Chapitre 24

EDEN

Tout ça, c'est ta faute.

Toi,

toi,

et toi seul.

Et bientôt, tu tomberas.

Et tu sais pourquoi ?

Parce que les violeurs tombent toujours.

Essoufflé, je me redresse brutalement en ouvrant les yeux. Je cligne des paupières pendant quelques instants, le cœur battant.

Autour de moi, il n'y a que ma chambre et son mobilier blanc. Aucune trace de Lilia, ni de Gabin ou de mon père, qui étaient en train de me hurler dessus à l'unisson dans ma tête.

Ce n'était qu'un cauchemar.

Je pousse un soupir en tâtonnant dans l'obscurité à la recherche de mon portable. Le halo de lumière qui s'en dégage quand je le trouve enfin me force à refermer les yeux, aveuglé. Quand je les rouvre, je constate qu'il est à peine quatre heures du matin et donc que je n'ai dormi que quelques heures. Pas possible.

Épuisé, j'écrase un bâillement et me rallonge pour écouter le bruit de la pluie qui bat contre le carreau. Dans moins de cinq heures, je serai dans le bureau de Maître Roussel pour l'un de nos derniers rendez-vous avant le procès et ensuite, j'irai probablement errer au hasard dans les rues pour éviter de penser à ce qui pourrait m'arriver si nous ne gagnons pas.

Ces temps-ci, je dors extrêmement mal. Mes vieux démons surgissent dès que je ferme les yeux et je mets toujours plusieurs heures à réussir à m'endormir. Et en général, mon sommeil ne dure jamais bien longtemps.

Soudain, je me demande ce que peut bien faire ma famille en ce moment. J'imagine très bien ma mère en train de faire les cent pas dans la cuisine, incapable de dormir en pensant à ce qui pourrait me tomber dessus dans quelques semaines. Dans la chambre, mon père dort à poings fermés et est même en train de ronfler, tellement fort d'ailleurs que ma mère ne pourrait pas dormir même si elle le voulait. Quant à Jeremy, je suis persuadé qu'il doit être confortablement calé derrière son bureau à terminer je-ne-sais-quel dossier urgent pour le boulot, le visage faiblement éclairé par le faible halo de lumière bleue de l'ordinateur. Quand on était petits, ça lui arrivait de passer des nuits entières à réviser ses cours pour le lendemain alors qu'il les connaissait déjà par cœur. Je crois qu'il avait une peur maladive d'échouer. Il aurait pourtant dû savoir que ça, c'était mon rôle dans la famille, pas le sien.

Je me retourne dans mon lit et réajuste mon oreiller tandis que mes pensées dévient sur Callisto. Est-elle en train de dormir, à l'heure qui l'est ? Probablement. Avec un sourire, je l'imagine s'endormir avant la fin du film qui passe en première partie de soirée, un filet de bave sur le menton.

Je récupère mon téléphone en me mordillant les lèvres. Bien au chaud sous ma couette, je clique sur le contact de Callisto et fixe sa photo de profil un instant, les doigts suspendus au-dessus du clavier.

Je l'ai prise la semaine dernière, quand nous sortions du restaurant et qu'elle s'est mise à marcher sur le muret à l'entrée du parc. J'ai profité de sa concentration pour la prendre en catimini et sur la photo, elle est d'ailleurs tellement concentrée à ne pas tomber qu'elle tire légèrement la langue et garde les yeux rivés sur ses pieds.

Je me promets alors que sur la prochaine photo que je prendrais d'elle, elle sourira de toutes ses dents.

Je me tourne une nouvelle fois dans mon lit et éteins mon téléphone, bien décidé à me rendormir. Seulement au bout d'un bon quart d'heure, ça devient évident : Callisto hante toutes mes pensées et je ne vais jamais réussir à retrouver le sommeil.

Un minuscule soupir s'échappe de mes lèvres quand je récupère mon portable et retourne de nouveau sur notre discussion. J'hésite encore une seconde de plus avant de taper un message que j'envoie sans même le relire.

Eden : Tu dors ?

Bon, j'avoue, je ne pense pas qu'il y ait quoi que ce soit à relire. Je referme déjà les yeux, persuadé qu'elle ne va pas me répondre. Et c'est peut-être idiot mais au moins, je me sens déjà un peu mieux.

