Chapitre 22

EDEN

Huit mois plus tôt.

— Et la médaille d'or revient donc à Eden Cordier !

La voix de l'arbitre retentit puissance dix mille dans mes oreilles et je me sens légèrement rougir sous la pluie d'applaudissements qui retentissent des gradins qui bordent la piscine.

J'ai réussi. J'ai réussi. J'ai réussi.

Cette phrase me tourne sans arrêt dans la tête tandis que l'arbitre me presse l'épaule avant que chacun des nageurs du podium ne filent retrouver leurs familles respectives. Tout content, je tente d'aplatir mes cheveux d'une main en serrant fort ma médaille de l'autre.

Je n'arrive pas à croire que j'ai été premier. Et dire qu'en début d'année, personne n'aurait osé ne parier ne serait-ce qu'un euro sur moi.

— Tu as été parfait, me dit maman en m'embrassant sur le front quand je la rejoins tout en haut des gradins.

Mon sourire s'estompe quand je ne remarque aucune silhouette familière derrière elle. Aucune trace des larges épaules que j'attendais, ni de ses polos beige qu'il met le week-end.

— Merci. Papa n'est pas là ?

Le visage de ma mère se remplit d'une compassion immense et elle pose gentiment son bras autour de mes épaules. Avant même qu'elle n'ouvre la bouche, je sais déjà ce que va être sa réponse et mon cœur se serre face à la déception qui me tombe dessus comme une tonne de briques.

— Il a eu un empêchement à la clinique. Mais ne t'en fais pas ; du coup, ton frère s'est fait une joie de venir te voir nager !

Derrière elle, Jeremy réajuste ses lunettes sur son nez et ne me lance même pas un regard. Au vu du livre dans lequel il est actuellement plongé avec attention, je doute qu'il ait regardé la moindre petite seconde de la course.

Putain, ça me saoule.

Énervé, je retire le bras de ma mère de mes épaules et redescends tous les gradins avant de contourner le bassin en secouant la tête. Je n'arrive pas à croire que mon père n'est pas venu comme il me l'avait promis. Ça faisait des semaines que je m'entraînais comme un taré pour cette compétition. Pas pour être premier, non : pour qu'il soit fier de moi. Et voilà qu'il n'est même pas venu, au final.

Je ne sais même pas pourquoi est-ce que ça me surprend. Mon père déteste que je m'investisse autant dans la natation, et il déteste encore plus que je veuille en faire mon métier. Je crois qu'il aurait pu accepter que je me lance en tant que nageur professionnel mais le fait que je veuille devenir entraîneur, ça, il n'arrive pas à l'avaler.

Et moi, ça me fait vraiment mal au cœur qu'il n'essaie même pas de comprendre que c'est sincèrement ce que je veux faire de ma vie.

Sur les nerfs, j'ignore les félicitations fair-play des autres nageurs que je croise sur le bord du bassin et fonce dans les vestiaires. Les dents serrées, je claque la porte de ma cabine et me sèche vigoureusement le corps à l'aide de ma serviette bleue, celle que maman m'a offerte l'année dernière pour Noël. Une vraie serviette de nageur, avec mes initiales dessus.

Dégoûté, je détourne le regard et termine de me rhabiller avant de quitter les vestiaires avec mon sac de sport en bandoulière.

Quand je rejoins l'accueil, plusieurs amis ainsi que mon coach me félicitent une fois de plus pour ma victoire. Légèrement redescendu en pression, je m'efforce de leur sourire comme je peux et de les remercier avant de déguerpir au plus vite vers le parking. Je ne rêve que d'une chose : rentrer à la maison, et m'enfermer dans ma chambre. Heureusement que je suis désormais officiellement en vacances et que je ne serais plus obligé de sortir de chez moi avant un bout de temps. Mon objectif est maintenant de dormir pendant trois semaines d'affilée et d'ensuite profiter de Lilia tous les jours. J'en ai sacrément besoin.

Essoufflé, je serre plus fort la large bretelle de mon sac et commence à traverser le parking. J'imagine que ma mère s'est garée tout au fond à gauche, comme d'habitude. Je me fais mentalement une liste des réflexions que va me lancer Jeremy sur le temps que j'ai mis au vestiaire.

