Chapitre 12

EDEN

— Vous n'êtes qu'une bande de nuls !

J'attrape ma serviette et m'essuie le front avec sans trop écouter le coach, encore galvanisé par l'adrénaline.

— Ce n'était qu'un match amical, je veux bien l'entendre, mais vous vous êtes fait la-mi-ner. J'ai rarement vu une équipe aussi éclatée !

Sur le dernier mot, nous étouffons tous un rire. À la fin de chaque entraînement, le coach insiste pour que nous lui apprenions un mot de 'djeuns' – spoiler : ne jamais prononcer ce mot si vous voulez bel et bien avoir l'air jeunes. Nous ne pensions pas qu'il se mettrait véritablement à les utiliser mais honnêtement, je dois dire que ça m'amuse. Ce qui ne semble pas être son cas, vu le regard noir qu'il nous lance.

— Si vous jouez aussi mal quand la saison aura commencée, on se fera éliminer dès le premier match. Et je vous préviens : j'ai perdu en finale l'année dernière, et j'ai parié exactement cent vingt balles sur notre victoire cette année. Alors si on perd 1) je vous haïrais et 2) je suis ruiné. À vous de voir si vous voulez vous réveiller avec une testicule en moins le lendemain du match.

À la suite de ce petit discours fort sympathique, nous retournons tous dans les vestiaires.

Je dois dire que je ne regrette pas du tout d'avoir postulé à cette équipe. Les joueurs sont plutôt sympas et honnêtement, ça me fait du bien de ne pas être seul trop souvent ; j'ai même doublé mes heures de bénévolat à l'association et je viens m'entraîner ici quasiment trois fois par semaine. Je croyais qu'être seul était la meilleure chose à faire pour éviter de faire porter ses problèmes aux autres mais j'avais tort.

Quand on est entouré, nos problèmes ne se transfèrent pas aux autres. Ils deviennent simplement moins lourds à porter.

Après une douche rapide, je vide mon casier et enfile mes baskets. Levi et Eliot me rejoignent pour se chausser à leur tour, suivi de près par Joachim – qui, surprise, porte ses deux chaussettes cette fois.

— Le coach me casse les burnes à nous hurler dessus tout le temps, râle Levi. On est venus pour décompresser, par pour se faire engueuler.

— On s'en fout, mec, rétorque Eliot. Tu veux que je te dise ? Ça nous fait même une excuse pour sortir se changer les idées.

Je secoue la tête, souriant.

— Et tu proposes quoi ? demandé-je.

— Un truc qui ne concerne ni l'alcool ni la beuh s'il te plaît, intervient Joachim en claquant la porte de son casier. La dernière fois que j'ai voulu tester j'ai failli me noyer  à cause des vagues.

— Des vagues ? En plein Paris ? lâché-je en arquant un sourcil.

Eliot s'approche alors de moi avec un sourire joueur et me donne une grande claque sur l'épaule.

— Hé bah voilà, j'ai eu une idée de dingue, déclare-t-il simplement.

J'échange un regard avec Joachim, qui semble tout aussi paumé que moi. La dernière fois qu'Eliot a eu une idée de génie c'était lundi dernier et il a essayé de draguer Rose, la sœur de Levi. Sans vouloir vous spoiler la fin de cette histoire hilarante, il s'est pris un vent. Et un poteau, parce qu'il s'est retourné un peu trop vite.

Croyez-moi, il faisait moins le malin.

— Ma grand-mère a une maison en Normandie, dans la baie de Somme. Il pleut souvent et c'est dans un village paumé mais je vous jure que c'est vraiment super cool.

— C'est vrai que ça fait rêver, là.

Levi se mange un regard noir qui le fait aussitôt sourire.

— Et même si la mer est gelée, elle est accolée à la maison – d'où la mauvaise expérience de Jo'.

C'est à ce moment-là que je me rappelle que Joachim et Eliot sont amis depuis plus de deux ans, et donc qu'ils ont déjà dû aller ensemble sur la côte.

— Je vais m'organiser avec ma grand-mère pour qu'on se fasse un putain de week-end là-bas. Mon cousin voudra sûrement incruster ses potes et sa meuf mais ça pourrait être super cool d'y aller tous ensemble juste après le match, non ? Si on gagne on fête notre victoire et si on perd, on se console entre potes. Alors, vous en dîtes quoi ?

Ils continuent de parler de ce projet en quittant la salle, visiblement tous les trois enthousiasmés. Personnellement, même si je les trouve sympas, je ne sais pas si je suis encore assez à l'aise pour partir un week-end entier dans une baraque isolée du monde rien qu'avec eux. S'ils invitent beaucoup de monde, je devrais réussir à incruster Sacha et Avril. Au moins, je serais peut-être un peu plus détendu. De toute façon, je suis persuadé qu'Eliot n'arrivera jamais à convaincre sa grand-mère. Quelle personne censée laisserait ses petits-enfants faire une immense fête dans sa maison de vacances ?

Pas la mienne, en tout cas.

Après les avoir salués, je jette un coup d'oeil rapide à ma montre avant de me mettre en route. J'ai déjà été en retard l'autre fois alors aujourd'hui, je ferais tout pour que ce ne soit pas le cas.

Quand j'arrive à destination, je suis une fois de plus émerveillé par l'allée de graviers blancs qui mènent aux immenses portes tambour dorées. De dehors on pourrait penser qu'il s'agit d'un hôtel cinq étoiles, pas d'un cabinet d'avocats.

D'un côté, ça m'arrange que tous les gens qui passent devant le cabinet ne se doutent pas de ce que je vais y faire. C'est déjà assez douloureux comme ça d'être replongé là-dedans sans avoir besoin de sentir les regards inquisiteurs des passants sur moi.

Une fois à l'intérieur, je prends le temps de m'asseoir dans la salle d'attente cette fois. Je ne peux m'empêcher de regarder les gens autour de moi, me demandant pourquoi ils sont là. Un divorce, une affaire d'argent ou comme moi, quelque chose qui détruit bel et bien des vies ?

Tout ce que je sais, c'est que nous sommes tous pareil. Ils font mine de ne pas regarder le nouvel arrivant – c'est-à-dire, moi – mais je remarque leurs regards en coin quand je sors mon téléphone. Comme si j'allais dégainer un flingue, je vous jure.

Un coup d'oeil à mon écran m'apprend que j'ai reçu plusieurs messages d'Avril. Déjà un peu angoissé, je réprime un sourire et clique sur sa photo de profil – elle qui me regarde avec de gros yeux comme si j'avais fait une bêtise. Si je me rappelle bien, j'avais vraiment fait une connerie ce jour-là – oups.

