Chapitre 2

    EDEN

Je suis quelqu'un de difficile, et il y a énormément de choses que je déteste.

Je déteste le chou rouge, marcher pieds nus et les gens qui se forcent à rire. Quant aux mensonges, aux émissions de cuisine et au bruit de la perceuse, je pense que je les déteste encore plus.

J'espérais sincèrement ne pas haïr cette association. C'est vrai, quel genre de personne pourrait détester un endroit pareil ? Ça pue la joie, ici. Derrière cette porte,  ce n'est que sourires, secondes chances, fraternité et amour en tout genre.

Tout ce dont je n'ai pas le droit.

Quand je suis tombé sur la fille d'hier soir, j'ai cru quelques secondes à une mauvaise blague. Quelle était la probabilité pour qu'une femme me rentre dedans après avoir marché de travers et devienne ma collègue le jour suivant ? Je préfère ne pas calculer, ça risque de m'agacer.

C'était impossible de ne pas la reconnaître. Mêmes yeux en amande, même peau caramel, même cheveux noirs et bouclés, même tâches de rousseur qui parsèment son nez retroussé. Elle avait ce putain d'air innocent et foncièrement gentil qu'ont les gens dont le cœur n'a jamais été brisé.

Je crois que c'est eux, la chose que je déteste le plus au monde. Ceux qui ont eu réellement de la chance de ne pas tomber sur la mauvaise personne au mauvais moment.

Même après avoir nagé presque trois heures, je n'arrive toujours pas à me remettre de mes émotions. Depuis quelques mois, je me suis donné à corps perdu dans mes entraînements, pour rien. Maintenant que je sais que je ne pourrais jamais évoluer dans ce milieu, j'ai l'impression que nager me fait plus mal qu'autre chose.

Alors que je remonte l'avenue qui mène à mon appartement, je sens mon téléphone vibrer dans ma poche. Un coup d'oeil à l'écran suffit pour me rendre un semblant de sourire.

— Salut mec, dis-je en décrochant.

— Alors, cette première journée ?

Je ne peux m'empêcher de me sentir touché que Sacha s'en souvienne. D'un côté, il me semble qu'il n'était pas encore bourré quand je lui ai parlé de tout ça hier soir.

— Catastrophique.

Je suis tenté de lui parler de la tornade brune que je n'étais pas particulièrement heureux de recroiser, mais je me retiens. J'imagine que je suis assez négatif sans remuer le couteau dans la plaie.

— Tant que ça ?

— Pire que ça.

— Aïe. Tu veux que je te dise ? C'est un bon prétexte pour que je vienne dormir chez toi, ça.

Je ne peux m'empêcher de sourire d'un air amusé : je connais mon meilleur ami par cœur, et je sais parfaitement qu'il ne se propose pas par charité. Il a bien des qualités, mais attentionné n'en fait pas partie.

— Laisse-moi deviner : tu t'es engueulé avec Avril ? demandé-je.

Sacha et Avril sont en couple depuis tellement longtemps que j'ai du mal à m'en rappeler. Je crois que ça date de la cinquième, ou quelque chose comme ça ; ou peut-être de la sixième. En tout cas, ils sont tombés amoureux dès la première fois où ils se sont vus. Je l'ai trouvé complètement taré de vouloir apprendre à la connaître – on s'entend qu'à l'époque, elle était déjà particulièrement coriace – mais il s'est acharné, et voilà le résultat. Bon, ils s'engueulent à mort environ tous les quinze jours, mais ça finit toujours par se tasser. Je crois qu'ils s'aiment tellement qu'ils ne savent tout simplement plus comment se le dire.

— Ouais, et pour de la sauce tomate, mec ! N'importe quoi.

— Ah ouais, n'importe quoi, confirmé-je sans pouvoir retenir un sourire.

— Du coup, je peux dormir chez toi ce soir ?

Je fais semblant d'hésiter et m'apprête à accepter, quand j'aperçois un homme au téléphone juste devant mon immeuble.

Sacha, évidemment.

Pourquoi est-ce que je ne suis pas du tout étonné ?

