Chapitre 21

CALLISTO

Quand Eden recule et que sa main s'abat sur l'interrupteur, mon cœur est sur le point de se décrocher de ma poitrine et de tomber à ses pieds.

Les joues roses, je cligne des paupières pour m'habituer à la lumière et file rouvrir les stores pour qu'il ne remarque pas que je suis complètement chamboulée.

Il va me le dire. Eden va tout me raconter.

Tandis que je tire les volets, une chaleur monte en moi et irradie encore plus de mes joues. Je n'arrive pas à croire que quand je me coucherai ce soir, j'aurai percé le mystère Eden.

Je secoue la tête pour cacher mes rougeurs et le rejoint tandis qu'une vague d'excitation monte en moi. J'ai tellement attendu que maintenant ça me paraît complètement irréel qu'il accepte de se livrer sur ce qui semble être l'un de ses plus gros traumatismes. Une partie de moi a presque peur de ce qu'il pourrait m'avouer.

— Mais avant : on sort, annonce-t-il, toujours dans le fond de la salle.

Je suis obligée de me mordre la joue jusqu'au sang pour ne pas qu'il remarque à quel point je suis heureuse.

— On va où ? demandé-je en quittant la salle.

Il me rejoint dans le couloir et me regarde sortir mes clés, un air espiègle sur le visage. Déconcentrée par son regard, je suis obligée de m'y reprendre à deux fois pour réussir à enfoncer la clé dans la serrure.

— Ça te va si on va manger un bout quelque part ? Je meurs de faim.

J'hoche la tête, incapable de résister à l'appel de la bonne nourriture. Pour le coup, je crois qu'il m'a bien cernée. Et puis, il est presque dix-neuf heures trente et je n'ai rien avalé à part un pain au chocolat que Bassem m'a volé pour le goûter.

J'essaie de ne pas trop penser à ce petit monstre car ça ne m'apporte pratiquement que de l'inquiétude en ce moment. En voulant lui apporter un pull propre dans le dortoir, j'ai trouvé sa plaquette de médicaments complètement vide sur son matelas, mise bien en évidence. Et si j'ai tout d'abord cru qu'il avait enfin compris la leçon, un rapide calcul m'a permis de comprendre que cette plaquette ne devrait pas être vide en ce moment, pas alors que nous sommes encore au tout début du mois de février. Mais bien sûr, Bassem est plus malin que tout le monde et il a probablement dû balancer ses cachets quelque part en s'arrangeant bien pour que tout le monde pense qu'il les avais pris. Dommage pour lui que malgré mon niveau médiocre en mathématiques, je sache compter jusqu'à trente.

— Je connais un resto' italien qui propose une lasagne incroyable à quelques rues d'ici, intervient soudain Eden d'une voix légèrement timide en me sortant de mes pensées.

J'ai à peine le temps d'entrouvrir les lèvres pour parler qu'il enchaîne en disant :

— Enfin, tu n'es pas obligée de prendre de la lasagne, ils font aussi de supers raviolis et des... Merde, tu n'aimes peut-être pas la cuisine italienne ?

Je ne peux m'empêcher de lui sourire en me mettant sur la pointe des pieds pour récupérer mon manteau sur la patère, amusée que les rôles s'inversent ainsi. À vrai dire, je suis assez surprise de ne pas avoir encore dit de bêtise en sa présence – en général, c'est exactement le genre de trucs que ma traîtresse de bouche adore faire quand Eden est dans les parages.

— J'adore tout ce qui est italien. En fait, c'est plutôt l'Italie qui me déteste.

Eden arque un sourcil pour obtenir des détails en me tenant la porte pour me laisser sortir avant lui, galant.

— À table, je suis aussi propre qu'un gamin de cinq ans et je tache mes vêtements neuf fois sur dix. Et puis, lors de ma première année de licence, un expatrié d'Italie s'est assis à côté de moi dans l'amphi' et m'a demandé mon numéro de téléphone sauf que j'ai été tellement surprise que je lui ai donné le numéro de Camélia. Bref, mauvais souvenirs.

Eden porte son poing à sa bouche pour éviter que je ne remarque qu'il se fiche de moi, mais c'est peine perdue. Je lui coule un regard blasé et il se met alors à rigoler sans se retenir, ce qui fait de nouveau réchauffer mes joues.

Qu'est-ce qu'elles ont avec Eden, ces deux-là ?

