Chapitre 16
EDEN
— Franchement mec : respect. T'as vraiment des couilles.
J'hausse les épaules en fourrant une paire de chaussettes dans mon sac de voyage. Je sais que c'est une mauvais idée, et pourtant je fonce tout droit dans la gueule du loup. Je dois être fou, ou suicidaire. Ou les deux.
Quand je me retourne pour dire à Sacha que j'hésite finalement à y aller, je le trouve en train de filer discrètement un billet de cinq euros à Avril.
— Je rêve ou t'as parié que je n'oserai pas me pointer chez mes parents pour Noël ? lâché-je en le pointant du doigt, ébahi.
Sacha fait la moue et dit en penchant la tête :
— Pour ma défense, tu m'a répété toute la semaine que si tu allais c'est parce qu'on traînerait ton cadavre.
Je détourne le regard, me rappelant pas vraiment avoir dit ça. Pour autant, je ne le contredis pas parce que je sais que c'est typiquement le genre de choses que j'aurais pu dire. Oups.
— En tout cas, merci Eden : grâce à toi, je viens de gagner cinq euros, commente Avril avec un air taquin.
Je pousse un soupir en jetant un œil dans mon sac pour vérifier que je n'ai rien oublié. Chemise, check ; trousse de toilettes, check ; un flingue, check.
Je tire la fermeture éclair en levant les yeux au ciel, songeant que je ferais peut-être mieux d'en commander un tout de suite sur internet au lieu de faire de l'humour. Je suis persuadé que mon père va m'accueillir avec une batte de base-ball ; voire deux – une dans chaque main – si j'ai de la chance.
Sacha se lève et récupère mon sac qu'il dépose dans l'entrée de ma chambre, un air bienveillant sur le visage.
— Rappelle-toi que si ça se passe mal, tu peux toujours rappliquer chez ma grand-mère. Je suis persuadée qu'elle sera très heureuse de te revoir.
Je secoue la tête en me remémorant toutes les conneries qu'on a pu faire chez lui quand on était petits. À chaque fois qu'on se faisait prendre, j'étais toujours la pauvre victime qui avait été entraînée là-dedans contre sa volonté tandis que Sacha prenait tout pour nous deux. Ça me faisait plaisir de ne pas être le bouc-émissaire, pour une fois.
Je crois que c'est pour ça que Sacha ne s'est jamais plaint de rien.
— En plus, elle aura probablement fait trois dindes, réplique Avril avec un petit sourire.
— Détrompe-toi : elle en a fait quatre, rétorque son petit-ami. Elle me l'a dit ce matin au téléphone.
Avec une pointe de regrets, je me demande le temps de quelques secondes si ce ne serait pas plus simple d'appeler ma mère et de tout annuler avant de filer chez la grand-mère de Sacha, trois rues plus loin.
Puis je me rappelle de sa voix soulagée et touchée quand j'ai accepté de venir, et j'oublie tout le reste.
— Bon, mon pote, on va devoir aller se préparer, dit Sacha en posant gentiment sa main sur mon épaule. Ça va aller ?
— Parfaitement, mens-je.
Il me fait une brève accolade avant de prendre son air le plus sévère.
— Pas de conneries, dit-il en me grondant du regard. Et si ton père pète un câble, tu la fermes et tu laisses couler.
— Je ne vois pas ce qui peut arriver, ajoute Avril d'une voix qui se veut rassurante.
Je leur promet d'être sage et Avril me regarde d'un air fier avant de crier : « câlin collectif ! ». Mes deux amis ouvrent alors leurs bras et m'enferment entre eux deux, réconfortants.
Parfois je me demande sincèrement ce que j'ai fait pour les mériter, tous les deux.
Une fois qu'ils sont partis, je m'abrutis devant la télé pendant une bonne heure. Je sais pertinemment que je ferais mieux de me préparer, mais je n'en ai pas encore la force. Je crois qu'au fond de moi, j'essaie encore de trouver une seule bonne raison de rejoindre ma voiture et de rouler jusqu'à la maison familiale.