— Tiens tiens, tu n'as pas attendu mon accord avant de ramener ton cul...  Comme c'est surprenant ! dis-je en raccrochant, un sourire moqueur aux lèvres.

— Wouah, moi qui croyais que tu allais me laisser dehors ! s'exclame-t-il joyeusement quand je déverrouille la porte d'entrée.

— Fais gaffe, je n'ai pas encore dit oui.

Il m'adresse un regard las avant de se jeter dans le hall d'entrée, histoire d'être sûr que je ne prenne pas la mauvaise décision. Tout sourire, je lui fait un résumé de ma journée minable dans l'ascenseur avant de nous laisser tomber au plus vite sur le canapé.

— T'as l'air à bout, commente-t-il. Et ça tombe bien, parce que moi aussi. Bière ?

Je n'ai pas le temps de répondre qu'il est déjà en train de se servir dans le frigo. Je pousse un soupir avant de le remercier en décapsulant ma bière.

— Tu sais, si je suis venu jusque-ici, c'est aussi pour te forcer à faire quelque chose, avoue-t-il en prenant une gorgée de sa boisson.

Je rejette la tête en arrière contre le canapé, épuisé. Les phrases qui comportent le mot « forcer », ce n'est pas vraiment pour moi.

En général, les règles, c'est pas pour moi.

— Quoi ?

— Une copine d'Avril fête l'anniversaire d'une de ces copines. Attends non, c'était plutôt l'anniversaire de la cousine de...

— Je m'en fiche.

Sacha m'adresse un nouveau regard las qui m'arrache un sourire.

— Ouais, hé ben je pensais qu'on pourrait s'incruster en faisant mine qu'on voulait te changer les idées, et puis...

— Tu te réconcilieras avec Avril pendant que je jouerai au dépressif ?

Je ne suis pas vexé. En réalité j'aurais peut-être fait pareil, si j'étais à sa place.

— C'est le plan, ouais.

Je pousse un profond soupir.

— C'est un oui ? demande Sacha, la voix emplie d'espoir.

— Ouais, ouais. Mais il va me falloir une autre bière.

Un grand sourire sur le visage, il me plante un baiser sur la bouche en fonçant vers le frigo. Je m'essuie les lèvres du revers de la main en secouant la tête, amusé.

Qu'est-ce que je ne ferais pas pour lui, bordel.

Il y a une chose que j'avais oublié sur la liste des choses que je déteste : s'incruster en soirée.

Après avoir sifflé deux bières de plus sur mon canapé, nous avons finalement décidé de nous préparer. J'ai pris une douche froide de trois minutes – on s'entend que Sacha n'est pas très attentif aux quantités astronomiques d'eau chaude qu'il consomme – avant d'enfiler une chemise satinée bleue marine, fatigué avant même d'y aller. Une fois prêts, nous nous sommes rendus chez la copine d'Avril en taxi après avoir trouvé sa localisation sur son compte Snapchat – j'en ai profité pour désactiver la mienne – et nous sommes engouffrés dans l'immeuble dès qu'un homme en est rentré.

Jusque-là, le plan de Sacha se déroulait à merveille – j'en étais le premier étonné, d'ailleurs.

Une fois dans l'appartement, nous sommes passés totalement inaperçus. À vrai dire, il y avait tellement de monde entassé dans la pièce principale qu'il aurait été quasiment impossible de nous repérer. Il nous suffisait de dire qu'on était les cousins de la copine d'Avril, et puis voilà.

Simple, clair et précis.

Seulement...

— Je peux savoir ce que vous foutez là ?

Pas besoin de me retourner, je reconnaîtrais cette voix entre mille. De toute façon, il n'y a pas beaucoup de personnes qui seraient capables de ficher une telle trouille en une seule phrase ; à vrai dire, je ne connais qu'Avril.

Elle semble purement et profondément hors d'elle. Son visage est rouge jusqu'aux racines de ses cheveux blonds, et elle semble sur le point de nous envoyer son poing dans la figure.

— Tu comprends quoi dans « j'ai besoin d'espace » ?! rugit-elle en enfonçant un index accusateur sur le torse de son petit-ami.

