Chapitre 19

CALLISTO

— Tu vas payer pour ce que t'as fait à ma sœur, espèce d'enculé !

Sans que personne n'ait le temps de réagir, le blond me pousse sans ménagement et fond sur Eden. Déséquilibrée, je trébuche sur la table derrière moi et m'écroule dessus. Les tréteaux se cassent l'impact et un torrent de boisson s'écoule sur moi, douteux mélange de bière, de jus et de vodka.

— Callisto !

Malgré le choc de tout ce qui vient de me tomber dessus, j'arrive tout de même à garder l'esprit lucide et reconnaît Avril qui, le visage si tendu qu'elle semble au bord de l'explosion, me tend les bras. Sonnée, elle m'aide à me relever sans que je ne demande rien et attrape un rouleau de sopalin qu'elle vide à moitié pour essuyer mon body.

— Mon dieu, mon dieu, mon dieu, répète-t-elle.

Sous le choc d'avoir été poussée aussi brusquement, je mets bien quelques secondes à comprendre que derrière Avril se passe une scène d'une toute autre violence. L'immense blond hurle sur Eden et balance ses poings dans tous les sens pour essayer de le toucher tandis qu'Eliot, sorti de je-ne-sais-où, lui crie de se calmer.

— Comment est-ce que tu peux oser te pointer ici ?! rugit le blond. Comment peux-tu oser me regarder dans les yeux après ce que tu lui as fait ?

— Gabin, calme-toi putain ! hurle Eliot qui a de plus en plus de difficulté à le contrôler.

— Non, je ne me calme pas ! s'écrie celui-ci en se dégageant des bras de celui-ci. Tu sais qui c'est ? Hein, tu sais qui c'est ?

Il est si près d'Eliot que celui-ci le force à se reculer en posant deux mains puissantes au niveau des clavicules du type. Je remarque alors qu'ils se ressemblent beaucoup, que ce soit au niveau de leur chevelure blonde ou de leur carrure. S'ils ne sont pas frères, je parierai qu'ils sont au moins de la même famille.

— C'est lui, l'enfoiré qui a violé Lilia !

Quand je prends conscience qu'il parle d'Eden, je crois que mon cerveau cesse d'être oxygéné. Mon cœur arrête de battre, tous mes membres tremblent et la froideur de la nuit s'empare de moi comme la mort.

— Je ne l'ai pas violée ! se défend Eden, le regard plus noir que je ne l'ai jamais vu. Ton père n'est qu'un sale menteur et Lilia ne...

— Si tu prononces encore une seule fois son nom je te jure que je tue, crache le blond en repoussant Eliot une bonne fois pour toutes.

Et sincèrement, je crois qu'il le ferait.

Complètement sonnée, je repousse les essuie-tout qu'Avril est en train d'utiliser pour essuyer mon body et me rapproche d'eux. Je ne sais pas trop ce que je compte faire ni ce que je ressens mais tout ce que je souhaite, c'est que ça s'arrête.

Tremblante, je me glisse entre Eden et l'immense blond dont j'ai cru comprendre qu'il s'appelait Gabin. Celui-ci me lance un regard plus noir que le ciel de ce soir et lâche, la voix sanglante :

— Bouge de là, petite.

Je ne sais pas quelle mouche m'a piquée, mais je suis comme clouée au sol. Je dois avoir l'air pathétique à me dresser contre un type qui mesure trois fois ma taille et qui vient de m'envoyer dans le décor en moins de deux, mais je crois que je ne réalise pas. J'ai l'impression d'être dans un cauchemar.

Soudain, mon prénom retentit dans mes oreilles et je me fige aussitôt, engourdie.

La voix grave d'Eden est emplie d'une telle douleur et d'une telle honte que j'assiste à tout ça que je me retourne vers lui, désireuse de voir ce qu'il se passe dans ses yeux. Gabin en profite pour me prendre par l'épaule et me pousser sans ménagement sur Avril, qui me réceptionne avec plus ou moins de facilité.

— La peine de mort devrait toujours exister pour les types comme toi, crache alors le blond en tendant les bras vers Eden, le regard fou.