Avril : Bonne chance Eden. Tout va bien se passer et surtout, ne t'emporte pas.

Avril : on va la saigner cette blondasse de mes couilles !!!!!!!

Avril : Pardon, c'était Sacha *sigh*

Je me sens déjà mieux.

— Eden Cordier ? demande soudain une voix.

Je relève la tête et reconnais la réceptionniste de la dernière fois, qui m'adresse un sourire chaleureux.

— Je suis là.

C'est bête mais je me suis senti obligé de répondre même si je sais qu'elle m'avait déjà vu. Elle hoche alors la tête et m'annonce que Maître Roussel m'attend dans son bureau avant de m'indiquer le chemin. On dirait que l'assistante asiatique qui avait l'air aussi gentille qu'un Pitbull en colère a disparu. Mince.

Après avoir pris l'ascenseur, je m'efforce de me rappeler ses indications et retrouve le bureau sans problèmes. Heureusement, j'ai toujours eu une bonne mémoire visuelle et un sens de l'orientation qui ne me trahit jamais – quoique je devrais éviter d'avoir confiance en mes supposés dons, nous savons tous comment ça s'est fini la dernière fois !

En frappant à la porte, je sens mon cœur accélérer de nouveau. Ce n'est rien comparé à la dernière fois car aujourd'hui je sais à quoi m'attendre, mais j'ai tout de même l'impression qu'on tire sur mes nerfs pour tester leur élasticité.

Quand j'entends un « entrez » sonore je pénètre à l'intérieur, raide comme un piquet.

— Bonjour, dis-je poliment.

— Vous êtes pile à l'heure, c'est parfait, s'exclame aussitôt Maître Roussel.

Bon, hé bien j'imagine qu'on va se passer des salutations.

— Je n'ai pas eu le temps de vous prévenir à l'avance car ça s'est décidé ce matin mais j'ai réussi à obtenir une concertation avec la partie adverse avant une quelconque réouverture de procès. Si nous nous mettons d'accord pendant ce rendez-vous...

— Il n'y aura pas de procès ? complété-je.

Il hoche la tête et je sens mon corps se bander encore plus. J'aurais presque préféré qu'il me rembarre tout de suite en m'annonçant qu'un procès était inévitable, qu'il n'allait pas pouvoir me sauver le cul et que j'allais finir sous les barreaux dans moins d'un mois. Au moins, je n'aurais pas eu ce putain d'espoir qui gonfle dans ma poitrine.

Parce qu'une déception, ça peut vous détruire. Mais une déception doublée de faux espoirs, ça, ça peut tuer quelqu'un.

— Il est là, déclare-t-il en jetant un œil à son téléphone.

— Maître Jean vous prévient avant de monter ? demandé-je, surpris.

— Non, j'ai demandé à mon assistante de le faire. C'est un vrai requin, ce type.

Je tente de lui envoyer un sourire mais seule une grimace déforme mes traits. Je crois que je ne peux tout simplement pas sourire en ce moment.

Soudain, deux coups secs retentissent à la porte et celle-ci s'ouvre en grand sans même que quiconque dans la pièce n'ait donné son accord. Je découvre alors Maître Jean, qui me toise d'un œil encore plus mauvais et cruel que d'habitude et dont les cheveux ont encore blanchi depuis la dernière fois. Derrière lui, j'aperçois furtivement une silhouette masculine. Je pense tout d'abord avoir rêvé, puis...

— Vous ne m'aviez pas dit qu'il serait là.

Monsieur Antar boutonne l'unique bouton au milieu de sa veste bleue marine griffée Armani, me fixant d'un regard si perçant que j'ai l'impression d'être foudroyé sur place. Le voir fait remonter en moi des souvenirs douloureux et je le vois me hurler dessus, renverser la table sur moi et me poursuivre dans l'allée de jardin.

J'en ai des sueurs froides.

Puis, alors que j'ai l'impression d'être au plus mal, une chose à laquelle je n'avais pas encore pensé me vient à l'esprit. S'il est là, alors est-ce que...

— Je n'en ai pas eu le temps. Allez, mettons-nous au travail, tranche Maître Jean en prenant place sur l'une des chaises sans même y être invité.

Alors que monsieur Antar referme la porte, mon cœur se calme un tout petit peu. Il n'y a que lui.

Ce qui, en soi, est déjà bien assez.

En face de moi, monsieur Antar s'assied en relevant le menton et en gardant le dos droit. Je sais sans même affronter son regard défiant qu'il tente de me montrer qui est le chef. Il n'a toujours pas compris que je n'avais jamais cherché à l'être.

— Comme décidé à la dernière minute, nous avons décidé de tenter ici une médiation contractuelle pour éviter un procès superflu.

— Vous le jugez superflu parce que votre client n'a pas les moyens de vous payer encore très longtemps, siffle monsieur Antar à Maître Roussel pourtant sans me quitter des yeux.

— Hé bien figurez-vous que son client préfère discuter comme des adultes, droit  que vous m'avez toujours refusé ! répliqué-je.

Mon avocat me lance un regard sévère, qui me signifie très clairement de me taire si je ne veux pas m'enfoncer. Et bien que je donne l'impression d'être très silencieux et réservé, croyez-moi quand je vous dit que je déteste me taire lorsque j'ai des choses à dire.

Même si dans le cas précis, elles ne risquent pas d'être très polies.

— Ne prenons pas de gants en entrons directement dans le vif du sujet, voulez-vous ? déclare alors Maître Jean d'une voix doucereuse qui me donne la nausée. Nous avons réfléchi à une proposition avec le plaignant et qui nous semble à tous les deux particulièrement avantageuse.

— Nous vous écoutons, répond poliment Maître Roussel en joignant ses mains sur la table.

Les deux avocats échangent un regard lourd de sous-entendus, indice d'une probable compétition voire même aversion entre eux. Sur ce coup-là, je comprends parfaitement mon avocat.

— Nous proposons à monsieur Cordier de régler la somme de cinquante mille euros d'ici la fin de semaine prochaine et d'effectuer encore six mois de plus de travaux d'intérêt général dans cette... Comment appelez-vous ça ? Cette « association » ? tente Maître Jean avec un air sournois.

J'ai l'impression qu'on vient de me pousser du haut d'un toit d'au moins dix étages. Cinquante mille euros ? Est-ce qu'il pense sincèrement que j'ai tout cet argent sous la main ?!