Je crois que Sacha est en train de comprendre qu'il arrive à la partie compliquée de son plan. Personnellement, je trouve ça plutôt amusant. À vrai dire, je les regarde s'engueuler en sirotant mon cocktail.

Pour l'instant, la soirée se passe à merveille.

— Et toi, tu pourrais arrêter de le suivre dans toutes ses conneries ?!

Enfin, c'était drôle quand ce n'était pas dirigé contre moi.

— C'était quoi le prétexte cette fois ?! Laisse-moi deviner : tu avais envie de boire un coup ? Ou pire : tu es déprimé ?

Dans le dos d'Avril, Sacha me fait signe de me la fermer mais je crois que c'est un peu tard. J'hausse les épaules en grimaçant.

— J'aurais dû savoir que je ne pourrais pas avoir quinze secondes à moi, dit-elle en secouant la tête. Vous savez quoi ? Vous n'avez qu'à rester, tiens. Moi je me casse.

Sur ce, elle tourne les talons et se faufile entre les invités. Nous la regardons s'éloigner quelques instants avant que je ne secoue Sacha en m'exclamant :

— Ben cours, qu'est-ce que t'attends ?!

Ça semble le réveiller puisqu'il s'empresse de rejoindre sa copine. Quant à moi, je secoue la tête avant de terminer mon verre cul sec.

D'un côté, je comprends Avril. À chaque engueulade, elle s'enfuit pour prendre l'air mais n'a jamais le temps de décolérer. Sacha s'empresse toujours de venir s'excuser, sûrement trop tôt. Ça part d'une bonne intention, mais il n'a toujours pas compris après huit ans de relation qu'elle a besoin de s'aérer l'esprit avant de régler le souci.

Tout en me remplissant un nouveau verre, je me rends compte qu'une fois de plus, je préfère analyser les problèmes des autres que de m'occuper des miens.

— Pardon ! s'exclame une voix joyeuse en me prenant des mains la bouteille que j'utilisais.

Sourcils froncés, j'aperçois une brune à la silhouette longiligne se remplir un verre et le porter à ses lèvres, tout sourire. Mais une fois que nos regards s'entrechoquent, elle se met à plisser les yeux.

— Excuse-moi ; je peux savoir qui t'es, au juste ?

Son ton n'est pas sec, juste curieux.

— Le cousin de la copine d'Avril.

On dirait un acteur qui récite son texte. Pourtant, j'ai l'impression pendant quelques secondes d'avoir été convaincant quand elle avale une nouvelle gorgée de son breuvage en souriant.

— Le cousin de la copine d'Avril, évidemment, répète-t-elle.

Cette fois, je fronce les sourcils. Je n'ai peut-être pas été si bon comédien, finalement.

— La copine d'Avril, c'est moi. On est en cours ensemble.

La bonne nouvelle, c'est que ce n'est pas mon jeu d'acteur qui m'a trahi. La mauvaise, c'est que je suis cramé.

— Et elle est venue seule, ajoute-t-elle à voix basse en s'avançant vers moi, comme si c'était un secret.

Elle accompagne sa grimace d'un air franchement amusé, comme si ma présence ne la dérangeait pas mais plutôt comme si j'étais putain d'hilarant.

— Alors dis-moi, t'es qui ? Mais je veux la vérité, cette fois.

— Eden.

Je vous l'accorde, c'est la pire présentation du monde. Naïvement, je croyais lui arracher un sourire ; pourtant, c'est tout l'inverse. Ses traits se tendent et elle pose son verre sur la table.

— Eden, comme dans « Eden le gars insupportable qui travaille à l'association et qui est aussi souriant qu'une porte de prison ? »

Aïe.

— Je vois qu'on parle déjà de moi ; c'est super, dis-je d'un air sarcastique.

— Tout ce que je peux te dire, c'est que ma sœur a l'air de beaucoup t'apprécier ! rétorque-t-elle sur le même ton que moi. Tiens, Callie !

Sur ce, elle attrape le bras d'une fille qui passe justement à côté de nous et l'attire vers elle. C'est là que je reconnais aussitôt la petite métisse maladroite du bar et accessoirement collègue bizarre de l'assos'.