Je suis contente qu'il ne me prenne pas pour une conne malgré toutes les bêtises ce que je peux lui raconter – on s'entend que mon histoire avec l'étranger n'était pas mon moment le plus glorieux ; comment peut-on donner le numéro de quelqu'un d'autre à un type qui pourtant, nous intéresse ? Je ne me comprendrais jamais – et il ne me juge jamais. J'aime le fait qu'à chaque fois que je lui délivre un autre de mes moments de honte, il ne rit jamais de moi. Il rit avec moi, et ça fait tout la différence.

Sur le chemin du restaurant, j'ai déjà quasiment oublié les révélations qu'il est censé me faire et lui raconte en détail le deuxième film d'Hunger Games, histoire qu'il comprenne bien que mon amour pour Peeta dépassera toujours celui que je pourrais lui porter un jour. Quand je lui partage ma blague, il ne se moque pas et se contente de me donner un petit coup d'épaule avec un sourire espiègle.

C'est là que je me rends compte de ce que je viens de dire et une fois de plus, mes joues se mettent à me brûler.

— Ce type est complètement idiot ! s'exclame-t-il à la fin de mon histoire.

— Quoi ?! Il est adorable, Eden. C'est deux choses différentes.

Il gesticule, comme s'il était sincèrement concerné par ce que je venais de raconter. Ça me touche qu'il prenne même le sujet Hunger Games au sérieux.

On dirait que même en cherchant bien, j'ai bien du mal à lui trouver des défauts.

— Il suit la fille tous les jours depuis qu'elle est petite et elle n'a rien remarqué ? Franchement, ça fait psychopathe.

— Il est amoureux ! répliqué-je. Ça ne te dit rien, le coup de foudre ?

Pendant une seconde, un voile triste se dépose sur son visage et je me demande si je n'ai pas touché une corde sensible. Puis, il relève les yeux et s'exclame en retrouvant son sourire :

— Ah, on est arrivés.

Une serveuse nous récupère à l'entrée et Eden demande une table pour deux déjà au nom de Cordier. Surprise, je lui adresse un regard amusé en me tortillant les mains.

— OK, j'avoue, j'avais prévu le coup.

Je ne compte certainement pas m'en plaindre pour deux raisons : 1) je trouve ça adorable qu'Eden avait prévu de me faire la surpris et 2) le restaurant est tout simplement magnifique. Quand la serveuse nous fait traverser la salle principale, je m'efforce de retenir mes commentaires de gamine stimulée par l'excitation de me retrouver dans un si joli endroit avec Eden et me contente de monter l'escalier derrière eux deux en parcourant le restaurant du regard. Toute la décoration est dans les tons de bois foncé et des milliers de plantes sont accrochées à peu partout. Au plafond, des lustres mi-classiques mi-design me donnent le tournis.

— C'est vraiment trop beau, glissé-je à Eden tandis que nous passons à côté d'un couple de retraités adorables qui s'embrassent.

— Eux deux ?

Je lui donne un coup de coude, ce qui lui arrache un sourire.

— Ils sont mignons aussi, mais je parlais du restaurant. Ça doit coûter une blinde.

Il hausse les épaules comme si ça lui était égal mais intérieurement, je me promets de payer ma part.

La serveuse s'arrête devant l'une des tables les plus isolées du restaurant, au fond de la salle près de la fenêtre. Comme nous sommes à l'étage, on a une vue imprenable sur les rues de la capitale en contre-bas qui grouillent encore de monde et de lumières malgré l'heure tardive. C'est l'une des choses que je préfère à Paris : ce n'est peut-être pas New York, mais la ville française aussi ne dort jamais.

Quand la serveuse me tend un menu, je le récupère en mettant tout mon coeur à la prononciation :

Gracias.

En face de moi, je remarque qu'Eden est sur le point d'éclater de rire. Surprise, je lui demande silencieusement de me dire ce qui lui arrive tandis que la serveuse dépose un dépliant du menu devant le brun et s'éloigne, souriante.

— C'est de l'espagnol, ça, finit-il par m'expliquer.

Honteuse, je me prends la tête entre les mains tandis qu'il rigole tout bas. Oups.

— Je suis vraiment nulle en langues, expliqué-je en me reculant dans ma chaise. En cinquième, j'ai fait l'énorme erreur de prendre vietnamien en LV2 pour faire plaisir à mon père. Autant te dire que je ne suis pas allée bien loin avec ça.

Eden me sourit en joignant ses mains sur la table sans me quitter des yeux, probablement en train de chercher les moindres signes de mes origines vietnamiennes sur mon visage. L'avantage c'est qu'elles sont faciles à trouver : j'ai les yeux en amande.