— Vous plaisantez ! s'exclame Maître Roussel, le front plissé par une colère qu'il peine à dissimuler. C'est une proposition complètement abusive compte tenu du précédent verdict rendu par le jury et des revenus actuels de mon client !

Qui se résument à « rien ».

En face de moi, monsieur Antar semble être particulièrement satisfait de la réponse de mon avocat. Puis son regard perçant se braque sur moi, et il me lance un sourire sadique. La bouche entrouverte, je serre les poings sous la table en essayant de masquer ma colère coûte que coûte. Puis, alors que je fixe toujours son sourire sournois, toute cette histoire fait tilt dans ma tête. Je crache alors, dégoûté :

— Laissez tomber, Maître. Ils font cette proposition justement pour que je la refuse.  Ils veulent aller jusqu'au procès et ce rendez-vous n'est qu'une mascarade.

Mon avocat ouvre la bouche sans rien dire, visiblement sous le choc.

— Vous êtes extrêmement malhonnête, lâche-t-il à son collègue. Inutile de dire que nous refusons notre proposition et que je n'apprécie pas du tout vos méthodes de travail.

Maître Jean tapote l'épaule de son client en se levant, un air défiant peint sur son visage rougeâtre.

— Ne soyez pas déçu, maître Roussel. Je sais que vous tenez particulièrement à faire gagner ce gamin – vos raisons sont totalement floues, d'ailleurs – mais arrêtez de rêver et prouvez-nous ce que vous avez dans le ventre au lieu de vous cacher derrière des propositions de médiation !

Sur ce, il rassemble ses affaires et se dirige jusqu'à la porte avant de disparaître dans le couloir, talonné par monsieur Antar. Celui-ci s'arrête dans l'entrée du bureau et me fixe sans rien dire avant de déboutonner le bouton de sa veste, comme un signe de puissance. Puis, il déclare en serrant les dents :

— Nous nous reverrons au procès, Eden.

Et il quitte le bureau, me laissant complètement vidé.

Je l'ai bien compris : il y aura un procès. Et si je ne le gagne pas, je suis fini ; ça aussi, je l'ai bien compris. Même si ça peut paraître fou et que les trois quarts des avocats de cette ville penseraient en ce moment même que j'ai déjà perdu et que je ferais mieux de plaider coupable, j'y crois. Et il y a vraiment intérêt à ce que je remporte ce foutu procès, parce que je vous l'ai dit : une déception, ça peut vous détruire.

Mais une déception doublée de faux espoirs, ça peut vous tuer.

Cette fois, je me suis laissé quelques jours pour digérer la nouvelle.

J'ai tout de suite appelé Sacha, les larmes aux yeux, et il a semblé aussi paniqué que moi. C'est Avril qui lui a finalement pris le téléphone des mains pour me rassurer et me promettre qu'ils seraient présents tout au long de cette réouverture de procès. Quand j'ai essayé de les remercier, j'ai eu un violent haut-le-cœur et j'ai vidé le contenu de mon estomac dans la poubelle la plus proche. Quand j'ai récupéré le combiné, Avril m'a simplement ordonné de ne pas bouger et de m'asseoir quelque part. Dix minutes plus tard, ils venaient me chercher.

Nous nous sommes confinés chez eux pendant trois jours, Sacha et moi nous réveillant à pas d'heure – sa licence de communication ne semblant pas être son problème principal – tandis qu'Avril allait à la fac. Quand elle rentrait vers vingt heures, elle nous faisait du guacamole et nous regardions des films une bonne partie de la nuit. Puis, une fois qu'ils étaient tous les deux endormis sur le canapé, je sortais sur le balcon pour regarder les étoiles, le cerveau complètement embrouillé par mes récent démêlés avec la justice.

Ce mode de vie a été parfait pendant plusieurs jours et ne vous méprenez pas, je suis très reconnaissant à mes amis de m'avoir soutenu du matin au soir. Seulement, le  vendredi, j'ai décidé de retourner vivre chez moi. Mes deux amis ne semblaient pas adhérer à cette idée et ont tout fait pour me retenir mais j'ai insisté, nécessitant un peu d'indépendance. Avril est tout de même venue il y a une heure pour me déposer de la quiche et une boîte de bouillon de poulet – comme si j'étais un petit oiseau blessé. Touché, je l'ai attirée contre moi et l'ait serrée dans mes bras. Comme je fais ça rarement elle a d'abord hésité en me regardant d'un air ému, puis elle m'a rendu mon étreinte.

« Oh, Eden. » a-t-elle dit en se reculant. « Tu mérites tellement mieux que tout ça. » J'ai simplement hoché la tête, parce que je n'osais pas lui dire que je me demande chaque jour depuis de longs mois pourquoi est-ce que tout ce merdier est tombé sur moi.

Après m'être ennuyé tout le reste de la journée, j'ai décidé qu'il était de temps de mettre fin à ma quarantaine et de sortir un peu. Joachim m'a appelé sur le chemin de l'association pour me demander si je savais où il avait mis son portable. Inutile de préciser que j'ai éclaté de rire et que je lui ai raccroché au nez pour qu'il se rende compte de ce qu'il était en train de me dire.

Joachim : Oh putain merci mec, je suis trop débile !

Je souris en voyant son message apparaître en haut de mon écran, amusé.

Joachim : Tu m'as fait réaliser que j'avais dû le laisser dans la poche du jean que j'ai foutu à la machine à laver ce matin.

Je secoue la tête, légèrement désespéré. Y'a pas à dire : ce n'est pas une lumière mais au moins, il est marrant. Sur ce point, il n'y a aucun doute.

En descendant l'allée enneigée qui mène à l'association, je me sens déjà plus léger. Je n'arrive pas à croire que j'ai pu détester cet endroit. Je crois que c'est le fait qu'on me l'impose, qui ne me plaisait pas.

Au moment où je m'apprête à ouvrir la porte, celle-ci s'ouvre toute seule juste sous mes yeux et je tombe nez-à-nez avec Laura. Je remarque qu'elle a habillé son regard d'un fard à paupière noir foncé et qu'elle porte un ensemble de jogging orange fluo. Même si je ne lui était pas à moitié rentré dedans, une chose est sûre : je n'aurais pas pu la louper.

— Salut, dis-je en me reculant pour la laisser passer. Tu pars déjà ?

Elle referme la porte précipitamment, un air blasé sur le visage.

— Je sature, là. La frappadingue de service a trouvé judicieux d'amener une énorme enceinte Bluetooth et de mettre la musique à fond dans l'association.

Je suis obligé de me retenir de ne pas sourire, franchement amusé. Je ne vois qu'une seule personne capable de faire ça, c'est pour cela que je ne lui demande pas qui est-ce qu'elle qualifie gentiment de « frappadingue ».