Cette fois, c'est Sacha qui s'interpose. Je remarque que le blond perd de sa superbe et que la colère qui gronde dans ses yeux se mue peu à peu en une peine si intense qu'il semble perdre tous ses repères.

— Dégage de là, lâche-il sèchement.

— Non, rétorque Sacha. Eden a essayé de te dire un million de fois qu'il n'avait pas fait ça.

— Qu'il n'avait pas fait quoi, au juste ? s'exclame alors le blond en se mettant à tourner en rond, une main serrée sur ses cheveux en bataille. Qu'il ne l'a pas manipulée pour la foutre dans son lit alors qu'elle était mineure ? Et que quand elle a refusé, il a...

— Je n'ai rien fait ! le coupe Eden. Ton père a inventé tout ça parce que c'était trop dur pour lui d'accepter que sa petite fille chérie soit tombée amoureuse de moi.

Gabin pointe alors un index accusateur vers Eden et s'avance un peu plus, ce qui pousse Sacha à le faire reculer.

— Et Lilia ? Tu la traites de menteuse, alors ? Tu vois bien, que tu ne l'as jamais aimée !

Je vois dans les yeux d'Eden qu'il souffre, qu'il souffre tellement qu'il a envie de tout brûler. La rage le consume et le tient en vie pour éviter qu'à l'intérieur, son cœur qui pleure le noie.

— Vous avez tous les deux dit ce que vous pensiez alors c'est fini maintenant, finit par conclure Sacha pour apaiser les tensions.

Gabin le pousse très fort par les épaules, aveuglé par la haine et la colère. Derrière lui, Eliot sait qu'intervenir ne sert plus à rien.

Il est incontrôlable.

— Tu as peut-être décidé de croire toutes les conneries qu'il dit mais je ne suis pas aussi dupe que toi, crache Gabin en se tournant vers Sacha. Une fois de plus, tu le suis comme un petit toutou comme tu l'as toujours fait.

— Gabin, arrête, intervient Avril avec un regard sévère.

— Tiens, et voilà miss Granger ! Toujours dans les parages pour défendre son petit oisillon blessé, à ce que je vois.

La confiance d'Avril ne vacille pas et elle continue de se tenir droite, le menton haut et les flammes de la colère qui l'habitent se reflétant dans ses yeux.

— Tu n'es pas aussi idiote que Sacha, je le sais, reprend Gabin d'une voix tranchante. Je sais que tu veux être du côté de la vérité alors par pitié, dis-moi que tu ne le crois pas. Dis-moi que tu sais ce qu'il a fait et que tu ne l'as pas couvert pendant toutes ces années.

La détresse qui transperce la voix de Gabin me cloue sur place. Le souffle se bloque dans ma gorge et mes yeux sont rivés sur cet immense blond, ne sachant plus où regarder d'autre.

— Il n'y avait rien à couvrir, répond Avril d'une voix ferme. Eden est innocent, et Lilia a menti. Si tu ne veux pas ouvrir les yeux, tant pis pour toi ; nous, nous savons qui a fait le coup.

Gabin recule alors, une main sur le front. Il est extrêmement rouge de la racine des cheveux au menton, visiblement galvanisé par la colère et l'adrénaline.

— Comme tu veux. Mais quand il sera en prison, je te jure que je te collerai un putain de procès pour complicité à un acte criminel.

Avril ne semble pas effrayée le moins du monde et répond froidement sans même ciller :

— Tu feras comme tu veux. J'ai bien vu que c'était ton truc, de coller des procès à des innocents.

Sur ce, Eliot intervient et force Gabin à rentrer à l'intérieur. Pendant qu'il tente de le faire entrer dans la véranda, Joachim place ses mains en porte-voix autour de sa bouche et s'écrie :

— Le spectacle est fini, fichez tous le camp !

Les invités, visiblement tous bouleversés par ce qu'il vient de se passer, s'empressent de finir leur verre et de ranger leurs affaires. Bientôt, il ne reste plus que toutes les personnes impliquées dans la bagarre, chacun sous le choc.