C'est aussi pour ça que je déteste quand mon père ne vient pas : parce que Jeremy est forcé de venir.

— Eden !

Même s'il est encore loin, je ne mets pas longtemps à reconnaître la personne qui quitte l'enceinte de la piscine pour me rejoindre sur le bord du parking.

— Gabin ? Trop content de te voir, mec. Je ne savais pas que tu étais venu me voir, dis-je en retrouvant un peu mon sourire.

Mon ami m'ébouriffe les cheveux en me félicitant, toujours avec modération. J'ai remarqué qu'il avait dû mal à faire des compliments, comme s'il avait peur que la personne en face se fasse des idées. Je trouve ça un peu triste.

— Je ne suis pas venu que pour la course, finit-il par avouer en enfonçant les mains dans les poches de son short.

Je crois qu'originellement, c'est censé être un maillot de bain. Et si j'aurais probablement trouvé ridicule qu'un type qui ne se baigne même pas porte un maillot de bain tel un simple pantacourt, je ne trouve pas ça ridicule sur lui. C'est souvent comme ça, avec les gars aussi populaires que lui ; ils peuvent porter tout ce qu'ils veulent sans jamais que ça n'est l'air con. C'est ce même genre de personnes qui lancent les modes, je crois.

— Ah oui ? demandé-je. Laisse-moi deviner : tu veux m'annoncer que le dernier GTA est sorti. Scoop : je le sais déjà.

Je lui tire la langue mais me rembrunis en remarquant qu'il me répond seulement d'un sourire forcé. Ça ne lui ressemble pas : d'habitude, il a toujours son grand sourire accroché au visage. Avec deux optimistes comme lui et Sacha, il m'est quasiment impossible de faire la gueule au quotidien.

— Ce n'est pas ce que je voulais te dire, reprend-il. Je voulais te parler de Lilia.

Mon cœur flanche aussitôt et se tord, me faisant sacrément mal.

— Il lui est arrivé quelque chose ? lâché-je.

Quand je remarque qu'il fronce les sourcils, je me rends compte que j'ai dû être beaucoup trop empressé pour un type qui est seulement censé demander des nouvelles de la sœur de l'un de ses meilleurs potes. Meilleur pote qui normalement, n'est pas censé se douter que je sors avec sa petite sœur depuis quasiment deux ans.

Merde, je crois que je suis cramé.

— Non, non. J'ai juste quelque chose à te demander.

Double merde.

À tous les coups, il va m'envoyer son poing dans la figure parce qu'il a appris que je sortais avec elle et il me déteste de ne pas lui avoir demandé l'autorisation. Est-ce que j'aurais dû lui demander l'autorisation, d'abord ? Qui fait encore ce genre de choses, de nos jours ?

Gabin pose sa main sur mon épaule et la serre pour m'emmener sur le trottoir. Le cœur battant, je me laisse faire sans rechigner. Qu'est-ce que je peux bien faire d'autre, de toute manière ?

— Tu sors avec elle ? demande-t-il alors en retirant sa main.

Je scrute ses yeux à la recherche d'une potentielle colère naissante, mais je n'y vois que de la curiosité alors je réponds calmement :

— Oui.

— Depuis longtemps ?

Expire, inspire. Et s'il te frappe, tu fuis comme un lâche sans contre-attaquer. Pas envie de cogner l'un de mes meilleurs potes.

— Deux ans. Environ, ajouté-je quand il se met à faire les cent pas.

— Putain.

Son juron accélère encore les battements de mon cœur, qui est sur le point de se décrocher. Je me sens comme le plus ingrat des amis.

— Gabin, je suis vraiment désolé... J'ai voulu te le dire au moins un million de fois mais ce n'était jamais le bon moment. Lilia n'était pas d'accord, elle pensait que tu réagirais mal et...

— Sans blague !

Il n'a pas l'air si énervé que ça, juste sous le choc. Il continue de tourner en rond sans me regarder, ce qui me fait sentir encore plus mal chaque seconde. Je savais que j'aurais dû être honnête avec lui, que j'aurais dû tenir tête à Lilia.

— Je suis content que ce soit toi, finit-il par souffler en se passant une main dans les cheveux.

— Que... Quoi ?