Même si, soyons honnêtes, je suis persuadés que ces deux-filles s'adorent au fond. Mais très au fond. Tellement au fond qu'elle ne le savent pas encore, probablement.

— OK, dis-je finalement. Bonne soirée, alors !

Laura grommelle quelque chose avant de remonter l'allée à grands pas, les poings serrés. Parfois j'ai l'impression de me voir en tant que femme quand je la regarde, c'est effrayant.

Quand je me décide finalement à ouvrir la porte d'entrée, j'entends immédiatement la fameuse musique dont parlait Laura. Il n'y a personne ni au comptoir ni dans l'entrée, là où la plupart des résidents s'installent habituellement pour profiter un peu du calme. Après avoir déposé ma veste sur le porte-manteau, je tourne dans le couloir et jette un coup d'oeil dans la nursery.

Vide.

Intrigué, je poursuis mon chemin et je peine à réprimer mon sourire en entendant encore plus distinctement la chanson : ce n'est autre que Baby One More Time, de Britney Spears. Un classique.

Quand je passe devant le dortoir, la musique retentit encore plus fort et il me suffit de pousser la porte pour trouver un véritable champ de bataille. Les volets habituellement fermés toute la journée pour ceux qui souhaitent se reposer ont été tirés et le discret soleil de décembre tape sur tous les visages. Une bonne trentaine de personnes sont en train de se déhancher en riant, enchaînant les mouvements sans se prendre la tête.

Mon regard est alors attiré par une petite silhouette qui délivre une chorégraphie endiablée, faisant rire les enfants. Je reconnais sans peine l'investigatrice de tout ça, qui a relevé ses cheveux en un chignon complètement défait pour être plus à l'aise dans ses vêtements. Malgré les températures hivernales, elle est en débardeur et j'aperçois ici les tâches de rousseur qui parsèment ses bras. Je devine facilement qu'elle doit danser ainsi depuis un bon moment.

Elle me ferait presque regretter de ne pas être venu plus tôt.

Soudain, ses yeux sont comme attirés par les miens et nos regards s'entrechoquent. Elle qui était en train de danser de façon très exagérée s'immobilise aussitôt, ses bras retombant le long de son corps. Puis, l'un des enfants se hisse sur la pointe des pieds pour lui dire quelque chose et elle semble s'excuser avant de se diriger vers moi en trottinant, tout sourire.

Comment fait-elle pour être aussi positive quatre-vingt-dix pour cent du temps ?

— Tu tombes à pic, je comptais faire une pause et j'ai bien besoin d'un remplaçant ! blague-t-elle en se postant devant moi.

Ma joue frémit mais je ne souris pas encore. Ça ne risque pourtant de ne pas tarder si elle continue de me charrier comme ça.

— Crois-moi : si tu m'avais déjà vu en action sur une piste de danse, tu me supplierai de rester assis dans un coin à vous regarder.

Le regard brillant, elle étouffe un rire en secouant la tête.

— Sauf que je n'en ai jamais eu l'occasion, réplique-t-elle en relevant la tête. Les deux dernières fois où je t'ai croisé dans le cadre d'une fête – ou disons d'une soirée –, tu prenais toutes les précautions du monde pour ne pas qu'on t'assimile à la piste de danse. Tu as la phobie de la sueur ou quoi ?

Je réprime un nouveau sourire et fais soudain mine de grimacer.

— C'est vrai que je n'osais pas te le dire mais ton odeur est un peu...

Elle me frappe le bras en riant, laissant découvrir une fois de plus la rangée supérieure de ses dents. Quand elle sourit, je crois qu'elle pourrait demander n'importe quoi à n'importe qui : elle l'obtiendrait.

C'est sur cette pensée qu'un mot me vient soudain en tête : danger. Callisto est dangereuse, parce qu'elle attire les gens comme des aimants sans s'en rendre compte. Et le pire, c'est qu'elle semble sincèrement ne pas le remarquer et ne pas comprendre non plus qu'une fois qu'ils s'approchent trop près, ils n'arrivent plus à s'éloigner.

Et je commence à avoir peur que ça devienne mon cas si je ne fais pas un peu plus attention.

— Je crois que ton public t'acclame, plaisanté-je en pointant du menton la horde d'enfants qui crient son nom.

Elle esquisse un nouveau sourire amusé avant de prendre un air condescendant, ventilant son visage de sa main :

— Ah, les fans.

Je ris doucement alors qu'elle m'annonce les rejoindre sous prétexte qu'elle a des autographes à signer. Je la regarde traverser la piste de danse en complimentant les gens qu'elle croise sur leurs mouvements d'une voix toujours emplie de bienveillance. Puis, elle s'approche de l'enceinte et change de chanson avant de se retourner d'un air théâtral vers les enfants, tout sourire.

— Ça, c'est un classique ! s'exclame-t-elle dans leur direction. Si vous n'aimez pas, je vous fiche dehors.

La menace semble fonctionner puisqu'ils se mettent tous à suivre ses mouvements sans broncher sous les premières notes de Torn. L'image de ma mère qui cuisinait dehors en été en fredonnant cette chanson pendant que Jeremy lisait dans un coin, que mon père récurait le barbecue et que je jouais au casse-cou sur la balançoire me vient aussitôt en tête, douloureuse. Je songe soudain que je devrais peut-être la prévenir de la réouverture de mon procès – si Maître Roussel ne l'a pas encore fait, bien sûr.

Je crois que j'oublie un peu trop souvent qui le paie, à mon plus grand dam.

La journée passe à une vitesse folle. Quand Callisto déclare être trop fatiguée pour continuer de danser, elle décide de donner un cours de français aux volontaires. Après toute cette agitation, personne ne semble vraiment motivé et je crois l'entendre leur promettre une double ration de petits sablés au goûter. Je crois que ça convainc tout le monde.

De mon côté, j'aide David à trier des documents de la réserve, vider des vieux disques-durs et vérifier auprès des fournisseurs que tout est près pour le Noël de l'association, qui se tient dans seulement deux semaines.

La plupart des bénévoles étant chez leurs familles respectives pour Noël, Barbara a décidé d'employer une équipe spéciale qui s'occupera de l'association le 25 au soir. Seulement, puisque aucun de nous ne voulait manquer cet évènement si spécial, nous avons tous réussi à la convaincre à coups de post-it sur son bureau ou de chocolats déposés près de sa veste de fêter Noël ici la semaine précédente. Comme ça, nous pourrons tous y participer.