Pour ce qui est de ma peau métisse, je la tiens de ma mère. Ça doit d'ailleurs lui sembler évident puisqu'il ne pose pas de question à propos de ça.

— Tu avais ce genre d'options, toi ?

— Il faut croire que mon collège était inventif.

Je marque une petite pause et m'esclaffe en secouant la tête avant d'ajouter :

— Ou que mon père leur avait mis la pression, j'en sais rien.

Nous nous sourions avant qu'il ne demande :

— Alors c'était quoi, tes matières préférées ?

Je prends quelques secondes pour y réfléchir, même si la réponse est toute trouvée.

— SVT et plus précisément biologie. Je fais une licence de sciences naturelles, en fait.

Il écarquille légèrement les yeux. Je crois que je viens de me rendre compte que jusqu'ici, nous n'avions jamais vraiment parlé de nos études respectives.

— Laisse-moi deviner : tu veux être prof ?

— Tricheur ; je te l'ai déjà dit.

Il sourit d'un air espiègle sans pour autant me contredire. Je dois dire que je me sens légèrement flattée qu'il s'en souvienne, au vu des milliers d'informations inutiles que j'ai dû lui partager depuis six mois.

— Et toi, alors ? Qu'est-ce que tu comptes faire plus tard ?

Son visage se défait une seconde, puis il rétorque :

— Voyager.

J'esquisse un sourire.

— Très bon plan.

Nous sommes alors interrompus par la serveuse, qui revient nous demander si nous avons choisi. Trop occupés à discuter, nous n'avions pas jeté un œil au menu et patiente, elle attend à nos côtés que nous faisions notre choix en nous donnant des conseils par-ci par-là. Finalement, j'opte pour une salade à base de burrata et de focaccia, le pain typique italien. Quant à Eden, il choisit sans hésiter une assiette de lasagne.

Souriants, nous remercions la serveuse et elle s'éloigne après nous avoir ramené une bouteille d'eau.

— Alors, tu... Tu veux qu'on discute ici ? osé-je finalement demander.

— Pas tout de suite. Tout à l'heure, OK ?

J'acquiesce, d'accord avec lui. Pour l'instant, je crois que j'ai uniquement la force de me concentrer sur ma burrata.

Le repas se passe à merveille. Eden rit à mes histoires les plus idiotes et me partage un million de petites anecdotes, à ma demande. Plus il me raconte de choses, plus je comprends qu'il est mille fois plus cultivé que moi. J'espère que lui, il ne s'en ai pas encore rendu compte.

Enfin, j'ai quand même dit « gracias » dans un resto' italien, alors...

— Attends, quoi ? m'exclamai-je en mangeant une dernière bouchée de salade, de très bonne humeur.

— Tous les ours polaires sont gauchers, répète alors Eden.

Perplexe, je fronce les sourcils avant de demander :

— Mais est-ce que quelqu'un a vraiment vérifié ?

Je me rends compte quelques secondes après que je dois avoir l'air d'une sacrée idiote et le regarde s'esclaffer, si fort d'ailleurs que la table de derrière se tourne vers nous et que je me sens rougir.

— Vous prendrez un dessert ? demande la serveuse en venant ramasser nos assiettes, complètement vides.

Sans même se concerter, nous répondons à l'unisson :

— Non merci.

Tout sourire, nous échangeons un regard complice.

Après avoir réglé auprès d'un employé – je n'ai pas réussi à convaincre Eden de faire moitié-moitié –, je suis le brun dans les escaliers pour quitter le restaurant. Tandis que nous traversons la salle principale pour la deuxième fois de la soirée, je m'efforce de mémoriser chaque élément de l'endroit, du parquet sombre aux plantes en pots sur les étagères. Je n'ai envie d'oublier aucun détail de ce repas qui honnêtement, était fantastique. Et pas que pour la bouffe, cela va sans dire.

Plus j'y pense, plus je me demande s'il s'agissait d'un rencard. Ces derniers-temps, j'ai l'impression qu'Eden et moi avons fait beaucoup de chemin mais en avons-nous assez fait pour se considérer comme un couple ?

Je n'en ai aucune foutre idée, et je dois dire que j'aimerai bien savoir ce qu'il se passe dans sa jolie petite tê...

Aïe !