À ma plus grande surprise, mon téléphone vibre dans ma main seulement quelques secondes après et me réveille aussitôt. Les yeux écarquillés, je m'empresse de rallumer mon téléphone... Et constate qu'il s'agit d'une foutue notification.

Frustré, je m'empresse d'aller toutes les désactiver et alors que j'arrive en bas de la liste, mon téléphone vibre une nouvelle fois dans ma main. Et cette fois, c'est bel et bien la réponse que j'attendais.

Callisto : J'aimerais bien. Et toi ?

Un sourire se dessine tout seul sur mon visage, comme un collégien dont la première copine aurait répondu à sa déclaration d'amour. Pourtant, je n'ai pas envie de quitter ma bulle en me trouvant ridicule et m'empêche de penser à tout ça en tapant ma réponse.

Eden : Visiblement non, puisque je te réponds.

Son texto ne met même pas une seconde à arriver.

Callisto : Ah oui, je suis conne :)

Mon sourire s'élargit encore plus quand je l'imagine en train de rougir après avoir lu mon message. J'ai remarqué qu'elle fait toujours ça inconsciemment quand elle vient de faire une gaffe. Je crois que la bouille qu'elle a fait après avoir dit gracias au restaurant italien l'autre soir était l'une des plus adorables qu'il m'a été donné de voir de ma vie.

Je ne sais pas vraiment ce que j'espérais en lui envoyant un message mais je dois avouer que maintenant qu'elle a répondu, il m'est définitivement impossible de me rendormir. Une seule idée tourne encore et encore dans ma tête : il faut que je la voie.

Eden : Tu as quelque chose à faire, là tout de suite ?

Mon cœur bat fort dans ma poitrine, comme si je m'attendais à ce qu'elle refuse. Puis :

Callisto : Je t'avouerai que j'ai rarement des plans en plein milieu de la nuit.

Callisto : On se voit ?

Cette fois, mon sourire est si grand qu'il me fait mal.

Après avoir promis de passer la chercher directement devant son immeuble, je m'empresse de quitter mon lit et troque mon pyjama pour un jean foncé et un t-shirt uni. Sans plus réfléchir, j'enfile ma veste en jean molletonnée et quitte mon appartement en prenant bien soin de ne pas claquer la porte pour ne pas alerter tout l'immeuble.

Dans l'ascenseur, je suis si excité de la revoir que je tape du pied impatiemment en attendant qu'il rejoigne le rez-de-chaussée. Je la vois encore me murmurer l'autre nuit que cette histoire avec Lilia m'était tombée dessus sans que je ne puisse rien y faire et que rien était de ma faute. Sans le savoir, je crois que j'attendais qu'on me dise tout ça depuis une éternité.

Ce n'est qu'une fois dehors que je me rappelle qu'il pleut des cordes et même si la pluie ne me dérange pas, je ne suis pas assez idiot pour ne pas faire l'effort d'aller rechercher mon parapluie.

Après un passage éclair à mon appartement, je traverse un Paris complètement désert pour arriver devant son immeuble. Dans les rues, je ne croise qu'un type éméché qui me demande cinq dollars – comme si j'avais toujours de la thune internationale sur moi, tiens – et quelques chats qui grimpent le long des gouttières des immeubles haussmanniens. Les réverbères projettent leurs ombres sur le goudron humide tandis que je traverse la capitale.

Quand je me plante devant la porte de l'immeuble, je n'ai même pas le temps d'envoyer un message pour prévenir Callisto de mon arrivée que la porte s'ouvre dans un grésillement bien connu. Elle referme la porte derrière elle et fais alors volte-face sous la pluie.

Un irrésistible sourire me chatouille les lèvres quand j'aperçois le sien, qui illumine plus la rue que les lampadaires. Elle se met alors à courir en s'abritant de ses bras et quand elle se poste face à moi, je déplie mon parapluie et l'attire en-dessous en disant :

— Mademoiselle.

J'effectue une petite révérence qui lui arrache un petit rire. Sans prévenir, elle m'attrape alors le menton et m'embrasse sur la joue. Trop surpris pour réagir, je me contente de la regarder d'un air étonné. On dirait que cette soirée est placée sous le signe de la spontanéité, et j'adore ça.

— C'est pour le parapluie, explique-t-elle en rougissant légèrement.