— Tu ferais mieux de rentrer chez toi, propose alors Joachim en se tournant vers Eden.

— Ouais, je ferais mieux.

Le brun semble à court d'énergie. On dirait qu'on vient d'aspirer tout ce qu'il restait de vie à l'intérieur de lui, comme les Détraqueurs dans Harry Potter. Mon cœur se brise en constatant que l'étincelle qui brille habituellement dans ses yeux à disparu. Et comme si me rendre compte qu'il est en train de se briser sous mes yeux n'était pas suffisant, il m'achève en se refusant totalement à me regarder. J'ai littéralement l'impression qu'on vient de me poignarder et qu'on enfonce le couteau plus profondément chaque seconde.

C'est une torture.

— Je savais que le cousin d'Eliot n'était pas commode, mais à ce point-là... ajoute Joachim en se grattant la tête.

Eden n'arrive visiblement plus à faire face à la situation et s'éloigne vers sa voiture à grands pas, les poings serrés. Quand Sacha l'appelle, il ne se retourne pas et continue de marcher droit devant lui, la tête haute sans jeter un regard en arrière.

— Quand son avocat va apprendre qu'il a confronté Gabin il va être furax, lâche Sacha en se prenant la tête dans les mains.

— On lui dira exactement ce qu'il s'est passé, le rassure Avril en posant sa tête sur son épaule. Ce n'est pas Eden qui l'a attaqué en premier.

Sacha relève alors la tête, les yeux humides.

— Bien sûr, qu'il l'attaque ! Qu'est-ce que tu ferais toi, si tu croisais le type qui a soi-disant violé ta petite sœur ?

Après ça, plus personne n'ose ajouter quoi que ce soit. Finalement, Joachim se met à ranger brièvement l'extérieur de la propriété avec l'aide de Sacha et Avril se tourne vers moi, tendue comme un arc.

— Je te rachèterai un body, me murmure-t-elle avant de s'éloigner.

Après ça, je reste immobile encore quelques secondes de plus avant de me décider à aller retrouver Eden. J'ai l'impression qu'on vient de me broyer le cœur à la moissonneuse-batteuse et que tous mes repères se sont envolés ; marcher pour rejoindre l'endroit où sont garées les voitures est aussi difficile que courir un marathon un jour de canicule.

Quand je passe devant la véranda, mon regard se pose sur Gabin. Celui-ci est assis sur une chaise, des débris de verre à ses pieds. J'imagine qu'il vient d'envoyer par terre tout ce qui traînait sur le comptoir, puisque celui-ci est désormais complètement vide. Quand il m'aperçoit, il relève la tête et nous nous regardons en silence sans bouger, comme si le moment passait au ralenti. Puis, ses lèvres bougent et je comprends qu'il tente de me dire quelque chose. Et après quelques secondes de concentration, les mots s'impriment douloureusement dans mon esprit :

Il ment.

Pas besoin de lui demander de qui il parle, le message est très clair.

Sans le laisser articuler un mot de plus, je tourne les talons et m'efforce de trouver la porte d'entrée de la maison malgré mes yeux embués de larmes. Complètement chamboulée, j'arrive à retrouver ma petite valise et le sac de voyage d'Eden sans croiser personne et rejoins rapidement l'extérieur, où les trois quarts des voitures ont déjà disparu.

Dont celle d'Eden.

Alors, toute tremblante et avec les bras encombrés des deux sacs de voyages, je me décompose.

Il est parti sans moi.

Eden est parti, et il m'a laissée toute seule ici sans même me prévenir.

Soudain, j'ai tellement de mal à respirer que je suis obligée de m'asseoir sur la marche juste devant la porte. Les larmes dégoulinent sur mes joues sans que je ne cherche à les retenir, complètement désemparée. Et dire qu'en début de soirée, je ne m'étais jamais sentie aussi bien.

Au bout de quelques minutes à évacuer tous les ressentiments qui se bousculent en moi, je finis par renifler et relever la tête, bien décidée à ne pas dormir ici. Si je veux rentrer chez moi et me rouler en boule sous la couette avec Cam pour tout oublier au plus vite, il faudrait peut-être que j'appelle un taxi.