Gabin se plante devant moi, yeux dans les yeux. Il est un tout petit peu plus petit que moi et pourtant il est mille fois plus intimidant.

— J'ai vite compris que ma sœur fréquentait un gars et j'ai entendu plusieurs fois des bruits suspects dans sa chambre, avoue-t-il.

Je prie les dieux du ciel pour qu'il ne nous ait pas entendu faire ça. Pitié, faîtes qu'il ait juste entendu retentir une voix grave de l'autre côté de son mur.

— J'ai rapidement capté qu'il était un peu plus vieux qu'elle et honnêtement, je me suis fait les pires scénarios. Je suis soulagé que ce soit toi. T'es un mec bien Eden, et même s'il y a la différence d'âge entre vous je sais que tu...

— Oui, enfin, on n'a qu'un an d'écart, interviens-je sans pouvoir m'en empêcher.

Gabin s'arrête aussitôt de parler et un silence de mort nous tombe dessus avant qu'il écarquille les yeux en disant :

— Oh.

Surpris, je fronce les sourcils avant de lui demander à quoi il joue. Visiblement très mal à l'aise, il presse gentiment mon épaule.

— Eden, Eden... Merde, je suis désolé.

— Non, c'est moi qui suis désolé, répliqué-je. J'aurais dû tout te dire bien avant.

Il penche la tête et je remarque une lueur étrange dans son regard. Est-ce qu'il... A pitié de moi ?

— Tu ne comprends pas, finit-il par dire. Mec, je déteste dire ça comme ça mais... Je crois que ma sœur s'est foutu de ta gueule.

Je recule d'un pas et la main qu'il avait posée sur mon épaule retombe mollement le long de son corps. Je ne comprends absolument rien à ce qui se passe, là.

— En effet, je ne comprends pas. Qu'est-ce que tu racontes, bordel ?

Gabin me fixe sans me répondre, les yeux débordants de peine. Au fond de lui il a mal, ça se voit. Je le vois. Mais est-ce qu'il a mal pour lui, ou pour moi ?

— Je suis désolé, répète-t-il une dernière fois avant de tourner les talons.

— Gabin, tu peux pas me faire ça ! m'écriai-je.

Il ne se retourne pas et marche droit devant lui, me laissant comme un con sur le parking. Je continue de l'appeler encore et encore mais rien n'y fait : je n'obtiens aucune réponse. Et quand il tourne au coin de la rue, je me laisse tomber sur le rebord du trottoir en soupirant.

Gabin m'a fait douter et maintenant, je sais que Lilia me cache quelque chose.

Reste plus qu'à trouver quoi.

Je déteste ce que je vais faire, mais je vais le faire.

À bout de nerfs, je continue de tourner en rond dans ma chambre en me mordillant les lèvres. Puis, incontrôlable, je donne un coup de pied dans mon ventilateur qui se renverse sur le sol sans se casser – heureusement, mon père m'aurait tué.

— Eden ?

Je sursaute en entendant la voix de Lilia derrière moi. Elle dépose son petit sac de perles dans l'entrée de la chambre avant de me rejoindre près de mon lit, sans remarquer le ventilateur renversé.

L'été, son soleil de plomb et sa foutue canicule de juin est bel et bien là et Lilia l'a très bien compris. Elle porte un chapeau vissé sur ses cheveux blonds et une robe orange volantée qui laisse découvrir ses épaules bronzées. C'est typiquement le genre de robes que je préfère à ses pieds plutôt que sur elle et pourtant aujourd'hui, je suis si concentré que j'y fais à peine attention.

— Il y avait une urgence ? demande-t-elle lascivement en m'embrassant.

Je m'efforce de lui rendre son baiser, mais c'est difficile. Depuis que Gabin m'a déballé qu'elle se fichait de moi sur le parking de la piscine, cette idée n'a pas quitté mon esprit. Elle me torture, encore et encore, rendant l'idée plus douloureuse chaque fois que j'y pense.

Quand j'ai un mouvement de recul, Lilia semble légèrement surprise. Elle fait alors la moue et fronce les sourcils.

— Ça va ?

J'hoche la tête.

— C'est tes parents ? Ils t'en veulent parce que tu as séché les cours ?

Je croise les bras en me plantant devant elle tandis qu'elle s'assied sur le bord de mon lit.