Elles sont... Soeurs ?

— Eden, souffle-t-elle en m'apercevant.

C'est la première fois que je l'entends prononcer mon prénom. Il a une connotation bizarre dans sa bouche, comme s'il prenait un nouveau sens. Il n'est plus aussi sec qu'avant ; il est plus doux, plus simple.

Je n'ai qu'une chose à dire : je crois que je deviens fou.

— Ravie de te voir, dit-elle en tendant la main.

Je grimace devant son mensonge flagrant et elle retire sa main aussitôt, pensant sûrement que je me fiche de sa salutation. En vérité, je trouvais ça plutôt amusant – même si je ne salue jamais personne de cette façon.

— Il n'a pas l'air aussi idiot que tu me l'avais dit, déclare la brune en passant son bras autour des épaules de Callisto.

Celle-ci semble morte de honte. Ses joues déjà caramel deviennent littéralement cramoisies, et elle semble vouloir être partout sauf ici. Elle regarde autour d'elle, probablement à la recherche d'un verre.

— En réalité, je suis plutôt intelligent.

Les deux filles me dévisagent, l'une d'un air amusé et l'autre d'un air relativement gêné.

— Est-ce que vous saviez qu'en moyenne, cent personnes s'étouffent à mort avec leur stylo chaque année ? lâché-je.

Seuls deux regards médusés me répondent, et je comprends que ce n'était pas forcément la chose à dire. C'est officiel : j'ai l'air complètement con. Et égocentrique, avec ça.

— En effet, quelle culture ! ironise la brune. Je suis sûre que Callisto se fera un plaisir de te complimenter sur tes capacité intellectuelles. Ciao, l'intello !

Sur ce, elle lance un clin d'oeil à la métisse et disparaît entre les invités. Je me retrouve donc seul face à ma très chère collègue, qui semble toujours mal à l'aise – à mon plus grand plaisir. Au moins, je ne suis pas le seul.

— Elle est toujours comme ça ? demandé-je en pointant du menton l'endroit où était la brune deux secondes auparavant.

— Camélia ? Elle est pire que ça.

Je me mords la joue pour ne pas sourire.

— C'est ta sœur, alors ?

Callisto semble surprise que je lui pose des questions, ce qui me serre le cœur sans que je ne m'y attende. Je crois qu'elle me prend bel et bien pour un sale égoïste – peut-être le suis-je – complètement autocentré. Et même si je refuse de l'admettre, je déteste qu'on ne m'apprécie pas. Fût-un-temps, je faisais toujours en sorte d'être le type gentil que tout le monde aime. Seulement, être gentil, c'est aussi être naïf.

Et ça m'a perdu.

— Oui, répond la brune avec hésitation.

Je suis sur le point de lui faire remarquer qu'elles ne se ressemblent pas du tout, mais je me retiens et les mots meurent sur ma langue sans qu'elle n'ait pu les saisir. Je suis persuadé qu'elle entend ça souvent, et je ne suis pas du genre à appuyer sur ce genre de choses.

— Alors comme ça, une centaine de cons meurent chaque année en s'étouffant avec leur stylo ? reprend-elle, soudainement moins embarrassée.

Ses joues sont toujours colorées mais elle semble déjà plus à l'aise. Elle sélectionne avec soin une bouteille avant de se remplir un grand verre.

— Il paraît, dis-je, toujours sans sourire.

— Tu en connais beaucoup, des trucs comme ça ?

— Des trucs comment ?

Elle boit quasiment la moitié de son verre avant de me répondre, une pellicule humide décorant sa lèvre supérieure :

— Des trucs intelligents que personne ne sait.

À cet instant, je voudrais lui dire que je connais énormément de choses que les gens ne savent pas. Qu'étant petit, ma mère était persuadée que j'étais surdoué alors qu'en fait, j'étais juste curieux de tout. Qu'au lycée, Sacha m'appelait « ta gueule » parce que je connaissais tellement de petites choses inutiles qu'il n'arrêtait pas de me dire de la fermer.

Je pourrais lui dire tout ça, et on pourrait apprendre à se connaître. Oui, ça se pourrait vraiment.