Complètement shootée au chagrin, je prends bien cinq minutes à retrouver mon portable dans ma valise et peine à le déverrouiller, ayant oublié le code sous le coup de l'émotion. Finalement, ma crise de larmes reprend de plus belle et je finis par me forcer à prendre une grande inspiration et à regarder droit devant moi, le cœur battant si fort qu'il manque de se décrocher.

C'est alors qu'en plissant les yeux, j'aperçois une voiture garée derrière le chemin qui mène hors de la maison de campagne. Ayant la chance d'avoir une bonne vue, je reconnais sans trop de peine la voiture d'Eden malgré l'obscurité. Terrifiée à l'idée qu'il lui soit arrivé quelque chose, je me précipite aussi vite que je le peux jusqu'au véhicule en tirant nos bagages comme je le peux.

« Il n'est pas parti » est la seule chose qui me tourne dans la tête quand je pique le plus grand sprint de ma vie.

Arrivée devant la voiture, j'appuie sur le bouton du coffre qui, par bonheur, s'ouvre aussitôt et y balance nos affaires sans réfléchir. Puis je fais le tour de la bagnole et me glisse du côté passager, où je trouve Eden complètement effondré.

Tremblant comme une feuille, les joues humides et le cœur en miettes, il n'ose même pas me regarder. Je ne peux m'empêcher de remarquer qu'il y a un bordel pas possible sous mes pieds, comme s'il avait complètement vidé la boîte à gants sous le coup de colère, de la rage, de la haine.

Ou serait-ce des regrets ?

— Est-ce que tu as touché cette fille ? demandé-je, la voix se brisant un peu plus à chaque mot.

Cette fois, j'arrive à capter toute son attention et il ose enfin poser son regard sur moi. Je n'ai jamais vu autant d'émotions négatives se bousculer dans ses iris d'un bleu-gris d'ordinaire époustouflant et qui ce soir, n'est plus qu'un ciel orageux peuplé de nuages qui pleurent encore et encore, laissant couler sur ses joues toute la pluie qu'ils ont accumulé ses dernières années. Son visage est le parfait miroir du mien, nos larmes se mélangeant sur le cuir des sièges.

Et bien que ce moment soit triste à en mourir, il nous rapproche indubitablement.

— Je suis innocent, finit-il alors par me répondre dans un murmure qui me retourne le cœur.

C'est tout ce qu'il me faut.

J'hoche alors la tête et me penche par-dessus le levier de vitesse pour le prendre dans mes bras. Ses bras immenses et puissants s'enroulent alors autour de moi et il me serre fort, si fort, trop fort comme s'il ne voulait plus jamais me laisser partir.

Dans ma cage thoracique, mon cœur lacère les parois et me supplie de ne pas tomber dans le piège que représente Eden pour ma petite vie bien tranquille. Il est tout ce dont j'ai peur et tout ce dont je m'étais promis de ne jamais m'approcher : une personne froide, renfermée et qui cache ses sentiments à la perfection tel un acteur qui joue le texte qu'on lui a donné. Et pourtant, bien que je sache tout ça, je le serre encore plus fort contre moi et l'embrasse sur le crâne, en larmes.

Parce que je sais que c'est déjà trop tard, et que j'ai Eden dans la peau.

Quand j'ouvre les yeux le lendemain, j'ai l'impression de me réveiller d'un long et impitoyable cauchemar.

Je me frotte les yeux en essayant de me rappeler ce qu'il s'est passé hier soir, mais sans succès. Je ne me souviens que des bras sculptés d'Eden contre moi, de ses larmes qui roulent sur ses joues et glissent sur mes épaules et de nos cœurs qui pleurent tout autant, battant à l'unisson.

Après ça, le trou noir.

Quand j'ai la vue plus claire, je comprends que je suis allongée sur la banquette arrière de la voiture d'Eden, couverte d'un immense sweat kaki grossièrement déposé sur moi. Je reconnais sans peine l'odeur du brun, qui a dû récupérer ce vêtement dans son sac de voyage et me le donner en guise de couverture. Impossible de me rappeler.