— Tu fais quoi ? me demande soudain une petite voix.

Plongé dans mes fichiers, je sursaute avant de me retourner, une main sur le cœur.

— Bon sang, soufflé-je, encore sous le coup de la surprise.

Je remarque alors le petit Bassem qui s'esclaffe d'un rire pur, une main sur la bouche.

— T'as eu peur ! Comme une fille ! s'exclame-t-il.

Je me penche vers lui et lui glisse sur le ton de la confidence :

— Je te conseille de ne jamais répéter ce genre de phrases quand une femme est dans les parages, mon pote. Sinon, tu risques de perdre quelque chose à laquelle tu tiens très, très fort.

Il écarquille alors les yeux, visiblement effrayé à l'idée de perdre ses bijoux de famille. Du moins, c'est ce que je croyais avant qu'il ne demande, apeuré :

— Elles vont me prendre mon livre sur la mythologie ?

Je pars d'un petit rire en lui frictionnant les cheveux, rieur. J'adore les enfants en général mais croyez-moi quand je vous dis que ce gamin-là est vraiment une perle.

— Dis, qu'est-ce que tu fais ? demande-t-il en pointant l'écran de l'ordinateur.

Je jette un œil ennuyé aux bons de commande en répondant :

— Je fais en sorte que tout le monde mange bien le soir de Noël.

— Et est-ce qu'il y aura un sapin ?

Sa question est véritablement spontanée et me touche en plein cœur. Sur la réserve, une hésitation s'empare de mon visage et il le remarque aussitôt, devenant soudain tout triste. Nous nous regardons dans les yeux, son regard brillant de déception contre le mien, empli d'une émotion étrange. Tout ce que je peux vous dire, c'est que sa moue boudeuse ne fonctionne peut-être pas avec ses parents mais avec moi, oui.

Putain, je suis faible.

— Bien sûr, réponds-je finalement. Un Noël sans sapin, pouah, trop nul ! dis-je avec un geste de la main.

Bassem retrouve aussitôt son sourire, lâche un « trop bien !» et déguerpit en courant dans le couloir.

— On ne court pas dans les couloirs ! retentit alors une voix dans le couloir.

Seul devant l'ordinateur, je ne peux retenir un sourire.

La fin de journée passe tout aussi vite que l'après-midi. Vers dix-huit heures, je croise Barbara qui est en train de réunir tous les résidents dans l'entrée.

— Qu'est-ce que tu fais ? demandé-je tandis qu'elle semble compter les pensionnaires.

— Les femmes de ménage m'ont demandé de libérer tout le dortoir pour faire le ménage à fond demain matin en arrivant. Du coup, j'ai réussi à conclure un accord avec un hôtel du coin qui va accueillir tout le monde pour la nuit. Une nuit dans un super hôtel all inclusive ; ils ont de la chance, non ?

— Ils ont de la chance de t'avoir, surtout.

Barbara rougit légèrement et balaie ma réplique d'un revers de la main avant de se remettre à la tâche. Je l'aide à conduire tous les internes jusqu'au bus qui va les conduire à l'hôtel avant de retourner bosser au comptoir encore une heure de plus.

Vers vingt heures, je commence à avoir un petit creux et décide de commander deux pizza – je déteste faire un choix entre quatre fromages et Reine. Assis sur ma chaise de bureau à roulettes dans une semi-obscurité de l'association déserte, je tournoie doucement en réfléchissant.

Bassem tient à son sapin, et j'ai sincèrement envie de lui faire plaisir en lui en trouvant un. Je sais que ça peut avoir l'air d'un caprice mais je crois que je ne serais tout simplement pas prêt à voir un air déçu se peindre sur ses traits s'il découvrait que nous n'avions trouvé aucun arbre vert pour Noël – et probablement son premier.

Je me vois en lui, des fois. Il essaie sans arrêt de se faire remarquer des adultes, et la plupart des gens ici pensent que c'est parce qu'il considère les autres enfants trop idiots pour lui. Seulement, j'ai vu clair dans son jeu et je sais que ce n'est pas pour cela : il ne se sent pas à l'aise avec eux. Et je fais peut-être des projections mais je pense que je sais reconnaître une personne qui a peur de se faire abandonner. Abandonné par une famille laissée dans son pays d'origine, ou abandonné par la personne qu'on aimait le plus au monde.

Au choix.

Je suis sorti de mes pensées par la sonnerie de mon téléphone. Je décroche et apprend par le réceptionniste de la pizzeria que leur livreur vient de leur faire faux-bond et qu'il faut que je vienne directement la chercher à la boutique. Je le remercie et raccroche en récupérant mes affaires. Mais alors que je m'apprête à partir, je me rends compte que je n'ai pas clés.

Et merde, pensé-je en me frappant le front.

Je fais le tour de mes options en quelques minutes avant de constater que Barbara a pris le soin de laisser les siennes sur la porte, dieu merci.

Après avoir pris le soin de fermer la porte – pas les volets, je reviens très vite pour terminer la revue des bons de commandes de toute façon –, je remonte l'allée encore plus enneigée que tout à l'heure, sûrement parce qu'il a dû tomber une bonne quantité de neige pendant que j'étais scotché à mon écran. Étant donné qu'il neige encore un peu, j'attrape des flocons avec ma langue comme un gamin en traversant le quartier jusqu'à la pizzeria. J'y récupère et mon plat et quitte la boutique en moins de deux, mon sac rempli et qui sent extrêmement bon sous le bras.

Seulement, une fois à l'extérieur, mon regard est attiré par la devanture de la boutique voisine.

Quincaillerie, ouvert 24h/24

Les sourcils froncés, je fixe les différents pinceaux présentés en vitrine avant que mon regard se pose sur un pot de peinture dans le coin de la vitrine, dont la couleur est sobrement intitulée « vert sapin ». Dans ma tête, deux fils se touchent.

Il va l'avoir, son putain de sapin.

Je ne vois pas passer le retour jusqu'à l'association. Je ne sais pas si c'est parce que je suis excité par mon idée ou tout simplement heureux d'avoir enfin un objectif dans ma vie, mais je réussis à effectuer le trajet en cinq minutes au lieu de quasiment vingt. Un vrai athlète, je vous jure.

Une fois à l'intérieur, je peine à ramener tout mon bordel dans le dortoir et éteint au passage l'ordinateur que j'avais laissé en veille en partant ; plus question de toucher aux contrats ce soir. Il est temps de faire ce que j'ai à faire.

Une fois dans le dortoir, je constate que les volets ont tous été fermés – ça m'arrange, ça m'évite de le faire – et allume toutes les lumières avant de tirer mon matériel jusqu'au mur du fond.