J'acquiesce en me mordant la joue pour ne pas qu'elle repère que je souris comme un idiot. J'espère qu'il fait assez noir pour qu'elle ne remarque rien mais si je me fie aux tâches de rousseur que j'aperçois sur son nez, elle doit m'avoir cramé sans problème.

— Je t'aurais bien proposé d'aller se balader mais je pense que ce n'est pas vraiment le moment, soufflé-je.

Uniquement séparés par la canne du parapluie, je suis assez près pour remarquer que ses yeux brillent quand elle me sourit. Je le lui rends avant de baisser les yeux, légèrement gêné. C'est là que je remarque qu'elle porte un sweat à moi, l'un de ceux que j'emmène quand je pars en week-end. Je n'avais même pas remarqué qu'il avait disparu.

— Je ne savais pas que tu empruntais mes fringues, commenté-je.

Elle rougit légèrement et tire nerveusement sur le bas du sweat tandis que j'essaie de capter son regard.

— Je te l'avais emprunté en rentrant de Normandie. Je comptais te le rendre, puis je me suis rappelée qu'il me manquait justement un gros pull, alors...

Amusé, j'hausse les épaules.

— Il te va bien mieux qu'à moi. Bien que la taille soit légèrement mal choisie si je peux me permettre, ajouté-je.

Elle rit en fronçant le nez.

Ensuite, nous décidons que nous sommes restés assez longtemps sous la pluie et nous décidons d'aller chez moi d'un commun accord car Camélia a soi-disant le sommeil léger et que Clément squatte le canapé.

Sur le chemin, elle parle fort pour couvrir le bruit de la pluie et nous ne cessons de rigoler. Je ne sais pas si c'est le fait que nous soyons en plein milieu de la nuit, que nous ayons l'impression d'être seuls au monde ou autre chose mais j'ai l'impression que nous en avons marre de nous cacher.

Callisto et moi, c'est une évidence et on dirait que je n'ai plus la force de l'ignorer.

À deux rues de mon appartement, le parapluie se casse soudainement et Callisto pousse un petit cri de surprise avant de se mettre à rire. Surpris, j'essaie de le réparer pendant quelques secondes avant qu'elle ne me coupe en posant sa main par-dessus la mienne :

— Laisse tomber, on va courir jusqu'à chez toi !

Nos doigts s'entrelacent naturellement et nous nous mettons aussitôt à sprinter jusqu'à mon immeuble. Légèrement plus rapide qu'elle, je lui tiens la porte et appelle l'ascenseur en reprenant mon souffle. Nous sommes morts de rire.

— On dirait que ce n'était pas le meilleur jour pour se retrouver dehors, commente-t-elle en essorant ses cheveux.

Légèrement aplatis par la pluie, ils sont pourtant tout aussi bouclés que d'habitude et tombent en cascade sur ses épaules. Je la détaille du coin de l'œil, de ses yeux en amande jusqu'à ses lèvres pleines.

Je ne sais pas comment j'ai pu réussir à me retenir d'être aussi près d'elle pendant tout ce temps.

— La meilleure nuit, tu veux dire.

Elle me sourit et nous nous engouffrons dans l'ascenseur. Je clique sur mon étage et elle termine de reprendre sa respiration, légèrement éprouvée de notre course sous la pluie.

Quand nous pénétrons dans le couloir, je n'appuie pas sur l'interrupteur pour éviter d'éventuellement réveiller les voisins et attrape sa main pour la guider jusqu'à ma porte. Le souffle court, elle pose son menton sur mon épaule quand je me penche pour déverrouiller ma porte. Ce simple contact me grise.

Je crois que même le jour où j'ai obtenu mon permis de conduire, j'ai été moins euphorique que je le suis actuellement.

Une fois dans mon appartement, j'allume la lumière et referme la porte derrière nous tandis qu'elle embrasse la pièce du regard.

— C'est...

— Vide, je sais, complété-je. Je n'ai pas l'âme d'un décorateur.

Elle n'arrête pas de sourire en jetant un œil à la cuisine ouverte sur le salon, les deux parties de la pièce étant aussi vides l'une que l'autre. Les murs sont blancs et nus et il n'y a aucun bibelot ou plante qui traîne. Le seul objet qui prouve que l'appartement est habité est une couverture posée en travers du canapé.

— Cam détesterait, souffle-t-elle.

J'hausse les épaules en lui rendant son sourire.