En parlant d'Eden, je ne le vois nulle part dans la voiture – et autant dire que j'ai fait rapidement le tour du propriétaire. À l'avant de la voiture, le cuir du siège est chiffonné comme si quelqu'un y était resté longtemps. J'en déduis sans peine qu'il s'est endormi ici après m'avoir déposée à l'arrière de la voiture, galant. J'apprécie le geste.

Un coup d'oeil par la fenêtre m'apprend que nous ne sommes plus garés devant la maison de campagne d'Eliot. À vrai dire, au vu de l'enseigne que j'aperçois assez loin de la voiture, je crois comprendre que nous sommes désormais sur le parking d'une station de service.

Paumée, j'enfile le sweat d'Eden et tente d'aplatir mes cheveux comme je peux avant d'enfiler mes Converse, qui traînent à mes pieds. Crevée, j'écrase un bâillement avant de quitter l'habitacle. La température mordante de janvier me crie de retourner m'allonger et de jouer les belles au bois dormant toute la matinée, mais je sais que ce n'est pas raisonnable.

Il faut que je trouve Eden, et vite.

Tremblante de froid malgré le soleil qui tape sur le béton, je récupère ma petite valise dans le coffre et enfile mon jogging – initialement prévu pour servir de pyjama, mais passons – par-dessus mon collant, camouflée derrière un arbre juste à côté de la voiture. De toute façon, je pense sincèrement qu'aucune personne censée dans ce monde ne voudrait me voir nue et puis, le parking est quasiment désert.

Quand je retrouve mon portable coincé entre une culotte propre et des écouteurs au fond de ma valise, je tente de l'allumer pour prévenir Cam que je suis sur le chemin du retour. Au bout de trois tentative, je me rends à l'évidence : il n'a plus de batterie, et j'ai totalement oublié de prendre un chargeur.

Dépitée, je remballe toutes mes affaires, claque le coffre et coince mes lacets dans mes chaussures pour éviter de les faire avant de me diriger jusqu'à la boutique de la station-service. Le temps d'une seconde, je culpabilise de laisser la voiture ouverte comme ça, puis je me dédouane en secouant la tête et tente de me persuader que personne n'est assez con pour piquer une voiture sans en avoir les clés.

Quand je pénètre à l'intérieur de la boutique, une odeur mentholée me chatouille les narines et je manque d'éternuer.

— Bonjour, lâche alors un type d'une voix groggy confortablement calé derrière une sorte de petit bar.

Il semble peiner à garder les yeux ouverts et heureusement pour moi, ne remarque pas que je suis habillée comme un sac.

Ce qui ne sera probablement pas le cas d'Eden, pensé-je soudain. Bizarrement, je me surprends toute seule en me disant que finalement, ce n'est peut-être pas aussi grave que je le pensais. Au vu de l'état où nous nous sommes vus hier soir, j'imagine qu'on peut difficilement faire pire.

Même si, je dois avouer que j'aurais préféré qu'il évite de me voir dans ce genre de tenue au moins avant le mariage – en tenant compte du fait qu'on veuille se marier un jour, ce qui honnêtement me semble carrément impossible puisque nous...

— Hé, salut.

Je sursaute et fais aussitôt volte-face, une main sur le cœur.

Même si Eden est toujours un homme particulièrement attirant, je suis obligée de me rendre compte qu'il n'a pas bonne mine ce matin. Des cernes profonds soulignent ses yeux bleus-gris et sa barbe commence à repousser un peu n'importe comment. J'imagine qu'il comptait se raser ce matin, si nous n'étions pas partis.

— Salut, soufflé-je avant d'ajouter : Ta voiture n'est pas fermée mais je suis quand même partie parce que je voulais te chercher, enfin tu vois ; j'allais pas dormir toute la matinée même si j'aurais voulu... Enfin bon, ta voiture est ouverte et n'importe qui peut la voler. Voilà.