Le visage de ma mère s'imprime une nouvelle fois sur ma rétine, me donnant la force nécessaire pour quitter le sofa et rejoindre la salle de bains.
Après une bonne douche, j'enfile mon costume et hésite plusieurs minutes devant la glace quant à la veste. Ça fait un peu trop. Seulement, en imaginant la probable remarque que mon père va me lancer si je ne la porte pas, je me ravise et quitte mon appartement avec mon sac sous le bras, ma veste sur les épaules.
Sur le trajet, je clique sur Défaite de famille et tente de me détendre grâce à la voix d'Orelsan qui me crie « j'déteste les fêtes de famille ». Pour le coup, il n'est pas le seul.
Quand j'aperçois le panneau à l'entrée du lotissement, je ne peux m'empêcher de repenser à la nuit où nous avons volé un sapin avec Callisto. Au souvenir de sa peau douce frôlant la mienne à la piscine l'autre jour, je me sens déjà un peu mieux.
Avant de nous quitter, nous avons échangé nos numéros de téléphone et elle m'a embrassé sur la joue avant de partir de son côté. Je n'ai pas pris ça comme une marque de friendzone, mais plutôt comme un symbole de confiance.
Ses lèvres contre ma joue signifiaient simplement « je te donne le temps que tu voulais », et je n'ai pas pu m'empêcher de l'apprécier encore plus pour cela.
Quand je me gare devant la maison de mes parents, je reste quelques minutes derrière le volant sans bouger. J'observe les rennes lumineux plantés devant le portillon, la couronne de houx sur la porte et les guirlandes sur le toit. Ma mère s'est surpassée, comme tous les voisins d'ailleurs. Quelque part, je crois que j'espérais ne pas voir toute cette mascarade cette année.
Ma mère n'a jamais mis ses guirlandes pour nous faire plaisir, ni à elle qui n'en tirait aucun plaisir particulier ni à moi et Jeremy qui n'avons jamais vraiment trouvé ça important. Elle s'acharne chaque année à faire briller la maison pour se fondre dans le bal incessant des clignotements des guirlandes lumineuses des voisins, qui adorent juger les autres pour tout et n'importe quoi.
En parlant de jugement, j'aperçois madame Schneider m'observer par la fenêtre de sa chambre juste en face de la maison de mes parents. Quand je claque ma portière et lui adresse un signe de main ainsi qu'un sourire narquois, elle s'empresse de tirer les rideaux. Ça ne fait qu'élargir mon sourire moqueur.
Après avoir verrouillé ma voiture, je sors mes clés et m'approche du portillon. Et là, surprise : ma clé n'arrive plus à le déverrouiller. Ils ont fait changer les serrures.
Stupéfait, je me gratte la tête en rangeant ma clé dans ma poche.
Qu'est-ce que je suis censé faire, maintenant ? Sonner, et risquer de tomber sur mon père ? Passer par-dessus le portail comme un voleur ?
— Eden ?
Je sursaute en entendant mon prénom et relève aussitôt les yeux sur la porte d'entrée, qui est désormais grande ouverte. J'aperçois alors une silhouette massive bien connue me regarder d'un air surpris, peut-être encore plus que moi.
Bizarrement, je n'avais même pas pensé que Jeremy pourrait être là ce soir. Quel idiot.
— Wouah, Eden, je... Je ne pensais pas que tu viendrais, dit-il en descendant les quelques marches du perron pour me rejoindre au portail.
— Dis plutôt que tu ne pensais que je ne serais pas invité, répliqué-je, piqué au vif.
Jeremy n'a pas changé, ni son physique ni ses mimiques. Il hausse un sourcil en me regardant du même air qu'avant, cet air qui me disait très clairement que j'étais un sale petit arrogant et qu'il n'était pas impressionné pour un sou.
Inutile de préciser que je détestais cet air.
Tandis qu'il enfonce la clé dans la serrure – on dirait qu'il a eu un nouveau trousseau, lui –, j'en profite pour le regarder plus en détail. Ses joues se sont légèrement creusées depuis la dernière fois que je l'ai vu, ce qui ne l'empêche pas d'avoir l'air en pleine forme. D'ailleurs, il est bronzé et a les dents plus blanches que dans une marque de dentifrice.