En voyant ces pots de peinture dans la vitrine de quincaillerie, le puzzle s'est reconstitué tout seul dans ma tête.

Parce que si on ne peut pas acheter un sapin, on peut au moins le fabriquer...

En ouvrant le premier sceau rempli de peinture fraîche, je prends conscience que je ferais mieux de protéger un peu les meubles avant de jouer l'apprenti peintre. Je prends alors une bonne demie-heure à reculer tous les lits pliants et à mettre des bâches au sol que j'ai trouvées dans la réserve. Je constate au passage qu'il y a vraiment de tout là-bas, une vraie caverne d'Ali Baba.

Concentré, je trace d'abord les contours de mon sapin au crayon de papier. Totalement nul en dessin, je finis par regarder un tuto sur Youtube pour être sûr qu'il ne fait pas trop pitié. Je recule alors d'un pas pour jeter un œil à l'ensemble de mon œuvre, histoire de vérifier si je suis réellement zéro en dessin ou si je suis passé à côté d'une grande carrière d'artiste.

— Eden ?

Je sursaute encore plus fort que cet après-midi avec Bassem et manque de trébucher sur le pot de peinture, sous le choc.

— Putain, c'est la deuxième fois aujourd'hui ! râlé-je en me retournant.

J'aperçois alors Callisto juste à côté de la porte qui me regarde en étouffant un rire, probablement pour ne pas rajoute des raisons à mon agacement. Seulement, en la voyant rigoler, j'oublie très vite pourquoi est-ce que j'étais énervé.

Qu'est-ce qu'elle m'a fait, bordel ?

— Je ne savais pas que tu étais encore là, dis-je en reprenant mes esprits.

— Moi non plus. Enfin je veux dire : je ne savais pas que tu étais encore là, et du coup je ne savais pas non plus que tu ne savais pas que j'étais encore là. Et maintenant, je sais que tu ne savais pas que je ne savais pas non plus que j'étais là et que tu étais là en même temps.

Elle se coupe alors pour reprendre sa respiration, semblant se demander pourquoi est-ce qu'elle est partie aussi loin. J'hausse les épaules pour toute réponse à la question implicite que traduit son regard, ce qui lui arrache une esquisse de sourire.

— Qu'est-ce que tu fais, au juste ? demande-t-elle en me rejoignant près du grand mur.

Elle se plante à côté de moi, son épaule touchant à peine le haut de mon bras. Je la regarde du coin de l'œil, ayant oublié à quel point elle était petite.

— Bassem voulait un sapin, alors je lui fais un sapin.

— Sur le mur ?

Sa bouche s'entrouvre quand j'hoche la tête, traduisant sa surprise. Puis, elle se met à rire et s'exclame :

— Tu sais que Barbara va te tuer ?

— Nous tuer, corrigé-je. Maintenant que tu es là, tu as intérêt à rester m'aider.

Je prends conscience trop tard de ce que je viens de lui demander. Une fois de plus, je l'entraîne dans mes coups tordus et elle a raison, Barbara risque de me tomber dessus demain matin. Et au-delà des risques que je lui fais encourir en lui proposant de m'aider, je ne comprends pas pourquoi je le fais. C'est vrai, elle a deux mains gauches et je la trouvais sans filtre et idiote et... Merde, qu'est-ce qui a changé ?

— Tu as bien de la chance que je sois là parce que ton sapin est tout tordu, blague-t-elle avec un œil critique. Et merci pour la pizza, c'est adorable.

Avant que je n'ai le temps de dire quoi que ce soit, elle se sert dans ma quatre fromages et prend une grande bouchée de l'une des parts. Je remarque alors qu'elle commence par la croûte, ce que je n'avais tout simplement jamais vu de toute ma vie.

— Tu commences par le mauvais côté, remarqué-je en croisant les bras.

— Qui a décidé qu'il y avait un bon côté ? fait-elle, la bouche pleine. Je commence par le moins bon pour garder le meilleur pour la fin, moi.

Sur le dernier mot, un projectile de chedar passe ses lèvres et s'écrase contre mon t-shirt. Elle grimace aussitôt et écarquille les yeux, visiblement très mal à l'aise.

— Oh merde, désolée ! s'exclame-t-elle, m'envoyant un nouveau bout de nourriture dessus.

Si la situation n'était pas hilarante, je serais sûrement dégoûté. Seulement, là, je vois mal comment je pourrais me retenir d'éclater de rire.

En me voyant rire, elle semble un peu soulagée et se mord la lèvre d'un air coupable en essuyant mon t-shirt comme elle peut.

— C'est trop tard, dis-je en remarquant la petite tâche de sauce tomate qui décore désormais le col de mon t-shirt – blanc, je le précise. Je crois que je suis condamné à porter ta marque jusqu'à la fin de mes jours.

Elle s'empresse de finir sa bouche – je ne m'en plains pas – avant de s'excuser une nouvelle fois et de me promettre qu'elle le lavera dans les plus brefs délais.

— Ce n'est pas la peine, dis-je en me reculant. Tu ferais mieux de corriger mon dessin, ajouté-je d'un air taquin. Je te donne carte blanche ; à moins que tu décides de le repeindre en rouge, lui aussi.

Elle comprends aussitôt que je fais référence à ses projectiles de sauce tomate et elle me coule un regard assassin avant d'engloutir ce qu'il reste de sa part et de me prendre le crayon des mains. Dessinant visiblement très bien, elle rectifie mes traits inégaux et très peu droits sans faire aucun commentaire désobligeant tandis que de mon côté, je prépare le matériel pour peindre.

– Et voilà ! dit-elle en se reculant d'un air fier. Ah, c'est déjà mieux !

Je roule des yeux et rétorque :

— Super sympa.

Elle se contente de resserrer sa queue de cheval avec un air défiant et prend une nouvelle part de pizza. De mon côté, je trempe mon pinceau dans la peinture verte et vérifie que je ne me trompe pas de zone avant de commencer à peindre. Callisto mange tranquillement sa part en me regardant faire, silencieuse. D'ailleurs, c'est si inhabituel que je le lui fais remarquer après lui avoir jeté un regard en biais.

— Quoi ? Je peins mal ? demandé-je, sceptique.

— Mais non, répond-elle, souriante, en secouant la tête. Je me disais juste que j'étais surprise que tu fasses tout ça pour Bassem.

J'hausse les épaules avant d'avouer :

— Ce n'est pas non plus que pour lui.

Elle avale sa dernière bouchée de pizza en disant doucement :

— Ah oui ?