Il arque un sourcil en esquissant un rictus amusé, puis me glisse de laisser tomber avant de déposer une bouteille de lait sur le comptoir, qu'il règle sans broncher même si le prix est exorbitant.

— J'ai déjà acheté le petit dej' mais j'avais oublié le lait. Tu bois bien ton café avec du lait, hein ? demande-t-il.

Ébahie, je balbutie un « oui » pathétique. Sincèrement, je ne pensais pas qu'Eden était du genre à acheter le petit-déjeuner, à se souvenir de ce que je prends le matin alors que j'ai dû aborder le sujet très rapidement lors de l'un de mes longs monologues, et surtout à tout payer sans que je ne puisse participer.

— Tu veux que je te rembourse ? demandé-je en peinant cacher ma surprise.

— Pas question.

Il récupère sa monnaie et me demande gentiment :

— Tu veux bien prendre la bouteille ?

J'acquiesce et la récupère avant de saluer l'homme qui tient la caisse et de suivre Eden à l'extérieur, qui m'emmène jusqu'à la terrasse sur le côté de la station service. Tandis que je découvre ce qu'il a déjà acheté, il s'éloigne quelques instants pour verrouiller sa voiture avant de me rejoindre.

— Ça te va ? questionne-t-il en s'asseyant en face de moi.

— C'est génial. Comment est-ce que tu as deviné que je mangeais autant, le matin ?

Il me sourit et tend un café noir ainsi que deux pains au chocolat devant moi. C'est peut-être con, mais ça faisait bien longtemps qu'un homme ne m'avait pas acheté le petit-déjeuner. Je me demande même si ça m'étais déjà arrivé, tiens.

— Alors, bien dormi ? demande-t-il en buvant une gorgée de son café.

— Très bien. Tu n'avais pas à me laisser toute seule sur la banquette arrière, d'ailleurs. C'est bien d'être galant mais là, tu as dû y laisser quelques os au passage.

— Ne t'en fais pas, je n'ai pas beaucoup dormi.

Ah.

Je commence à comprendre qu'il a probablement été victime d'atroces insomnies durant la nuit et qu'il a décidé de nous faire un bout de chemin pour nous rapprocher de la capitale.

Au-delà de tout ça, je ne sais pas si c'est le moment d'aborder ce qui s'est passé hier. Pourtant, j'en brûle d'envie et je suis persuadée qu'il le remarque. Ça se voit dans sa façon de baisser les yeux sur sa tasse, comme si elle était mille fois plus intéressante que moi.

Dommage pour toi Eden, mais je commence à te cerner.

— Ce type qui s'en est pris à toi, hier soir... Pourquoi est-ce qu'il te déteste à ce point ?

J'ai à peine terminé ma question que mes joues se mettent à brûler face à l'étincelle qui se met à briller dans les yeux d'Eden. On dirait qu'il est colère, qu'il m'en veut de me poser la question. Il devrait pourtant savoir que je suis probablement l'une des personnes les plus curieuses qui existent sur cette Terre.

— Je vois, tu ne veux pas me répondre, finis-je par rétorquer tandis qu'il me fixe sans rien dire. Très mature, bravo.

Son regard me lance des éclairs. Je crois qu'il regrette de m'avoir acheté le petit-déjeuner.

— Je pense que tu en as assez vu comme ça, réplique-t-il assez sèchement.

— Ouais, hé ben justement. Maintenant que j'ai assisté à tout ça tu pourrais m'expliquer exactement pourquoi est-ce c'est arrivé, non ?

L'espoir fleurit en moi le temps d'une seconde quand il s'essuie la bouche avec une serviette, puis s'évanouit aussitôt lorsqu'il rétorque :

— Non.

Agacée, je mords dans mon pain au chocolat en détournant le regard. Le reste du petit-déjeuner se passe dans une ambiance tendue que je déteste. J'ai l'impression d'être revenue au début de notre relation, quand on ne pouvait pas rester cinq minutes sans tenter de s'écharper. Et encore, à ce moment-là, je ne savais pas qu'Eden cachait ce genre de choses.