Quand il m'ouvre enfin le portillon, je remarque aussitôt qu'il porte un costume trois-pièces bleu marine avec un nœud papillon blanc assorti à sa chemise.
Bon sang, heureusement que j'ai pris ma veste.
— Tu n'as pas changé, déclare-t-il en plissant les yeux.
Il ne regarde pas ma tenue, juste mes yeux. Comme s'il pouvait comprendre quoi que ce soit à ce que je suis devenu en scrutant mes pupilles, tiens.
— Toi non plus.
Il semble prendre ma réplique pour un compliment et hoche la tête poliment avant de monter les marches qui mènent à la porte d'entrée le premier.
— Tu as de la chance ; les autres invités sont déjà arrivés.
— Déjà ? commenté-je en voyant sur ma montre qu'il est à peine dix-huit heures.
— Tu es en retard. Et, euh... On a déjà pris l'apéritif.
Il s'arrête subitement de marcher et me regarde d'un air concerné, comme s'il avait peur que ça me blesse profondément de savoir qu'ils ne m'ont pas gardé de foie gras.
— On ne savait pas qu'on attendait encore quelqu'un, ajoute-il en plissant le front.
Je comprends alors que ma mère n'a prévenu personne de ma venue, ce dont elle ne m'avait absolument pas informé auparavant. Je sens une boule se former dans ma gorge à l'idée que tous les gens dans le salon ne se sont probablement même pas rendus compte de mon absence. Ou peut-être que si mais en tout cas, Jeremy ne me le dit pas.
Mon frère se contente de poser sa main sur la poignée avant de s'immobiliser une nouvelle fois, me fixant d'un air concerné.
— Quoi, encore ? demandé-je, légèrement agacé.
— Ne t'attends pas à être accueilli avec des applaudissements, rétorque-t-il. Ici, tu... Enfin, t'as compris.
« Tu ne fais plus partie de la famille. »
Oui, j'ai très bien compris.
Le cœur battant, je regarde Jeremy ouvrir la porte et pénétrer le premier dans l'entrée, un sourire crispé aux lèvres. Une bonne odeur de nourriture me parvient alors en même temps que des éclats de voix emplies de curiosité :
— Alors, c'était qui ?
—Probablement de la publicité ; ça ne s'arrête jamais, ces trucs-là. Les représentants de commerce sont prêts à nous harceler chaque foutu jour de l'année, c'est quand même fou !
Je retiens mon souffle en posant un pied dans la maison, puis l'autre. Quand les convives m'aperçoivent, ils se taisent tous d'un coup et plus aucun bruit ne résonne dans la pièce à vivre. On dirait qu'ils viennent de voir un fantôme.
Remarque, c'est probablement ce que je suis devenu pour eux.
Un foutu fantôme.
Tandis que Jeremy referme la porte derrière moi, je m'efforce de ne pas me décomposer face à la vingtaine de regards braqués sur moi.
— Comment oses-tu... ?! rugit soudain une voix.
Mon père avance vers moi à grands pas, le visage rouge de colère. Il serre si fort le torchon qu'il tient dans ses mains que j'aperçois ses jointures devenir blanches à vue d'oeil.
— Maman l'a invité, intervient Jeremy.
Je ne sais pas si je dois le remercier d'oser parler à mon père quand il est dans cet état ou lui en vouloir de jouer les balances. D'ailleurs, je n'ai pas le temps de me poser réellement la question puisque ma mère quitte la cuisine et rejoint tout le monde dans l'entrée.
— Brigitte, je t'en supplie, ne me dis pas que tu lui as proposé de venir, dit mon père en se tournant vers elle.
Malgré son léger maquillage qui la rajeunit, elle prend dix ans en une seconde rien que sous le regard puissant et dangereux de mon père. Elle se fait toute petite, n'assumant visiblement plus son choix.
Je savais que je n'aurais pas dû venir.