Je lui propose ensuite d'aller se changer dans ma chambre pour ne pas rester dans des vêtements trempés et pendant son absence, je lui prépare un chocolat chaud. Je ne me rappelle plus vraiment si elle aime ça mais au pire, je m'en fiche.

On dirait que je fais tout sur un coup de tête, ce soir.

Quand elle revient dans la cuisine, je n'arrive pas à me retenir de parcourir sa silhouette du regard. Bien plus petite que moi, le t-shirt rouge qu'elle m'a emprunté lui arrive quasiment aux genoux. Cette vision m'arrache un sourire discret et je me contente de lui tendre sa tasse en disant :

— J'ai fait du chocolat chaud. Tu aimes ça ?

Elle acquiesce, légèrement surprise.

— Tu devrais faire attention, commente-t-elle en posant ses mains autour de la tasse.

De l'autre côté du comptoir, je me penche légèrement pour être plus près d'elle. Ses yeux noirs sont plantés dans les miens, bien décidés à ne pas me laisser m'échapper.

Elle est si belle sans faire le moindre effort que ça me fait mal.

— Pourquoi ? demandé-je, les mains à plat sur le comptoir.

Elle boit une petite gorgée de chocolat chaud avant de me répondre, un sourire taquin sur les lèvres :

— Parce que je pourrais vite m'habituer à ce genre de choses, Eden-le-romantique.

Je me gratte la nuque d'un air légèrement gêné et annonce aller me changer. Une fois dans ma chambre, je suis obligé de m'asseoir au bord du lit une seconde pour reprendre mes esprits.

Mon cœur bat si vite que j'ai l'impression qu'il étouffe tous les autres bruits autour. Je me rappelle soudain de ses lèvres sur les miennes l'autre soir, de la sensation que j'ai ressenti et du feu qui s'est allumé dans mon bas-ventre et bordel, j'ai dû mal à ne pas foncer dans le salon pour l'embrasser sur-le-champ.

Sans perdre plus de temps, j'attrape une serviette dans la salle de bains pour tenter de sécher un peu mes cheveux avant de changer de jean et de t-shirt. Je remarque qu'elle a plié mon sweat kaki et qu'elle l'a déposé sur la chaise dans le coin de ma chambre.

— Je t'ai laissé un peu de chocolat chaud, dit Callisto quand je la rejoins dans la pièce à vivre.

Elle me tend alors sa tasse et je la récupère, méfiant. Je trouve ça légèrement bizarre, d'autant plus qu'elle n'arrête pas de sourire. Amusé, je jette un œil dedans et remarque alors qu'elle m'a laissé tout le chocolat en poudre qui avait été mal dilué, soit le truc le plus dégueu qui existe dans un chocolat chaud.

— Trop sympa, merci, ironisé-je en déposant la tasse dans l'évier.

— Il suffisait de demander.

Je fais le tour du comptoir et me plante devant le tabouret de bar sur lequel elle s'est perchée. Inconsciemment ou non, ses jambes s'écartent légèrement en me voyant, comme si elle voulait que je blottisse contre elle. Elle se reprend vite et rougit en détournant le regard.

Sur son tabouret, elle est légèrement plus grande que d'habitude mais reste beaucoup plus petite que moi. Elle lève légèrement la tête pour me regarder et je jette un œil à ses yeux noirs en amande, à son nez fin et légèrement retroussé, aux tâches de rousseur qui parsèment ses joues et enfin à ses lèvres charnues plus claires que sa peau métisse. Si je voulais, je pourrais l'embrasser sur le champ.

Rectification : si j'avais le courage, je pourrais l'embrasser sur le champ.

— Qu'est-ce que tu as envie de faire ? demandé-je tout bas.

— Je crois que les possibilités sont assez restreintes au vu de ce que tu as dans ton appartement.

Je grimace tandis qu'elle me sourit. Je m'apprête à lui proposer de refaire du chocolat chaud quand une idée me vient en tête. Une main dans les cheveux et le regard défiant, je demande :

— Tu sais jouer aux échecs ?

Vers six heures, notre partie n'est toujours pas finie. Callisto est une joueuse atroce : elle n'arrête pas de parler quand c'est mon tour pour me déconcentrer et quand c'est à elle de jouer, elle prend cinq-cent ans à réfléchir à ce qu'elle va jouer. Elle est tout bonnement infernale.

— Callistooooo, grouille-toiiii, me lamenté-je.