J'hoche la tête en avalant péniblement ma salive, me surprenant moi-même d'oser lui parler aussi ouvertement. L'ancien Eden n'aurait jamais cru dire ça un jour, mais ça fait bizarre d'être sociable.

— Je crois que j'avais besoin d'un projet, expliqué-je. Ça me fait du bien de pouvoir me concentrer sur quelque chose, je... Ça me fait oublier mes problèmes.

Quand je termine ma phrase, j'ai sincèrement l'impression d'avoir cassé l'ambiance. Pourtant, la métisse ne semble pas du même avis et hoche la tête avant  de s'approcher de moi et de plaquer ses mains dans mon dos sans prévenir, ce qui me surprend tellement que je me retourne vivement et lui envoie une traînée de peinture verte sur le visage.

Tous les deux surpris, je lâche en premier :

— On commence par parler de toi qui fais je-ne-sais-quoi dans mon dos ou de moi qui t'envoie de la peinture dans la figure sans le faire exprès ?

Cette phrase lui arrache un rire qui se répercute contre les murs de la pièce quasiment vide et vient se loger directement dans ma poitrine.

Je ne sais pas ce qui m'arrive en ce moment, mais j'ai l'impression d'aimer être avec elle. Je crois que j'aime de plus en plus ses lèvres pleines qui s'étirent si souvent en un sourire joyeux, ses yeux en amande qui se ferment presque entièrement quand elle rit et les tâches de rousseur qui parsèment son nez en trompette, ses joues et ses ses bras.

Fais attention, me souffle ma conscience.

Et je n'ai pas besoin de lui demander pourquoi.

— On va commencer par moi qui essuie mes mains grasses sur toi si tu veux bien, dit-elle d'un ton nonchalant en se reculant.

Je la fixe avec la bouche ouverte, ce qui la fait rire.

— Je rêve ou tu m'as pris pour un torchon ? m'exclamai-je, sous le choc.

— Ton t-shirt est déjà sale de toute façon !

Elle ne répond pas vraiment à ma question mais je ne le lui fais pas remarquer et me contente de me rapprocher d'elle en désignant mon t-shirt.

— Comme tu dis, « il est déjà sale » alors je pourrais te proposer d'essuyer la peinture verte que tu as sur le visage avec mais honnêtement, je te trouve très mignonne comme ça.

Elle rit alors que je prends conscience de ce que je viens de dire. Mignonne ? Sérieusement, Eden ?!

— Allez, retourne à ton œuvre, finit-elle par dire. Moi je fais les guirlandes.

Elle s'empare alors du pot de peinture doré et trempe son pinceau dedans avant de se mettre à l'ouvrage. Concentrée, elle tire légèrement la langue. Quand à moi, je fais semblant de peindre en la regardant du coin de l'œil, me demandant sincèrement quels genres de sorts est-ce qu'elle jette aux gens.

Quand elle rentre dans une pièce, j'ai bien remarqué que tous les regards se tournent vers elle sans qu'elle ne s'en rende compte. Elle n'est peut-être pas la plus grande, ni la plus mince et ni la plus voyante de toutes, mais on la voit. Assurément. Elle dégage une aura de positivité, une certaine chaleur qui étincelle autour d'elle, comme un soleil.

Et je suis persuadé que la moitié des gens sur cette planète paieraient cher pour devenir l'un des astres qui gravite autour d'elle.

— Au fait, ça s'est arrangé avec ton ami ? demandé-je en me rappelant de ce détail.

— Clément ? Oui, heureusement, répond-elle sans arrêter de peindre le mur de son côté. Il y avait urgence : étant donné qu'il sort maintenant – du moins, de ce que j'ai compris – avec Barbara, je risquais de le voir plus souvent. C'était une histoire de vie ou de mort, tu vois.

J'hoche la tête, souriant légèrement. Je sentais qu'elle s'était réconciliée avec lui ; il n'y a plus sur son visage les mêmes marques tendues que l'autre jour dans la salle de classe. Pourtant, au moment où cette pensée me vient à l'esprit, je constate pire encore. Ses yeux se mettent soudain à briller, comme si elle était en train de se souvenir de choses douloureuses.

— Oui, j'ai tout réglé avec Clément, répète-t-elle avec une voix qui ne trompe personne. Seulement... C'est plus compliqué avec Cam, maintenant.

Je me sens soudain perdu. Devrais-je continuer mon interrogatoire ? Ou au contraire, changer de sujet ?

— Tu veux en parler ? proposé-je.

Callisto semble toute aussi surprise que moi de mon ton doux et compatissant, qui ne me ressemble pas vraiment. Je fais mine de ne pas remarquer le regard étonné qu'elle me lance et fais semblant d'être très concentré sur ma peinture, les sourcils froncés.

— Je ne sais pas trop, répond-elle finalement tout bas. Je... On a jamais été engueulées aussi longtemps, et ça me fait bizarre. J'ai l'impression qu'on m'a arraché une partie de moi.

Je voudrais sincèrement comprendre ce qu'elle ressent, mais je n'y arrive pas. Jeremy et moi n'avons jamais eu le genre de relations que Callisto entretient avec sa sœur, et même dans mes rêves les plus fous je n'espérerais même pas atteindre le quart de leur complicité. Nous étions juste deux étrangers liés par le sang, sans arrêt en compétition l'un avec l'autre.

Bref, rien de très réjouissant.

Puis, le visage de Camélia que j'ai déjà entrevu au début de l'année me revient en tête. Si je me rappelle bien, sa peau était claire, ses cheveux étaient châtain et lisses, elle était particulièrement grande et n'avait ni tâches de rousseur, ni yeux en amande.

Le pur inverse de Callisto.

Comment est-ce possible ?

— Je ne sais pas si j'ai le droit de te demander ça et tu n'es pas obligée de me répondre, commencé-je.

Callisto s'immobilise, le pinceau en suspens au-dessus du mur.

— Vas-y.

À son ton, je comprends aussitôt qu'elle sait déjà ce que je vais lui demander. Et je ne suis plus très sûr d'oser.

Elle détourne le regard et ses yeux noisette se plantent dans les miens. Le temps d'une longue seconde, je me dis qu'il serait bien plus simple de lui dire que je me suis trompé et d'enchaîner par une blague.

Mais qui suis-je pour oser lui demander de livrer quelque chose d'aussi personnel quand je ne suis même pas foutu d'assumer devant elle que j'ai un avocat ?

Rien, pensé-je. Tu ne peux rien lui demander. Et pourtant, ma pomme d'Adam remonte dans ma gorge et je pose la question qui me taraude :

— Est-ce que vous êtes sœurs biologiques ?