Je suis sincèrement en train de songer à m'enfuir sans rien ajouter de plus quand mon père se tourne vers moi sous les yeux du reste de ma famille, qui retient son souffle. On dirait qu'il regardent un film à suspense et je prie pour n'être que l'acteur secondaire, celui qui se fait tuer dès le début du long-métrage et dont on oublie aussitôt l'existence.
— Tu n'aurais jamais dû te pointer.
La voix de mon père claque comme un fouet, mais je ne me démonte pas.
— On m'a demandé de venir, alors je suis venu.
— Tu n'es pas le bienvenu ici, renchérit mon père.
Je détourne le regard, les entrailles remuantes. Bon sang ; je savais que ça serait dur, je le savais très bien. Mais pas à ce point-là.
— Papa... dis-je à voix basse.
— Je ne suis pas ton père ! s'écrit-il en jetant son torchon par terre. Je n'ai qu'un fils et il est derrière toi !
Je jette un regard à Jeremy, qui se balance d'un pied sur l'autre avec un air mal à l'aise. Il s'excuse du regard, mais j'ai l'impression que ce n'est pas sincère. Je suis presque sûr que ça lui plaît, d'être devenu fils unique aux yeux de mon père.
— Philippe, intervient ma mère en posant une main sur son épaule. Eden est là maintenant, alors il va rester.
— Si tu crois que je vais laisser ce putain de violeur rester chez moi une minute de plus tu...
— Philippe !
Dernière péripétie du film. Famille entière qui attend la chute avec impatience. Et moi, qui espère n'être que le personnage secondaire du film.
Celui qui meurt en premier et dont tout le monde oublie l'existence.
— Très bien, lâche mon père en me fusillant du regard. Mais au moindre souci, à la moindre remarque...
J'aperçois la main de ma mère se resserrer sur son épaule, signe qu'elle lui demande silencieusement de ne pas insister. Le message semble passer plus ou moins bien du côté de mon père, qui se contente de conclure d'une voix emplie de ressentiments :
— À la moindre connerie, j'appelle les flics.
Je crois que je manque de vomir la salade de tomates qu'Avril m'a forcé à avaler ce midi quand le regard de mon père glisse sur ma cousine, qui a treize ans.
C'est là que je comprends pour de bon que pour lui, le fils qu'il a connu est mort et a été remplacé par une pâle copie qui tente de gérer ses démêlés avec la justice.
Les minutes suivantes sont troubles. Le cœur remonté jusque dans la gorge, je m'assied à la dernière place de libre et garde les yeux rivés sur mes chaussures tandis que ma mère me remplit une coupe de champagne à laquelle je ne touche pas même plusieurs minutes après. Ma famille se remet à discuter peu à peu, marchant visiblement sur des œufs.
Je suis persuadé que ça les contrarie beaucoup de ne plus pouvoir échanger leurs ragots à propos de moi, maintenant que je suis là.
— Dis, petit, tu peux me passer la bouteille d'eau s'il te plaît ?
Les mains jointes sur la table, je me contente de presser les paupières en espérant être partout sauf ailleurs. J'ai hâte qu'ils se décident à ouvrir les cadeaux pour que je puisse m'enfuir sans que personne ne se rende compte de rien, tous trop occupés à déchirer le papier cadeau qui emballera leurs présents.
Je sursaute alors qu'on me touche l'épaule et redresse aussitôt la tête, aux aguets. Je remarque alors que toute la table me fixe en silence, la main de ma grand-mère tendue vers moi.
— Bon sang, est-ce qu'il est devenu sourd ? râle-t-elle en voyant que je ne bouge pas.
Elle me parle. À moi. Merde, Eden, quelqu'un te parle ici !
Surpris, j'empoigne la bouteille d'eau et me penche pour la déposer dans sa main. Elle grogne alors un merci en me lançant un petit sourire et remplit son verre à ras-bord, toujours dans le silence général. Puis, son regard balaie la tablée et elle lâche :
— Roh, ça va ; il n'a pas tué quelqu'un, non plus.
Je crois que je suis bien le seul à sourire.
La suite du repas n'est que douleur pure et intense. Chacun raconte sa vie et j'apprends au passage que mon frère a été cinquième de son immense promotion de médecine cette année, que ma cousine va partir en voyage en Angleterre avec sa classe dans quelques semaines et que mon oncle vient d'acheter une maison.