— Non. D'ailleurs si tu pouvais éviter de leur dire ce genre de trucs, j'apprécierai.

Lilia affronte mon regard quelques instants en passant une mèche de ses cheveux blonds derrière son oreille.

— Tu sais bien que je ne leur dit rien du tout.

Une boule dans la gorge, je me détourne vers mon bureau. Bien sûr, qu'elle ne leur dit rien ; elle est rentrée en douce, comme chaque fois que nous nous voyons. Plus les jours passent et plus le secret de notre relation commence à peser lourd sur mes épaules.

J'avale difficilement ma salive en essayant de faire le vide dans ma tête.

Suis ton plan. De toute façon, Gabin se trompe.

Le problème, c'est que je le fais justement parce que j'ai peur que Gabin ait raison et que Lilia me cache quelque chose. J'ai remarqué qu'elle était distante ces derniers-temps et qu'elle refusait souvent de venir me voir jusqu'à l'internat où je vis toute la semaine. En général, elle se plaint de la route à faire et se débrouille toujours pour que ce soit moi qui me déplace quand je reviens en ville le week-end. Jusque-là, ça ne me dérangeait pas vraiment.

Mais maintenant, ce détail compte.

— Regarde ce que j'ai acheté, dis-je alors en me retournant.

Les yeux de la blonde s'écarquillent quand elle remarque le bouquin que je lui tends. Il s'agit d'une édition rare d'Harry Potter et comme nous en sommes fans tous les deux, je savais que ça la distrairait.

— Woah, trop cool ! s'exclame-t-elle en examinant la couverture sous toutes ses coutures. Il est super beau.

J'acquiesce sans rien dire, toujours près du bureau. J'espère qu'elle ne saura jamais qu'en réalité je l'ai déjà depuis longtemps mais que j'avais toujours oublié de le lui montrer. Et heureusement d'ailleurs, car il va bien me servir aujourd'hui.

— Je vais aux toilettes, tu n'as qu'à jeter un œil au bouquin en m'attendant.

Lilia est déjà en train de lire les premières pages de la jolie édition et me répond un vague « hmm », les yeux rivés sur le livre.

Quant à moi, j'ai le cœur qui bat vite. Très vite. Trop vite.

D'une démarche faussement nonchalante, je me déplace jusqu'à la porte de ma chambre et au moment où je quitte la pièce, j'embarque son sac de perles avec moi.

Quand je referme la porte d'entrée sur Lilia, j'ai l'impression que mon cœur va exploser. Je sais que si elle savait, elle me haïrait. Quel genre de petit-ami fouille dans le sac de sa copine de longue date ? Probablement les horribles types ; les horribles types comme moi.

Mais j'ai besoin de savoir.

Le sang bat à mes tempes quand je me glisse dans les toilettes et allume la lumière avant de refermer la porte d'un coup de pied. Les mains tremblantes, je rabats la cuvette et m'assieds par-dessus avant de prendre une grande inspiration sans quitter le sac de perles des yeux.

J'ai mal à la gorge, à la tête, au ventre et surtout au cœur mais j'ignore ma douleur. Une fois que j'aurai regardé ce qu'il y a à l'intérieur, ce sera trop tard. Et si je ne trouve rien ? Si je m'étais fait des idées et que Lilia était parfaitement honnête avec moi ? Si Gabin m'avait menti, tout ça parce qu'il n'accepte pas ma relation avec sa petite sœur malgré tout ce qu'il a pu me dire ?

Je tends l'oreille une seconde. Je n'entends aucun bruit à part les battements irréguliers de mon cœur.

Boom.

Boom.

Boom.

Puis je revois le visage diaphane de Lilia calmement plongée dans ce putain d'Harry Potter dans ma chambre et sans réfléchir, je plonge la main dans le petit sac.

D'un geste brusque, je trouve une petite bouteille d'eau, des écouteurs emmêlés, un tube de gloss et les clés de chez elle. Jusque-là, rien d'inhabituel et d'ailleurs c'est tellement normal que je me demande si je ne ferais pas mieux d'arrêter mon petit jeu tout de suite et de reposer ce sac avant qu'il ne soit trop tard.

J'y réfléchis une fois, deux fois, puis je remets soigneusement toutes les affaires que j'ai touchées à l'intérieur du petit sac et le dépose par terre.