Une main sur le visage, je m'affale encore plus dans mon fauteuil. J'ai l'impression que cette partie n'en finira jamais. Je crois que même face à Jeremy – qui adorait prendre tout son temps pour m'énerver –, une partie n'a jamais duré aussi longtemps.

— Deux minutes.

— Ça fait déjà une demi-heure que tu me demandes « deux minutes ». !

Elle me lance un regard sévère et je suis obligé de me mordre la joue pour ne pas éclater de rire. Elle est si douce et gentille au quotidien que lorsqu'elle joue les agacées, elle n'est pas du tout crédible.

— Voilà ! s'exclame-t-elle d'un air fier en déplaçant sa reine. Échec au roi, mon pote.

Derrière elle, à la fenêtre, le soleil de mars commence à se lever. Les premières lueurs du jour éclairent l'appartement de ses nuances roses, jaunes et orangées. Le temps d'une seconde, je m'imagine en train de voir ce tout nouveau soleil taper sur le visage de Callisto et aussitôt, ma décision est prise.

Je déplace une pièce au hasard et Callisto écarquille alors les yeux avant se lever d'un bond.

— J'ai gagné ! s'écrit-elle. Ah, je le savais, t'es trop nul ! Alors, qui est-ce qui disait que je n'étais pas capable de te faire perdre ?

Elle hausse les sourcils d'un air joyeux, ce qui ne fait qu'élargir mon sourire. Si j'avais su qu'elle serait aussi heureuse de remporter cette partie, je crois que j'aurai fait exprès de perdre depuis longtemps.

— Je suis vraiment trop forte, ajoute-t-elle d'un air fier.

Je roule des yeux tandis qu'elle écrase un bâillement. Notre nuit blanche semble lui laisser quelques séquelles.

— Déjà fatiguée ? commenté-je.

Elle bombe le torse et prend son air le plus égocentrique.

— Moi ? Jamais.

— Ça tombe bien, parce que j'ai une dernière idée pour clôturer la nuit en beauté.

Callisto s'immobilise et me sourit en arquant un sourcil, une main sur la hanche.

— Quel genre d'idée ?

Pendant les dix minutes qui suivent, Callisto me demande au moins trente fois où est-ce que nous allons. Elle y va de son petit commentaire concernant sa tenue qui soi-disant « vraiment pas très trop beaucoup correcte », se plaint qu'elle va crever de froid dehors et qu'elle ne rêve que de s'enfiler douze heures de sommeil d'affilée. Je ne la savais pas aussi râleuse mais honnêtement, je n'y prête que peu d'attention et la force à enfiler ses baskets avant de l'entraîner dans le couloir. Tandis que je referme mon appartement, elle déclare :

— Laisse-moi deviner : on va se balader sur les champs de Mars ? Oh, non, non je sais ; on monte en haut de la Tour Montparnasse !

Je ne lui réponds pas, un sourire au coin des lèvres. Ma surprise est pas mal moins extravagante que toutes ses propositions mais de toute façon, je doute qu'elle ait réellement envie d'aller dans ce genre d'endroits seulement vêtue d'un grand t-shirt, d'une paire de chaussures et d'une petite culotte – je l'ai entraperçue quand elle s'est assise en tailleur pendant que nous jouions, sans se soucier une seconde de ce qu'elle pouvait bien me laisser apercevoir.

Rien que d'y penser, je sens mon visage chauffer.

— Attends, j'ai besoin d'un indice, dit-elle en m'attrapant le bras.

En voyant que je ne compte laisser échapper aucun détail, elle s'accroche à mon dos dans l'espoir que cela m'énerve. Seulement, je trouve ça plus amusant qu'autre chose et la porte jusque dans le hall de l'immeuble sans aucune difficulté, très peu handicapé par son poids plume.

Quand je la dépose devant la porte, elle réajuste son t-shirt d'un air amusé. J'imagine que ça faisait un bout de temps qu'elle ne s'était pas faite porter dans les escaliers, et la balade semble lui avoir plu. J'espère qu'elle ne regrette déjà plus que je l'ai forcée à me suivre sans perdre de temps.

Une fois à l'extérieur, j'attrape sa main et nous traversons les rues désertes qui jouxtent mon immeuble au pas de course. Callisto peine à tenir mon rythme, mais elle tient bon. Je ne suis même pas obligé de lui souffler que le jeu en vaut vraiment la chandelle pour qu'elle continue de se presser à mes côtés.