Je ne savais même pas qu'il voulait déménager.
Mon père ne m'offre même pas un regard et tente de donner l'illusion que tout va parfaitement bien. Pourtant, il ne trompe personne ; il n'ose même pas regarder ma mère dans les yeux tant il est énervé et garde le poing serré autour de sa serviette de table, faisant mine de s'intéresser à la discussion à propos des cours de yoga de ma tante.
Quant à moi, je me contente de manger ce qu'on me donne – rectification : ce que ma mère me fait passer avec son air le plus coupable – et garde les lèvres scellées l'une contre l'autre, me demandant ce que peuvent bien faire mes amis en ce moment.
J'imagine très bien Avril et Sacha attablés avec la grand-mère de mon pote, seuls tous les trois. Comme le veut la tradition, après s'être gavé de dinde farcie et avoir mangé de la glace à la pistache au dessert, ils vont probablement choisir l'un des bêtisiers nuls qui passe le soir de Noël et rire en se moquant des différents extraits. Sincèrement, je suis sûr qu'ils s'amusent comme des petits fous et que la prochaine fois que je les verrais et que je leur demanderai comment cette soirée s'est passée, ils seront tous contents de me raconter à quel point c'était reposant et agréable. Puis, comme je les connais par cœur, ils échangeront un regard entendu et changeront de sujet avant de trop en rajouter, par peur d'enfoncer le couteau dans la plaie pour moi.
Adorables, comme toujours.
Quant à Callisto, je me demande où est-ce qu'elle peut être. Probablement chez ses parents, dans une immense maison avec des enfants qui courent et qui crient des chants de Noël ridicules en vissant des bonnets rouges sur leurs têtes décoiffées. Puis, Camélia et Callisto iront aider leur mère pour faire le service dans la salle à manger et dégusteront de la bûche glacée en partageant leurs meilleures blagues, rendant hilare la tablée entière.
Discrètement, je sors mon téléphone de ma poche et clique directement sur le contact de la métisse, qui ne m'a encore jamais servi. Les doigts suspendus au-dessus du clavier, j'essaie de trouver les bons mots pour lui dire que merde, je pense à elle.
Coucou, je...
J'appuie aussitôt sur effacer en secouant la tête. « Coucou » ? Je ne dis jamais coucou, c'est beaucoup trop joyeux comme approche. Et naïf.
Salut Callie, il se trouve que c'est Noël alors bah... Joyeux Noël.
Je me mords la joue en effaçant ma phrase de nouveau. Que ce soit au niveau du surnom que je n'ai encore jamais employé avec elle ou la phrase complètement nulle qui suit, strictement rien ne va.
Pourquoi est-ce si compliqué de dire ce qu'on ressent vraiment alors que des milliers de mots existent pour les décrire ?
Un soir, juste avant de m'endormir, mon grand-père m'avait raconté une information comme il le faisait toujours. Il m'avait expliqué que certaines personnes souffraient d'alexithymie, un trouble qui consiste à avoir de la difficulté à décrire ses sentiments aux autres. Je me rappelle lui avoir dit que c'était bizarre de décrire cela comme un trouble puisque j'avais l'impression que tout le monde avait du mal à dire ce qu'il ressent, sauf les mecs super courageux dans les films qui font des déclarations géniales en trouvant parfaitement les mots que leur moitié rêve d'entendre depuis toujours.
Mon grand-père m'avait alors dit que c'est le fait de chercher ses mots qui les rend encore plus beaux. Et à cet instant j'aurais tellement, tellement voulu qu'il ait raison.
Je suis en train de me dire que je ferais mieux de l'appeler directement quand mon oncle s'exclame soudain :
— Les enfants, je crois que j'ai entendu des clochettes ! Ça doit être le traîneau du Père Noël !
Et dans un joyeux brouhaha, tous mes petits cousins et cousines s'enfuient dans la chambre d'amis et les adultes commencent tous à s'affairer pour déposer les cadeaux au pied du sapin. Quant à moi, je débarrasse la table et fais mine de ne pas exister pendant que tous les parents se dépêchent de tout préparer.