Surprise, je ne comprends pas tout de suite ce qui vient de se passer avant que je constate qu'Eden a verrouillé l'une de ses grandes mains sur ma hanche et me regarde, les lèvres entrouvertes par la surprise.

— Tu t'es fait mal ? demande-t-il d'une voix douce.

Sous le choc, je me frotte le front et comprends sans trop de peine que je me suis payée la porte d'entrée alors que j'étais un peu trop perdue dans mes pensées.

Honteuse, je prie pour que l'énorme bosse qui risque de faire son apparition en plein milieu de mon front me laisse un peu de répit et débarque demain matin, une fois qu'Eden ne sera plus à mes côtés pour voir toute l'étendue des dégâts. S'il ne me trouvait pas déjà ridicule, j'imagine que là, j'ai touché le gros lot.

Jackpot, ma sœur.

Une fois le choc passé, je constate que beaucoup de clients situés aux tables près de la porte d'entrée ont été alertés par le bruit et se sont tournés vers moi, me regardant maintenant avec un mélange atroce de pitié et de moquerie. Les joues brûlantes, je me faufile à l'extérieur sans demander mon reste.

— Je suis désolé, tu as été super rapide et je n'ai pas eu le temps de te dire que... commence Eden, sur mes talons.

— Ça va, ça va, le coupé-je. Malheureusement, ça m'arrive très souvent.

Eden se plante face à moi avec un sourire espiègle et opine doucement avant de jouer nonchalamment avec l'une de mes tresses du bout des doigts. Mon cœur s'accélère quand le bout de mes cheveux me chatouille les clavicules au gré de ses mouvements.

— Allez viens, j'ai un truc à te montrer, finit-il par souffler.

Après ça, nous ne parlons plus de l'incident de la porte – et je bénis les dieux pour qu'il ait oublié ma maladresse comme par magie en se réveillant demain matin.

Nos mains se frôlent plusieurs fois mais ne se touchent jamais vraiment pendant qu'il me guide à travers les rues. Mon sourire n'arrive pas à s'effacer et chaque fois que nos regards se croisent et que je constate qu'il sourit tout autant que moi, le mien s'étire encore plus.

— Attends, tiens moi la main ! demandé-je soudain en l'attirant de l'autre côté du trottoir, près des bords de Seine.

Je me plante devant une sorte de petit muret avec un air de défi tandis que son regard pétille. Étant donné que je suis minuscule, il doit littéralement me donner une impulsion à l'aide de son bras pour que j'atteigne le rebord et ensuite, il vérifie attentivement que je ne risque pas de trébucher.

Une fois sur le muret, je constate qu'il est encore plus grand d'en haut. Même debout sur un tel promontoire, je le dépasse à peine d'une demie-tête et cela semble beaucoup l'amuser, d'ailleurs.

— Ça doit être trop cool de voir le monde d'aussi haut ! commenté-je.

— L'avantage, c'est que j'arrive toujours à voir quelque chose quand je me retrouve dans une foule. Ça doit être pour ça que j'adore les concerts.

Je m'esclaffe et cela me fait vaciller légèrement. Eden resserre alors sa prise sur ma main avant de me conseiller de faire attention. Alors, juste pour l'embêter, je me mets à jouer les équilibristes et marche tout près du vide – du côté trottoir bien sûr, je ne suis quand même pas assez folle pour risquer de tomber dans la Seine à cette heure-ci – en faisant souvent mine de trébucher. Eden se contente de me réprimander du regard, son sourire toujours sur les lèvres.

Quand le muret se termine, je m'immobilise et demande au brun d'un air enfantin :

— Euh, j'aurais peut-être besoin d'aide pour descendre.

Visiblement très amusé par la situation, Eden me lâche la main et recule d'un pas en croisant les bras. Il me lance un petit sourire défiant qui, même à distance, arrive à déclencher de petites décharges électriques en moi qui me paralysent.

Comment fait-il ça ?

— Ahah, tu fais moins la maline maintenant... commente-t-il.

Je fais mine de bouder mais ça ne dure pas longtemps. Un regard en bas suffit à me convaincre d'abandonner.

— C'est super haut ; j'ai peur de me faire mal, dis-je en me mordant la lèvre.

— Bah, ça ne peut pas être pire que de se prendre une porte.

Je le fusille du regard et il rit en se rapprochant de moi. Désormais collé au muret, il tend les bras vers moi et les retire au moment où je m'accroche à lui. Sourcils froncés, je le regarde dire :

— Je n'ai pas entendu le mot magique.

Il se fout de ma gueule.