Un coup d'oeil dans le ciel m'apprend que dans quelques minutes à peine il sera trop tard, et je m'immobilise devant le portail à ma droite en jaugeant sa hauteur.

— Qu'est-ce que tu fais ? demande-t-elle.

J'ouvre la bouche pour lui répondre mais elle me coupe aussitôt, grondant d'une voix sévère :

— Ne me dis pas que tu veux escalader ce truc.

J'hausse les épaules.

— On pourrait être arrêtés pour violation de propriété privée ! s'exclame-t-elle. Et dans ton cas, je ne pense pas que ce soit très judicieux.

Elle fait référence à mes démêlés avec la justice, et il faudrait être le dernier des idiots pour ne pas le comprendre. J'aurais cru qu'aborder ce sujet de façon aussi frontale m'aurait fortement agacé mais étonnamment, ce n'est pas le cas. À vrai dire, une chaleur agréable s'empare de moi à l'idée qu'elle puisse simplement se soucier de moi.

— Le parc du Luxembourg ouvre à 7h30, et il est à peine six heures. Crois-moi, on aura largement eu le temps de se tailler avant que quiconque nous trouve dans les parages.

Elle croise les bras sur sa poitrine d'un air catégorique.

— Non, Eden. C'est fini, les trucs illégaux. Tu te rappelles à quel point c'était flippant quand on a volé un sapin chez tes parents ? J'ai failli faire une crise cardiaque, moi !

Un petit sourire flotte sur mes lèvres à l'évocation de ce souvenir, sourire qui s'évanouit devant l'air ferme de Callisto.

— Allez, dis-je. Juste une fois.

— Non.

— Même si en rentrant, je te fais des gaufres ?

Elle me fusille du regard d'un air qui signifie « comme si tu allais m'acheter avec de la bouffe, connard ! ».

— Des gaufres au Nutella ? Ou à la chantilly ? Je te ferai même de la chantilly, ajouté-je. Même si tu risques de mourir intoxiquée, vu mes talents en cuisine...

Callisto soutient mon regard encore un instant avant de soupirer.

— Supposons qu'on s'introduise là-dedans... J'ai dit supposons ! s'exclame-t-elle devant mon air triomphant. Comment veux-tu qu'on entre ? Le grillage fait au moins trois mètres et il y a des pics en haut. Et excuse-moi, mais je tiens à mes deux jambes.

En effet, le grillage est assez haut. Cependant, je suis peut-être complètement irréaliste, mais ça ne me paraît pas insurmontable.

— Je vais te faire la courte-échelle, réponds-je. Alors, tu viens ?

Au-dessus de nous, le soleil pointe le bout de son nez. Si on ne se dépêche pas un peu, on va tout louper.

Face à moi, Callisto me toise d'un air peu convaincu. Puis :

— Tu es une très mauvaise influence, Eden.

J'essaie de ne pas trop montrer ma joie et la presse de se rapprocher du grillage. Je lui fais la courte-échelle et elle se hisse sans problème sur mes mains jointes. Je lui donne alors une bonne impulsion qui lui suffit à atteindre le haut du portail et là, elle prend garde à ne pas se planter sur les pics pointus qui décorent le haut de la grille.

— Je fais quoi maintenant ? demande-t-elle d'une petite voix, à califourchon sur le portail.

— Saute !

Elle écarquille les yeux.

— T'es complètement fou ou quoi ?! Si je saute, je vais me tu....

Sans la laisser finir, je prends de l'élan et saute pour la rejoindre en haut du portail. Elle pousse un cri aiguë qui me vrille les tympans quand je fais trembler son promontoire et passe mes deux jambes de l'autre côté en grimaçant.

— Ça a l'air haut mais crois-moi : ça ne l'est pas tellement, la rassuré-je.

Sa main touche la mienne, fermement agrippée au portail. Elle a l'air morte de peur.

— Il suffit que tu fléchisses les genoux et que tu restes bien droite. À trois tu sautes avec moi, d'accord ?

— Eden...

— D'accord ? répété-je.

Elle se mord la lève en hochant la tête.

— Un, deux, trois !

Je me jette en avant et atterris sur les pieds ; le choc est un peu fort, mais ça va. Je me tourne aussitôt vers Callisto qui me fixe avec la bouche ouverte, les jambes flageolantes.