Adossé au buffet, je regarde Jeremy aider mon oncle et me rends soudain compte qu'il n'est pas venu avec sa prétendue fiancée dont il n'arrêtait pas de parler l'année dernière. Je me demande bien où est-ce qu'elle est passée, tiens.
— Ah, te voilà mon petit ! dit soudain ma grand-mère en se postant à côté de moi.
Je ne peux m'empêcher d'esquisser un sourire tandis qu'elle me tapote gentiment la joue.
— Salut, mamie.
Elle regarde tout le monde s'affairer en croisant les bras tandis que moi je la regarde, elle. Elle a les mêmes yeux que moi, les lèvres fines et la peau striée de rides qui forment des arabesques sur ses joues, son front, son cou et ses bras. Je me rappelle encore des parties de Scrabble interminables qu'on faisait avec elle et Jeremy quand on allait goûter chez elle, étant petits. On se plaignait toujours, mais au fond on adorait.
Et on la laissait toujours gagner, parce que sinon elle était de mauvaise humeur et refusait de nous faire réchauffer des gaufres.
— Au fait gamin, tu sais pourquoi est-ce que personne ne veut te causer ? questionne-t-elle soudain en me pinçant gentiment le bras. On dirait que tu as la peste, c'est pénible.
Les yeux humides, je passe un bras autour de ses épaules. Elle ne se dégage pas.
— Je ne sais pas non plus, murmuré-je.
— C'est une vraie bande de cons, Robert. Ne fais pas attention à eux.
Elle laisse reposer sa joue sur mon bras tandis que je cligne des paupières pour chasser mon émotion, touché. Sa maladie progresse et ça y'est, et elle ne se souvient plus de mon nom ni de qui je suis réellement et ce que j'ai pu faire. C'est pour cela qu'elle m'adresse encore la parole.
Parce qu'elle a oublié tout ce dont on m'accuse.
Je ne croyais pas que ça me ferait si mal.
Quand l'heure des cadeaux sonne, tous les enfants se précipitent dans le salon et courent chercher leurs chaussons respectifs. Quant à moi, je recule encore un peu plus pour laisser les parents prendre leur marmot en photo sous toutes les coutures et me contente de les regarder ouvrir leurs paquets, les yeux remplis de joies et des sourires scotchés sur leurs visages.
— Hé, Eden, souffle soudain mon frère en s'approchant de moi.
Je croise les bras sans quitter mes petits cousins des yeux, tendu.
— J'ai un cadeau pour toi.
Troublé, mes bras se décroisent d'eux-mêmes et retombent mollement le long de mon corps, me laissant la bouche ouverte.
— Que... Jeremy, non, répliqué-je alors qu'il me tend une enveloppe.
— Arrête Eden, on sait tous les deux que tu en as besoin, répond-il d'une voix ferme en la plaquant contre mon torse. Papa s'est rendu compte que maman payait toujours tes frais d'avocat en douce et il était furieux. Alors prends ce putain de chèque et utilise-le à bon escient.
J'ai l'impression qu'on vient de prendre mon cœur et de le jeter par terre avant de le piétiner, cent fois, mille fois, encore et encore.
La dernière chose que mon père m'ait dite quand l'enfer m'est tombé dessus, juste après m'avoir crié que je ne faisais plus partie de la famille et que je n'étais qu'un sale gosse violent et dangereux, c'était qu'il paierait mes frais d'avocat et qu'il ne voulait plus jamais entendre parler de moi. Le lendemain, il engageait Maître Roussel – qui est l'un des meilleurs de la capitale, d'où son cabinet de luxe – et me claquait la porte au nez pour ne jamais la rouvrir. Seulement, j'imagine qu'il a dû entendre parler de la réouverture de procès et que c'est trop pour lui.
Si seulement il savait à quel point c'est pire pour moi.
La bouche entrouverte, mes doigts se crispent autour de l'enveloppe que je fixe sans rien dire.
— Où est ta fiancée ? finis-je par demander.