— « Abracadabra » ? tenté-je.

Il réprime un rire et roule des yeux en reculant légèrement, histoire de m'embêter au maximum. Je suis forcée d'admettre qu'Eden est très doué pour me rendre folle.

— Mauvaise réponse, rétorque-t-il après avoir imité un bruit de buzzer tout droit sorti d'un jeu TV. Une autre proposition, mademoiselle ?

Vaincue, je propose gentiment :

— S'il te plaît ?

Il me laisse croire le temps d'une seconde que cela va lui suffire mais au dernier moment, il secoue la tête et piétine mes espoirs. Je crois qu'il ne s'est pas encore assez amusé, cet enfoiré.

— S'il te plaît qui ? insiste-t-il avec un sourire espiègle.

J'arque un sourcil et croise les bras une seconde avant de soupirer en faisant mine d'être agacée. Cependant, je crois qu'il a vite compris que je jouais très mal la comédie et son sourire n'arrête pas de s'élargir.

— S'il te plaît Eden ? tenté-je.

— Eden qui ?

— T'abuses !

Il rigole et enroule finalement ses bras autour de moi avant de s'immobiliser pour me montrer qu'il attend encore une dernière proposition. Pendant une seconde, je suis tentée de ne jamais lui répondre pour qu'il reste ainsi contre moi, profitant de son parfum et de ses yeux bleus-gris à quelques centimètres des miens.

Seulement, je ne suis pas encore assez courageuse pour lui rendre son étreinte et essaie :

— « S'il te plaît Eden-le-plus-cool-et-le-plus-beau-et-le-plus-gentil-garçon-de-la-Terre-qui-m'emmène-dans-des-supers-restos-italiens » ?

Surpris, il hausse un sourcil.

— Je n'en demandais pas tant.

Pourtant, il n'a pas l'air de s'en plaindre et il resserre sa prise sur mes hanches pour me porter et me déposer sur le sol. Les joues légèrement roses, je m'efforce de replacer ma veste en faisant mine d'être soudain très concentrée sur les plis qu'il peut y avoir dessus. Et, alors que je sens que mes pommettes ont refroidi et que je m'apprête enfin à relever les yeux, Eden me prend de court en disant doucement :

— C'est là.

Je retire tout ce que j'ai dit sur le restaurant : il n'était pas magnifique, il était « juste » beau. Ça, c'est magnifique.

J'étais si obnubilée par mon muret que je n'avais pas fait attention que nous étions montés en haut du promontoire du célèbre parc des Buttes-Chaumont. Je n'y suis allée que deux ou trois fois avec Camélia quand nous venions d'emménager à Paris, et je dois avouer que je n'ai jamais pris le temps d'y retourner. Cette balade est d'autant plus unique que nous sommes quasiment tous seuls dans le parc à cause de l'heure tardive et que la nuit est tombée sur Paris, faisant briller la ville de mille feux.

Les yeux écarquillée, la bouche entrouverte, je m'adosse à l'une des colonnes du temple qui surplombe toute la ville. J'ai le souffle coupé.

— Tu étais déjà venue ? demande doucement Eden en me rejoignant près de la balustrade.

Dans la nuit noire, nous regardons tous les deux la capitale qui étincelle comme un diamant juste sous nos yeux. D'ici, nous avons une telle vue sur Paris qu'on peut presque avoir l'impression qu'elle nous appartient et pourtant, je sais que je vis un moment unique.

— Oui, mais pas comme ça. Pas avec toi.

Je crois voir son sourire briller dans le noir et instantanément, mon imbécile de cœur s'accélère.

— Je ne savais pas que c'était ouvert la nuit, commenté-je, les yeux rivés sur les lumières parisiennes qui semblent danser juste pour nous deux.

— Normalement il n'ouvre la nuit qu'en été mais je crois qu'ils ont décidé de faire une exception cette année. Tu sais, à cause des supers températures.

Au moment où il en parle, un frisson me parcourt et je resserre mon manteau sur moi. Il a beau faire plus chaud que d'habitude, je suis une vraie frileuse – il m'arrive de me balader avec un plaid en plein été ; Camélia déteste ça.

— Je jouerai bien aux guides touristiques en t'expliquant exactement ce qu'est chaque bâtiment mais je n'ai pas assez bien révisé mon sujet, avoue-t-il finalement en me souriant.