Seulement, je sais que je n'ai pas les capacités de socialiser en ce moment.

— Pas vraiment.

Elle semble légèrement déçue de ma réponse, mais tente de le cacher. C'est assez drôle de se rendre compte que chaque émotion qu'elle ressent se lit sur son visage. J'ai rarement vu quelqu'un d'aussi expressif.

Callisto porte de nouveau son verre à ses lèvres et termine sa boisson d'une traite, ce qui me fait arquer un sourcil.

— Tu bois ça comme du jus d'orange, dis donc.

Son visage se fend d'un sourire qui monte jusqu'à ses yeux.

— C'est parce que c'est du jus d'orange. Je ne bois pas d'alcool.

Je ne peux m'empêcher de me rappeler une certaine anecdote, qu'elle m'a balancé sans raison lorsque nous nous sommes rentrés dedans au bar :

— Pourtant je croyais que tu étais bourrée avec deux bières, l'autre soir.

Vu l'air qui se peint sur ses traits fins, elle est surprise que je m'en souvienne. Surprise, et un peu honteuse.

— J'ai fait une exception, m'avoue-t-elle. J'étais désespérée par mon célibat, parce que c'est nul d'être seule des fois et que quasiment tous mes amis sont en couple. Et puis, Clément et Camélia sont super convaincants quand il veulent. C'est des meneurs, tu vois ? Ah oui, Clément c'est le meilleur ami de Cam ; ils sont grave friendship goals, même des fois un peu trop je trouve. Enfin, aucun des deux n'est très doué pour les relations de couple, c'est dommage. Et sinon, ma copine Émie est contre l'alcool – c'est son anniversaire, ce soir ! – mais elle m'a convaincue de me laisser aller. Parce qu'en fait, je cherchais un plan cul. Mais j'ai pas trouvé.

Elle s'arrête enfin de parler pour reprendre son souffle tandis que je la fixe, abasourdi. Je ne savais pas que c'était possible de débiter autant de mot en si peu de tant, c'est tout simplement... Incroyable. Et déconcertant. Surtout déconcertant, en fait.

— Je vois.

Ce que je vois surtout, c'est qu'elle sait parfaitement que je n'ai quasiment rien compris à sa longue tirade. D'ailleurs, elle semble particulièrement mal à l'aise ; encore plus que tout à l'heure, si c'est possible.

— Bon, ben, bonne soirée, finit-elle par balbutier.

Sur ce, elle s'éloigne si vite que je n'ai même pas le temps de lui dire qu'elle a toujours du jus d'orange sur la lèvre supérieure.

Dommage.

— Tu dors ?

Je garde les paupières closes et me contente d'un grognement, étouffé par mon oreiller. Je suis vraiment KO.

— Tu dors ? répète Sacha un peu plus fort.

— Va te faire foutre ! craché-je en donnant un coup à l'aveugle, toujours sans ouvrir les yeux.

Un petit gémissement retentit alors dans la pièce.

— Ça, c'était mes couilles.

Cette fois, je ne peux m'empêcher d'ouvrir grand les yeux. En effet, mon pote a les mains pressées sur ses bijoux de famille, plié en deux.

— Oh merde, 'scuse... dis-je d'un air désolé.

Sacha me fait signe de laisser tomber, ses mains toujours entre ses jambes.

Hier soir, après ma rencontre avec Camélia – j'ai retenu son prénom, il faut dire qu'il apparaissait souvent dans les histoires de sa sœur – et Callisto, j'ai retrouvé Sacha sur le palier. Il était trempé et complètement décontenancé ; Avril lui avait envoyé un verre à la figure, apparemment. J'ai failli éclater de rire en me rendant compte que son super polo Ralph Lauren était foutu, mais je me suis retenu en voyant qu'il était au bord des larmes – il faut dire qu'il est plutôt émotif, comme gars.

Par contre, je ne sais pas s'il pleurait pour sa copine ou pour son polo.

— Je t'ai préparé le petit-déjeuner, dit-il finalement en se levant.

— Sérieux ?

Sacha me dévisage d'un air amusé.

