :
— Ta fiancée est là-bas, pas vrai ?
Démasqué, il détourne très vite le regard vers les immenses fenêtres. Un peu trop lentement pourtant, puisque j'ai le temps d'y remarquer les traces d'une peine d'amour douloureuse.Je connais ça.
— Ex-fiancée, corrige-t-il. Et oui, elle est là-bas. Je n'ai pas merdé qu'avec toi, avoue-t-il ensuite. J'adore être psychiatre, mais ça me prend beaucoup de temps. Je n'ai pas su en trouver pour elle.
J'hoche doucement la tête, compatissant. Je me rappelle très bien de sa fiancée, une petite blonde aux cheveux ondulés et qui mettait sans arrêt du baume à lèvres. Caroline, je crois. Elle avait l'air gentille mais comme c'était la copine de Jeremy, je m'étais fait un devoir de la détester sans même la connaître. Maintenant que j'y repense, c'était complètement con et puéril.
— Tu es sûr que je ne te dérangerai pas ?
Il sourit en terminant son verre, toujours cette même mine enthousiaste sur le visage.
— Archi sûr. Et si j'arrive à tout régler correctement, je te paierai même ton loyer.
— Hors de question, le coupé-je catégoriquement.
— Eden, soupire-t-il. Regarde d'abord combien coûte la vie là-bas et on en reparle, OK ? Et puis, je te dois bien ça. Papa me file des chèques aux montants complètement insolents quasi tous les mois alors que je n'en ai pas besoin. Il est temps qu'ils servent à quelque chose d'utile.
Il marque une petite pause, puis ajoute :
— Pour nous deux.
Tout ce qu'il vient de me dire s'emmêle et se démêle dans ma tête. Je sais que j'ai besoin de prendre du recul sur les choses, de me vider la tête quant à toutes ces conneries. Et puis, je comptais déjà partir ! Cette proposition tombe à pic. Aucun problème financier à gérer, aucun problème tout court. Et si Jeremy a raison, je pourrais peut-être devenir entraîneur comme je l'ai toujours voulu.
Alors, j'esquisse un petit sourire avant de lâcher :
— On part quand ?
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