Je fais mine d'être déçue et fronce le nez tandis que nous nous asseyons à même le sol, lui en tailleur et moi avec les genoux repliés contre ma poitrine. La joue appuyée contre mon genou, je ne peux m'empêcher de le regarder. Combien de femmes rêveraient d'être en compagnie d'un tel homme en ce moment-même, à ma place ?

Au moins un million, si ce n'est plus. Soudain, je me sens un peu bizarre, comme si j'oubliais quelque chose...

Que je ne mets pas longtemps à me rappeler.

— Eden... Tu sais pourquoi on est là, finis-je par demander.

Le principal intéressé hoche doucement la tête avec un air légèrement résigné, comme s'il comprenait que je veuille savoir ce qu'il m'avait promis mais que pour autant, il a l'air toujours sur la réserve. Seulement, si le restaurant a réussi à me faire oublier toute cette histoire pendant quelques heures, l'effet de l'adrénaline s'est désormais estompé et il ne reste que la curiosité, qui prend toute la place. Je meurs littéralement d'envie d'en savoir plus sur sa vie, son passé, ses rêves, ses doutes.

Sur lui, tout simplement.

— Maintenant ? Souffle-t-il finalement.

Je lui adresse un regard réprobateur quand je remarque qu'il cherche une échappatoire en regardant si quelqu'un n'est pas en train d'arriver pour nous interrompre et ainsi lui sauver la mise. Il grimace alors quand il comprend que j'ai très bien saisi son petit jeu et se tortille sur place, mal à l'aise.

— Si tu n'en a pas envie, tu n'es pas obligé de me raconter tout ça, finis-je par proposer.

Seulement, Eden n'est pas dupe et la curiosité suinte probablement de chaque foutue cellule de mon visage. Il m'adresse un petit sourire moqueur avant de presser les paupières, las d'avance.

— Je... Il faut que tu promettes de ne pas me juger.

Je ne cesse de le regarder, les lumières de la ville projetant leurs ombres sur nous. J'ai presque l'impression que le monde a arrêté de tourner, que le temps s'est subitement arrêté et qu'il ne reste plus que nous deux sur Terre. C'est une sensation extrêmement étrange.

— Eden, soupiré-je.

— Très bien, très bien. Et tu te souviens qu'après tout ça, tu dois rester ?

Un minuscule sourire prend place sur mon visage.

— Je ne t'abandonnerai pas.

Le temps d'une seconde, il reprend son air moqueur pour chasser les émotions qui se battent dans ses yeux et plaisante :

Gracias.

Moi qui espérais qu'il avait déjà oublié ma bourde du restaurant, on dirait que je me suis trompée. Les joues, une fois de plus, rouges – heureusement qu'il fait nuit –, je lui donne un petit coup dans le tibia du bout du pied. Il se met alors à me sourire puis secoue la tête et quand il me regarde de nouveau, il a soudain l'air infiniment triste.

Il prend une grande inspiration, se tord les mains dans tous les sens et se mordille les lèvres pendant plusieurs minutes.

Dans le long silence qui nous enveloppe tous les deux, j'essaie de ne pas penser à ce qu'il va me dire pour ne pas me faire d'idées. Je repense à ma discussion avec Laura en début d'année quand elle a prétendu qu'il avait probablement fait de la prison. Je repense aussi à Cam qui accepte de jouer les espionnes à mes côtés puis qui essuie mes larmes quand je craque à cause de Thomas, à cause d'Eden. À cause des hommes en général, j'imagine.

Puis je repense à Eden, à notre foutue bousculade à ce bar et à toutes les piques que nous nous sommes lancés au début. Puis je le revois me livrer son premier sourire, notre complicité naissante quand nous sommes allés voler le sapin chez lui, je le vois aussi m'embrasser quand je l'ai aidé à peindre ce sapin, me serrer dans ses bras dans sa voiture après le terrible week-end en Normandie.

Le cœur battant la chamade, j'attends. J'attends qu'il me dise ce qu'il cache depuis le début, ce que j'ai toujours su qu'il planquait bien au fond de lui même.

Plus les secondent passent et plus je me demande si j'ai vraiment envie de savoir. Et s'il avait tué quelqu'un, hein ? Ou encore, s'il m'avouait qu'il m'a menti et qu'il a réellement violé cette fille ? Je suis morte de peur, parce que j'ai peur de m'être trompée sur son compte et d'en réalité ne l'avoir jamais connu.

Soudain, Eden soupire à voix haute et me sort aussitôt de mes pensées en commençant à voix basse, une tristesse infinie dans ses iris :

— C'était le premier jour des vacances d'été, et...

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