Jeremy me fixe sans rien dire, nos deux regards miroirs l'un de l'autre. De la même couleur, emplis de la même douleur de se retrouver en face de son frère tout en étant devenus des étrangers assaillis de ressentiments.
— Partie.
C'est tout. Il n'ajoute pas un mot, pas une explication.
— Et la maison d'architecte que vous faisiez construire ? questionné-je, la voix cassée.
J'ai mal pour lui. Je sais ce que ça fait de se faire abandonner, et je lis dans ses yeux que c'est ce genre de scénario qui est arrivé.
— Elle a été terminée, et je l'ai vendue. Point.
Il se frotte le menton en fermant les yeux quelques secondes, puis se tourne de nouveau vers moi. Je remarque au passage qu'il a retiré le veston qu'il portait sous sa veste et desserré son nœud papillon, les yeux embués. Il souffre, et le pire c'est qu'il n'arrive plus à le cacher.
Et ça le tue de ne plus réussir à donner le change.
— Je suis désolé, soufflé-je. Tu mérites mieux que ça.
Il secoue la tête, un sourire sans joie accroché à ses lèvres charnues.
— Bah, je m'en sors très bien. Tu es plus mal en point que moi.
Je ne peux m'empêcher de soupirer en détournant les yeux sur les enfants, qui arrivent à la fin du déballage des cadeaux. Ils semblent déçus que ça n'ait pas duré plus longtemps, les pauvres.
Quand à moi, je serre si fort l'enveloppe entre mes doigts que ça me fait mal.
— Ça c'est clair. Je vais retourner devant le juge et je vais probablement y passer, cette fois.
Jeremy ne répond pas, ce qui me pousse à ajouter d'un ton amer :
— J'imagine que ça t'arrange bien.
Mon frère braque alors son regard sur moi, le visage fermé. Je ne sais pas s'il est vexé que je puisse penser ça de lui ou déçu que j'ai pu lire aussi facilement dans son jeu.
— Tu crois vraiment que je me réjouis de ce qui t'arrive ? lâche-t-il. Contrairement à ce que tu crois, j'ai un cœur et je déteste cette situation. Cette fille a détruit notre famille, et ça me fait au moins autant de peine que toi.
Je ne retiens que la dernière phrase, le cœur au bord des lèvres.
— « Cette fille » ? répété-je en bégayant à moitié sous le coup de la surprise. Je croyais que dans l'histoire c'était moi, l'enfoiré.
— Tu as été acquitté.
— Non, ma peine a été commuée en travaux d'intérêts général.
Jeremy secoue la tête.
— C'est quasiment pareil.
— Pas du tout. Aux yeux de la loi, je suis toujours coupable. J'ai simplement sauvé mon petit cul grâce à avocat un peu plus doué que la moyenne et à un juge sympa et j'ai sauté la case prison.
Un goût amer sur la langue, j'ajoute doucement :
— Et aux yeux de papa aussi, je suis toujours coupable.
Jeremy se contente d'hocher la tête d'un air peiné. Je ne pensais pas qu'il se sentait aussi mal pour moi. Je crois que... Je crois que je l'imaginais en train de se nourrir de ma détresse pour avancer. Je pensais sincèrement qu'il était du genre à trouver la citation « tout seul on avance plus vite mais à deux on avance plus loin » complètement surfaite.
— Il finira bien par se rendre compte que ce n'était pas ta faute.
L'espoir s'échappe de ma poitrine et afflue dans mes veines, douloureux, possiblement meurtrier. Le cœur battant, je lâche :
— Alors tu me crois ?
Jeremy regarde mon petit cousin brandir le carton de sa nouvelle voiture télécommandée vers son père, le visage fermé et les bras croisés sur son torse.
— J'ai envie de te croire, tout simplement parce que je suis persuadé que tu n'es pas assez con pour mentir sous serment.
Sans que je ne puisse le retenir, un sourire m'échappe et je suis carrément obligé de porter mon poing à ma bouche pour le masquer.
Il me croit. Quelqu'un me croit. Jeremy me croit.
Et pour la première fois depuis plus de six mois, je peux enfin respirer.
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