Hier soir, certains de ses secrets semblent avoir éclaté et il semble détester cela. J'ai toujours senti qu'il cachait certaines choses derrière cet air revêche et impassible, mais pas une affaire de viol. Il m'a dit qu'il ne l'avait pas fait, et j'ai vu dans ses yeux qu'il y croyait sincèrement.

Mais dans certains cas, une personne coupable ne tente-t-elle pas de se convaincre elle-même qu'elle est innocente des faits dont on l'accuse ? Ça pourrait très bien être son cas. Après tout, il est assez fou pour trimballer une tronçonneuse dans son coffre, voler un sapin à ses propres parents en pleine nuit et avoir un avocat. Tout le monde n'a pas d'avocat, bon sang !

Soudain, le pouce d'Eden touche le mien et je suis aussitôt sortie de mes pensées. Nos regards se croisent alors, le mien empli d'agacement et le sien devenu doux. C'est à n'y plus rien comprendre.

— Je peux presque voir tes neurones chauffer alors s'il te plaît : arrête de penser à tout ça. Tourne la page.

— « Tourne la page » ? répété-je avec un rire jaune. Tu plaisantes ?

— Callisto...

Tout en prononçant mon prénom de sa voix la plus lasse, il se pince l'arrête du nez. J'ai l'impression d'être face à mon père, qui était exaspéré quand je lui demandais pour la cinquième fois en deux jours pourquoi les étoiles de mer vivaient sous la mer.

— Non, je ne compte pas tourner la page Eden. Est-ce que tu te rends compte qu'un type a hurlé devant tout le monde que tu avais violé sa sœur ?

Je le vois serrer les poings en même temps que son regard s'assombrit.

— J'étais là, merci.

— Alors si tu étais là, tu dois savoir que c'était assez violent. J'ai de quoi me poser des questions, non ?

Il sait que j'ai raison mais il a si peu envie de parler de ça, si peu envie de me laisser entrevoir ce qui se cache au fond de lui qu'il secoue la tête. Le message est très clair : il ne se confiera pas.

Et pour ça, je le déteste.

— Très bien, conclus-je en me levant. Tu veux que je te dise ? Après avoir entendu tout ça, je suis encore là. Tu vois une autre personne assise avec toi à cette foutue station-service ?!

Je laisse planer le doute une seconde et attends qu'il entrouvre les lèvres pour lui couper la parole de façon volontaire.

— Hé bah non, il n'y a que moi, alors tu ferais mieux d'être un peu plus expressif sur toute cette histoire sinon je te jure que je vais exploser !

Je vois dans son regard qu'il a envie de mettre de côté la première partie de ma réplique et de se concentrer sur la dernière phrase pour me lancer un petit sourire amusé comme il adore le faire quand je m'énerve brièvement contre lui. Seulement, mes premiers mots existent bel et bien et il n'est pas dupe.

Il sait que s'il joue encore un peu plus avec mes nerfs, je ne vais pas tarder à partir en vrille – voire à partir tout court. Et j'ai beau être naïve, je sais très bien qu'il ne veut pas se retrouver seul. Il est peut-être très peu expressif, mais je sais reconnaître quand quelqu'un a besoin de moi.

Et Eden semble avoir cruellement besoin de moi en ce moment.

— Rassieds-toi s'il te plaît, souffle-t-il d'une voix désemparée en se passant une main dans les cheveux.

Il y crée un épi que je meurs d'envie d'aplatir, mais je me contiens et m'exécute en silence sans me départir de mon regard noir.

— Je sais que tu dois probablement être en train de douter de moi, de ma sincérité et de tout ce que j'ai pu te dire sur moi et sur ma vie. Et crois-moi, je sais très bien que tu es encore là malgré tout ce que tu as pu entendre quand les trois quarts des personnes qui m'entouraient sont parties, elles. Je peux t'assurer que ça compte beaucoup pour moi.

Il a envie de me le dire, je le sais, je le sens. Seulement, il a peur que je le voie autrement. Que mon regard sur lui change, et que je ne le trouve plus aussi beau qu'avant, plus aussi drôle, plus aussi tout.