Boom.

Boom.

Boom.

La tête entre les mains, je respire comme un marathonien en fin de course. Je sens mes yeux s'embuer de larmes à l'idée que je deviens comme ces types jaloux dans les comédies romantiques que j'ai toujours méprisées.

— Eden ? m'appelle soudain Lilia de la chambre.

Si ça se trouve, elle a remarqué que son sac a disparu.

— J'arrive ! lâché-je d'une voix étranglée.

J'empoigne le sac de perles si fort que son contenu se répand sur le sol des toilettes. La boule au ventre, je remets toutes ces affaires à l'intérieur sans réfléchir... Jusqu'au moment où j'aperçois son portefeuille par terre. Noir, en cuir, fermoir doré. Il me semble l'avoir déjà vu plusieurs fois dans les mains de Lilia.

Totalement en vrac, je m'efforce d'arrêter de penser et récupère le précieux objet. Les doigts tremblants, je peine à l'ouvrir. J'y trouve alors un billet de vingt euros coincé entre une carte bancaire et une carte de fidélité H&M, ainsi qu'un polaroid d'une photo de famille. Le cœur battant, je m'apprête à le refermer quand j'aperçois une carte qui dépasse derrière.

Sa carte d'identité.

Boom.

Boom.

Boom.

Je sais que ça paraît fou, mais mon instinct me dit de la regarder. Complètement paumé, je la tire du portefeuille et mes yeux parcourent la petite carte plastifiée, avides de curiosité.

J'y vois tous ses prénoms, son nom de famille, son sexe et sa...

... Sa date de naissance.

Sa date de naissance, qui n'est pas celle qu'elle m'a donnée. Du tout. Le mois et le jour sont les mêmes, mais pas l'année.

Les secondes d'après ne sont qu'un amas de brouillard flou dans mon cerveau. Je relis encore et encore la foutue petite carte, une nausée me prenant la gorge.

J'avais raison. Gabin avait raison. Elle m'a menti.

J'ai l'impression que mon cœur vient de se briser en mille morceaux sur le sol des toilettes. Le corps secoué de spasmes, j'empoigne le sac de perles d'une main et retourne directement à ma chambre, dont j'ouvre la porte d'un coup de pied sans plus de cérémonie.

Complètement retourné, je ne dis pas un mot et me plante au milieu de la pièce sans même refermer la porte.

— Dis, tu savais que Serdaigle se dit « Ravenclaw » en anglais ? Trop bizarre, commente Lilia en relevant peu à peu les yeux de son livre.

Elle me regarde quelques secondes d'un air enjoué avant de froncer les sourcils devant ma mine déconfite. Puis, lentement, son regard descend et ses yeux se posent sur son sac de perles que je tiens dans une main.

Et surtout, surtout sur sa carte d'identité que je tiens dans l'autre.

Lilia entrouvre la bouche d'un air choqué et se précipite sur moi comme une tornade avant de me prendre le petit sac des mains.

— Tu as fouillé dans mon sac ? Je rêve ?! s'écrit-elle d'une voix sourde, visiblement aux proies avec une rage incommensurable.

Je ne réagis pas. J'ai l'impression d'être devenu un automate, un automate dont le cœur disparaît un peu plus chaque seconde.

— Tu m'as menti.

Ce sont les seuls mots que j'arrive à dire. Lilia semble alors prendre conscience que j'ai bel et bien vu cette foutue carte et elle cligne plusieurs fois des yeux, les lèvres entrouvertes.

— Eden... commence-t-elle.

L'entendre prononcer mon prénom fait si mal que je me recule aussitôt, comme si elle m'avait giflée.

— 2002, hein ? rugis-je.

— Eden... répète-t-elle, les yeux humides.

— Tu étais censée avoir un an de moins que moi, pas quatre ! m'écriai-je.

Cette fois, c'est elle qui recule. Elle a l'air complètement bouleversée et ses yeux s'emplissent de larmes, comme si elle comprenait enfin que ce qu'elle redoutait le plus était en train d'arriver. Lilia sait que son secret était percé à jour, et qu'elle a lamentablement perdu.

Game over.

— Tu as quel âge, alors ? Dix-huit ? Dix-sept ? m'époumonai-je, incapable de faire le calcul dans ma tête.