— Non. Mais ça serait cool, non ?

Je pousse un grognement en lui demandant de dégager poliment – je crois que c'était à peu près : « bouge de là maintenant, je dois aller me doucher ». Il l'a bien pris.

Après une bonne douche, je le rejoins dans la pièce principale. Il est affalé sur le canapé, sa casquette  à l'envers vissée sur sa tête, et il est en train de manger des céréales.

— Au fait... Y'a un truc que j'ai oublié de te dire, dit-il, la bouche pleine.

Je lui fais signe de continuer en fouillant dans le frigo.

— Attends, l'interromps-je. T'as fini le lait pendant la nuit ou quoi ? La bouteille était encore pleine hier soir.

Il hausse les épaules en grimaçant, ce qui m'arrache un soupir.

— Donc, je te disais... reprend-il d'une voix assurée, sûrement pour changer de sujet.

— Tu disais ? complété-je en m'adossant au comptoir.

— Je suis passé voir ma grand-mère, ce week-end.

Je vois à son air que ce qu'il va me dire ne va pas me plaire, mais je décide de laisser durer le suspense et de faire semblant de ne pas comprendre.

— Ah ouais ? dis-je en feignant l'indifférence.

— Ta mère était là.

Voilà donc le problème.

— De mieux en mieux ! m'exclamai-je avec ironie.

Un pli se creuse sur le front de mon ami. Je sais qu'il remarque que chacun de mes muscles est bandé et que la veine dans mon cou a triplé de volume. Il me connaît par cœur et il sait que toute cette histoire, c'est ma corde sensible.

Celle qu'il ne faut pas toucher si on veut éviter de tout faire exploser.

— Elle... commence-t-il.

— Laisse-moi deviner : elle t'a demandé de mes nouvelles ? Ou pire : elle t'a carrément demandé de me supplier de passer la voir ? Mais toujours en cachette bien sûr, parce que c'est trop compliqué de se mettre son putain de mari à dos !

Sacha me fixe, les lèvres serrées. Il remue sa cuillère dans ses céréales, visiblement aussi tendu que moi.

— Tu es égoïste.

Je ne peux m'empêcher d'éclater d'un rire sans joie.

— Mais bien sûr, lâché-je. Tu as toujours été de son côté, pas vrai ? Après tout, dans l'histoire, c'est moi le méchant.

Sacha se lève et se plante devant moi, le regard orageux.

— Je n'ai pas dit ça.

— Non, mais tu l'as pensé très fort.

— Tu sais très bien que je ne pourrais jamais penser ça.

Je soupire en me retournant, les mains à plat sur le comptoir. Je sens la colère bouillonner au fond de moi, qui ne m'a pas quitté depuis plus de trois mois. Celle qui m'habite et qui me tient en vie.

Celle qui me détruit, aussi.

— Parfois j'ai l'impression que tu regrettes d'être resté, répliqué-je finalement.

Je vois dans ses yeux qu'il est blessé et qu'il tente de le cacher. Malgré ses traits tirés, il rétorque très calmement :

— Ta mère ne m'a rien demandé du tout, Eden. Elle a simplement failli pleurer rien qu'en me voyant. Juste parce que tu lui manques, putain.

Je recule d'un pas, à bout de nerfs.

— Et alors ? Elle a fait son choix.

Sacha secoue la tête, visiblement déçu de moi. C'est là qu'il m'assène le coup de grâce :

— Tu as bien de la chance d'avoir encore une mère, et encore plus qu'elle s'inquiète pour toi.

Sur ce, il soutient mon regard quelques instants avant de ramasser ses affaires, qui se résument à sa veste, ses vêtements de la veille et ses chaussures. Il ne prend que quelques secondes à tout enfiler avant de rejoindre la porte, devant laquelle il s'immobilise un instant pour me regarder.

Je sais qu'il attend que je m'excuse, que je revienne en arrière. Que je lui dise que je regrette ce que je viens de dire, et qu'il ne le méritait pas. Seulement, je le pensais. En fait, je le pensais tellement fort que ça me brûlait les lèvres depuis longtemps.

En sortant, il prend bien soin de claquer la porte.

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