— J'ai cru mourir, lâche-t-elle, une main sur le cœur.

Je m'esclaffe et lui demande de me suivre. Gonflés d'adrénaline, nous courons jusqu'au centre du parc en traversant les allées bordées d'arbres. Elle me suit sans me demander si je connais le chemin, ayant compris que je connais l'endroit. Quand nous arrivons dans le jardin principal, nous descendons une flopée de marches en en sautant la moitié et, rieurs, nous nous arrêtons notre course près de la fontaine. En sueur malgré la fraîcheur de l'air matinal, Callisto s'évente d'une main tandis que je reprend mon souffle.

— Très joli, commente-t-elle en se mordant la lèvre.

Je la fixe sans rien dire, un sourire amusé sur le visage. Elle n'a encore rien vu.

— Quoi ? finit-elle par demander devant mon air espiègle.

J'attrape alors son poignet et lui fais signe de relever la tête, ce qu'elle fait prudemment.

C'est là qu'elle aperçoit le célèbre château du Luxembourg et sa fontaine tous deux baignés de la lumière du lever de soleil, belle et douce à la fois.

Pile à temps.

Elle semble sans voix et pendant plusieurs minutes, aucun de nous ne dit quoi que ce soit. Nous nous contentons d'admirer le spectacle, conscients de la chance que nous avons. Quand le soleil est bel et bien levé et que les stries orangées disparaissent peu à peu pour ne laisser qu'un ciel bleu sans nuages, je murmure :

— Alors, ça valait le coup ?

Elle garde les yeux sur le ciel, les cheveux en bataille. Ses boucles sont encore plus dessinées que d'habitude et sa peau mate brille sous le soleil fraîchement levé.

— J'ai failli finir en plusieurs morceaux mais oui, ça valait le coup.

Callisto se tourne alors vers moi et me sourit, douce et généreuse. À cet instant, je me demande combien de personnes dans le monde tueraient pour vivre ce que nous vivons. Pour passer un tel moment en sa compagnie, regarder le soleil se lever dans Paris dans un parc du Luxembourg complètement désert. Peut-être un millier. Un million. Peut-être plus.

Ce qui est sûr, c'est que je n'échangerai ma place pour rien au monde.

— Il y a quelque chose que je voulais te demander, dit-elle soudain.

Elle semble soudain moins sûre d'elle, plus enfantine. Elle n'ose pas me regarder et passe une mèche de ses cheveux ébène derrière son oreille en arrachant de petites touffes d'herbes de l'autre main.

— Je suis quoi, pour toi ?

Sa question me coupe le sifflet. Que suis-je censé répondre, au juste ? Je ne sais même pas ce que je ressens. Tout ce que je sais, c'est que c'est éminemment puissant et que ça me torture sans arrêt. Que je pense à elle du matin au soir, que je compte presque les minutes quand elle n'est pas près de moi comme un adolescent minable et que plus j'en découvre sur elle, plus je me rends compte que chaque foutue facette d'elle m'attire.

Lilia et moi, ça a été un coup de foudre. Seulement les coups de foudre, c'est éphémère. Ça nous inflige beaucoup de questions, de douleur et de doutes. C'est un amour destructeur, qui nous consume de l'intérieur comme une passion dévorante et lancinante.

Callisto et moi, ce n'est pas ça. Elle est pure, gentille et innocente. Elle me fait sourire. Beaucoup. Tout le temps. Elle sourit aussi, au moins mille fois par jour. Quand je suis avec elle, je ne voudrais être nulle part ailleurs. Et je ne sais pas s'il y a plusieurs façons d'aimer les gens, mais plus j'y pense et plus c'est évident : j'aime Callisto.

J'aime quand elle fronce le nez en riant, quand elle me traite d'imbécile parce qu'elle est bien trop sage, quand elle me donne tous les détails, même les plus insignifiants, quand elle raconte une histoire. J'aime ce qu'elle est, et ce qu'elle fait de moi.

Est-ce c'est mal, mal parce que je suis toxique pour elle, ou parce qu'elle a toutes les cartes en main pour me détruire ? Je n'en sais rien, et ça me fait peur.

Mais j'en ai marre, d'avoir peur.

Et au moment où je lui réponds, je sais que j'ai pris la bonne décision :

— Je crois que je suis amoureux de toi.

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