Lilia baisse les yeux.

— Réponds, putain !

— Seize. J'ai seize ans.

J'ai l'impression qu'une putain de tonnes de briques me tombe sur la tête. Seize ans.

Lilia

A

Seize

Ans.

J'en ai vingt. Pas difficile de comprendre qu'il y a un gros problème.

— Tu veux dire que quand on a commencé à se voir, tu avais... Quatorze ans ? lâché-je quand ça fait tilt dans ma tête.

Elle n'arrive pas à me répondre, mais c'est tout comme. La réponse est si violente que je suis obligé de me laisser tomber sur ma chaise de bureau à roulettes pour ne pas m'écrouler. Mon corps n'est plus qu'un amas de cellules sans vie et je saigne à l'intérieur, tellement que ça me fait mal.

Quatorze ans. J'en avais déjà quasiment dix-huit et pourtant, je n'ai rien remarqué. J'ai l'impression que les deux dernières années de ma vie ne sont qu'un cruel mensonge.

— Eden, m'implore-t-elle d'une voix brisée. Je t'en prie, comprends-moi ; je n'avais vraiment pas le choix...

— Bien sûr que si ! sifflé-je.

— Tu sais aussi bien que moi que tu ne m'aurais même pas regardée si je t'avais dit que j'étais en troisième !

En troisième.

Alors voilà, Lilia était en troisième. En putain de classe de troisième, alors que je passais mon bac.

Ça fait tellement mal que je suis obligé de m'enfoncer les ongles dans la paume de la main jusqu'au sang pour ne pas casser quelque chose sur le champ.

— Et j'aurais eu raison ! rétorqué-je. Tu n'étais qu'une gamine, Lilia ! Tu te rends compte de ce que nous avons fait, putain ? Tu te rends compte de ce que j'ai fait ?

Ma voix est emplie d'un tel désespoir que cette fois, elle n'arrive pas à contenir ses larmes. De grosses perles d'eau roulent sur ses joues et semblent être brûlantes car elle les essuie du revers de la main tout en étouffant un sanglot.

Si seulement elle savait ce que je ressens en ce moment, je suis persuadé qu'elle n'oserait même pas lâcher une seule foutue larme.

— Ça s'appelle du détournement de mineur, achevé-je. J'avais dix-huit ans, et pas toi. Tu n'avais même pas quinze ans, putain ! Même pas la majorité sexuelle !

Elle ne sait plus quoi dire. Elle brouille des excuses intelligibles qui me retournent le cœur.

— Barre-toi, finis-je par lâcher.

Ma voix est si tranchante que Lilia a un mouvement de recul qui me tord l'estomac. Je crois qu'elle a presque... peur de moi.

Dans un autre contexte je me serai probablement détesté, mais pas là. Là, c'est elle que je déteste.

— Barre-toi ! répété-je.

Lilia s'approche alors de moi et se plante tout près de ma chaise, ses genoux frôlant les miens. La savoir si près mais si loin à la fois manque de me tuer sur le coup.

— Laisse-moi au moins t'expliquer, murmure-t-elle.

— Il n'y a rien à expliquer.

Ma voix claque comme un fouet et elle semble tout faire pour prendre sur elle et ne pas pleurer de plus belle.

— Au contraire, réplique-t-elle. Je suis tombée amoureuse de toi à la seconde où je t'ai vue, Eden. Et pour info, ce n'était pas à cette putain de soirée.

— Quoi ?

Ma voix n'est plus qu'un chuchotis intelligible, chuchotis qui a pourtant toutes la peine du monde à quitter ma gorge. J'ai si mal que j'ai une irrésistible envie de frapper dans quelque chose. De tuer quelque chose.

—Je t'avais déjà vu de ma fenêtre quand tu raccompagnais Gabin à la maison après tes entraînements de natation, avoue-t-elle alors que les larmes inondent toujours son beau visage. J'ai tout de suite été complètement sous ton charme, mais toi... Tu ne savais même pas que j'existais.

Je ne savais pas qu'elle m'avait déjà remarqué avant tout ça. Je pensais qu'elle aussi m'avait vu pour la première fois lors de la fête de son frère, pas qu'elle m'espionnait en secret depuis des semaines.