Je le sais, parce que j'en ai peur aussi.

— Mais si je peux te jurer une chose, c'est que je suis innocent. Je... Cette fille, je l'ai aimée. De tout mon cœur. C'est la seule personne que j'ai jamais aimée, d'ailleurs. Et, je... Je te jure que je n'aurais jamais fait ça à quiconque. Je ne suis pas un enfoiré, ni un monstre, ni un violeur ou un pédophile ou tout ce que certains peuvent dire de moi.

Mon cœur est remonté si haut dans ma gorge que j'en ai mal. Ces dernières années ont dû être terribles pour lui, et je ne peux me faire qu'une idée de tout ce qu'il a enduré. Et maintenant qu'il est entré dans le vif du sujet, je me rends compte qu'il est temps de laisser tomber : il a assez ressassé comme ça.

Ce n'est pas parce que j'ai peur de connaître tous les détails de l'histoire, mais bien parce que je sais que ça lui fait mal de les donner.

— C'est bon, murmuré-je alors.

Ma main touche la sienne sur la table en bois, rassurante. Il l'accepte et nos mains s'emmêlent à la perfection, comme si les trous entre mes doigts avaient justement été créés pour qu'il puisse les combler.

Alors, doucement, un sourire douloureux prend place sur son visage et il se penche légèrement vers moi, me laissant entrevoir de plus près ses longs cils qui chatouillent ses paupières.

— Est-ce que tu savais qu'en France, il n'y a eu que neuf erreurs judiciaires officiellement reconnues depuis que ce foutu système judiciaire existe ? finit-il par souffler d'une voix qui peine à sortir.

Je secoue la tête de gauche à droite, la gorge nouée.

— Hé bien moi, je me bats pour qu'un jour il y en ait officiellement dix. Ou du moins qu'on reconnaisse que dans cette histoire, je n'ai jamais été le menteur.

Face à mon air complètement détruit parce que j'ai entendu, il ajoute en serrant ma main plus fort :

— Promis, un jour t'expliquerai tout ça. Si tu décides de rester, je te promets de tout te dire.

Mon cœur se gonfle de sentiments naïfs, telle une adolescente de treize ans face à sa première déclaration d'amour. Ma mère me tuerait probablement si elle savait que je me tiens à côté d'un type accusé de choses aussi sombres, mais pas moi.

Tout ça, ça ne le définit pas ; ça fait juste partie de lui, maintenant.

— Pour l'instant je n'ai pas vraiment envie de partir, finis-je par dire à voix basse, comme si c'était un secret.

Ses yeux s'illuminent comme jamais je ne les avais vus le faire auparavant puis il conclut :

— Maintenant, on mange et on rentre au bercail.

La suite du petit-déjeuner se passe étonnamment bien. Nous n'abordons plus les sujets qui fâchent et terminons de manger tout ce qu'il a acheté en partageant nos meilleures blagues nulles – je gagne sans aucune compétition. Quand nous rejoignons la voiture, il me prête son chargeur pour que je puisse brancher mon téléphone à l'allume-cigare et alors que je m'installe confortablement à la place du mort, il commente en arquant un sourcil, souriant :

— Au fait, ce ne serait pas mon sweat ?

Je me contente de lui sourire d'un air taquin avant de rabattre la capuche par-dessus mes cheveux bouclés, entièrement entourée de son odeur. J'ai presque l'impression qu'il me fait un câlin et bêtement, je me sens déjà un peu mieux.

Et c'est en songeant à cela que merde, je me rends compte que je commence peu à peu à m'attacher à lui.

Et ça, c'est grave. La dernière fois que ça m'est arrivé ça s'est mal fini et j'ai encore mal rien que de repenser au long processus d'oubli et de reconstruction. L'avantage, c'est que j'ai cru comprendre qu'Eden sait parfaitement ce que ça fait et qu'il ne compte pas s'infliger ça une seconde fois.

« C'est la seule personne que j'ai aimée », a-t-il dit.

Je n'ai plus qu'à espérer qu'il finisse par me laisser une petite place dans son cœur.

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