— Alors quand on s'est vus à cette fête, j'ai su que c'était ma chance. Quand tu m'as demandé mon âge, je ne sais pas... J'ai menti parce que c'est la seule chose que je pouvais faire. Si je t'avais dit que je passais mon brevet, tu m'aurais ri au nez avant de disparaître dans l'escalier.

Ma supposée première rencontre avec Lilia repasse dans ma tête encore et encore, comme pour enfoncer le couteau dans la plaie. Je la vois avec ses longs cheveux blonds et son regard émeraude me taquiner alors même que je la connaissais à peine, et nos sourires respectifs quand nous nous sommes parlés. Puis soudain, douloureux, le mot « mensonge » se met à clignoter sur son front et ma vision se brouille.

Depuis le début, toute notre histoire est basée sur un mensonge. Et le pire c'est qu'au-delà de ma douleur, je sais que je pourrais aller en tôle pour tout ça.

— Je n'arrive pas à croire que tout ce qu'on a vécu, ce... Ce n'était que du vent, murmuré-je soudain.

Son regard s'entrechoque avec le mien et ses yeux brillent encore plus, visiblement pas encore à court de larmes.

Je t'aimais tellement, et tu as tout foutu en l'air.

— Tu sais aussi bien que moi que tous les moments qu'on a passés étaient réels, me contredit-elle. Tu sais que de tous nos « je t'aime », nos baisers et tout le reste : aucun n'était un mensonge.

— Mais toi, tu étais un mensonge.

Elle pose ses mains sur mes bras, brûlantes.

— Je te promets que non. J'ai été moi-même du début à la fin, et je... Je t'aime, Eden. Tu le sais, ça ?

Je la regarde une seconde avant de repousser ses bras pour me lever. Je me mets alors à faire les cent pas, le cerveau en ébullition. Je ne me rappelle pas avoir passé une journée aussi pénible depuis que je suis né.

— Je ne veux plus jamais te voir.

Mes mots sont durs, et je le sais. C'est d'ailleurs pour ça que je les ai prononcés.

— Ne dis pas ça, lâche Lilia en battant des cils pour chasser ses larmes.

Je ne la regarde même pas et insiste :

— Plus jamais.

C'est le coup de grâce.

Lilia me connaît par cœur et sait que là, je ne changerai pas d'avis. Ma décision est prise et même si elle ne l'approuve pas du tout, elle n'a plus le choix. Elle sait que tout est de sa faute.

Elle passe ses longs cheveux blonds derrière son épaule et essuie ses larmes d'une main en récupérant son sac de perles de l'autre. Elle n'ose même pas regarder sa carte d'identité quand elle la jette dans son sac.

— Dis-moi que tu vas me rappeler, murmure-t-elle alors.

Je me détourne et croise les bras sur mon torse pour toute réponse.

Quand j'entends la porte de ma chambre se refermer, je reste encore plusieurs minutes sans bouger, planté au milieu de ma chambre. Je n'arrive pas à croire ce qui vient de se passer, ce que je viens de dire.

Lilia n'est plus là. Elle n'est plus à moi, et ne le sera plus jamais.

À bout de nerfs, je balaie ma table de chevet d'un grand coup de bras et tout ce qui s'y trouvait s'écrase par terre dans un bruit de verre cassé. Enragé, je vide également toute mon armoire, tiroir par tiroir, le cœur complètement brisé.

Je suis inconsolable.

Quand ma chambre est sans-dessus-dessous et que je ne trouve plus rien à jeter par terre, toute ma colère redescend d'un coup. Et je n'aurais jamais cru dire ça, mais c'est bien pire.

À bout, je me laisse glisser sur le sol parmi tout mon bordel tandis que les larmes coulent à flot sur mes joues. Je ne fais rien pour les essuyer et les laisse me brûler les joues et glisser le long de mon cou jusqu'à ce qu'elles trempent le col de mon t-shirt. Aussi bien en moi qu'autour de moi, tout est brisé. J'ai l'impression que je viens de fermer une page importante de mon histoire et maintenant, je ne rêve plus que de l'arracher.

Et c'est là qu'à mes pieds, retourné et à moitié déchiré, j'aperçois le tome d'Harry Potter que lisait Lilia tout à l'heure.

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