Les yeux de Callisto se ferment le temps d'une micro-seconde, si vite que je me demande si je n'ai pas juste vu ses cils trembler. Puis :

— Non.

Alors j'ai vu juste. Et pour une fois, je ne me réjouis pas vraiment d'avoir raison.

— Version courte ou version longue ? demande-t-elle alors avec un pauvre sourire en s'asseyant en tailleur sur le sol bâché après avoir déposé son pinceau dans le pot de peinture.

Je ne lui réponds pas et me contente d'hausser les épaules, les mots restant bloqués dans ma gorge. Je n'ai sincèrement pas envie de faire remonter des souvenirs douloureux en elle mais bizarrement, j'ai l'impression de lire dans ses yeux que c'est plutôt l'inverse.

Qu'en réalité, c'est un très bon souvenir pour elle.

— Ma mère exerce le métier de famille d'accueil. Et oui, c'est un métier, précise-t-elle sans même que je ne pose la moindre question. Depuis ma naissance, j'ai toujours cohabité avec plusieurs enfants à la fois. La plupart étaient colériques, malades ou violents. Ils avaient tous besoin d'une famille à leurs côtés mais pour certains, le traumatisme était tellement grand qu'ils rejetaient ma mère. Et moi avec, du coup, ajoute-t-elle en baissant la tête.

Je retire ce que j'ai dit au niveau des bons souvenirs. Elle a soudainement l'air si triste qu'une vague de culpabilité monte en moi et m'empêche de respirer, me forçant à me concentrer sur ma peinture pour ne pas le lui montrer.

Je n'ai pas envie de lui montrer que moi aussi, j'avais besoin d'une famille. Pas de trois individus qui me méprisaient et qui me rabâchaient sans cesse que j'étais le raté de la maison. D'une famille.

— Le jour de mes six ans, on a accueilli une nouvelle enfant. Et dès que je l'ai vue... J'ai su que ce serait différent. Je ne sais pas, c'était la première fois qu'un petit avait quasiment le même âge que moi et qu'on s'entendait aussi bien et aussi vite. C'était le plus beau cadeau d'anniversaire de toute ma vie.

Je ne peux m'empêcher de jeter un coup d'oeil derrière mon épaule pour voir quel air se peint sur son visage lorsqu'elle prononce la dernière phrase. Sans surprise, j'y découvre un petit sourire.

Sourire qui cache bien des secrets, visiblement.

— C'était Camélia. Elle était déjà super forte mentalement, et elle avait totalement géré les foyers d'accueil. On passait tout notre temps ensemble et je l'ai aussitôt considérée comme ma sœur. Puis, au bout d'un an, ma mère a proposé à Cam de faire officiellement partie de la famille. Elle a tout de suite accepté et mon père s'est battu pendant des années avec les différentes administrations pour l'adopter légalement. Puis, le jour de mes neuf ans, on était officiellement devenues sœurs aux yeux de la loi. Voilà.

Elle pousse un soupir imperceptible avant de récupérer son pinceau et de se remettre à la tâche, ébranlée. J'imagine que ce sont des bons moments, mais que cela lui rappelle qu'elle est actuellement en froid avec sa sœur. En général, ce n'est pas le genre de choses qui nous met de bonne humeur.

— Si je peux me permettre... commencé-je doucement. Je n'ai jamais vu deux personnes s'aimer d'un amour fraternel aussi fort que le vôtre. Crois-moi, vous êtes bel et bien sœurs. Il n'y a aucun doute là-dessus.

Callisto se tourne lentement vers moi, les yeux brillants. Je devine aisément qu'elle avait besoin de l'entendre et je suis sincèrement heureux d'avoir trouvé les bons mots.

— Merci, souffle-t-elle.

Alors qu'elle me sourit, j'en profite pour observer les détails de son visage. Des mèches ébène s'échappent de sa queue de cheval et encadrent son visage fin, parsemé de tâches de rousseur qui forment des constellations partiellement cachées par la peinture verte sur ses joues. Puis mes yeux descendent sur son nez fin et droit, ses pommettes saillantes éclaboussées de vert et enfin ses lèvres légèrement plus claires que sa peau foncée. Ses lèvres pleines, qui sont toujours étirées en un sourire. Ses lèvres, que je pourrais toucher si facilement...

Sans que je ne comprenne comment, nos visages sont soudain très proches l'un de l'autre. Nous nous quittons pas des yeux comme si nous avions peur de tout ruiner en détournant le regard.

Et soudain je suis si près d'elle que nos nez se touchent et que je sens sa respiration légèrement irrégulière s'échouer sur ma lèvre supérieure. Je sens d'ici son shampooing à l'amande, sa peau à la vanille... Pourquoi est-ce qu'elle sent si bon, d'abord ?

Puis, elle lève lentement la main et la dépose sur ma nuque. Je jurerai que des petites étincelles crépitent au bout de ses doigts et m'électrisent tout le corps, me laissant tout simplement impuissant, à sa merci. Ses yeux sont aussi bruns que les miens sont bleus et sa peau est aussi chaude que la mienne est froide.

Elle est le feu, je suis la glace. Et même si j'ai toujours plus ou moins cru le dicton « qui se ressemble s'assemble », je comprends tout de suite que j'ai eu tort.

En vérité, les opposés s'attirent.

Quand ses lèvres effleurent les miennes, je n'arrive plus à me contrôler. Ma bouche attrape la sienne sans demander son reste, guidé par un instinct dont je ne connaissais même pas l'existence.

J'ai littéralement l'impression qu'on vient de faire exploser une bombe dans ma poitrine. Elle a le goût de la peinture, du manque, du bonheur et du soleil et j'ai l'impression que je n'en aurais jamais assez. Sa langue caresse la mienne tandis que sa main resserre sa pression sur ma nuque, me laissant complètement à sa merci.

Callisto m'attire depuis le premier jour, mais je n'ai jamais voulu me laisser aller – jusqu'à aujourd'hui. Je ne sais pas si c'est ce sont ses récentes confessions sur sa famille ou le sourire intime et empli de chaleur qu'elle n'arrête pas de me lancer à longueur de journée, mais j'ai l'impression dangereuse qu'elle s'est infiltrée sous ma peau.

Telle une tornade, elle a débarqué dans ma vie du jour au lendemain en me bousculant à l'entrée de ce bar et nous avons adoré nous détester. Moi qui n'avais jamais compris pourquoi les ouragans portaient des noms de femmes, je viens tout juste de le comprendre.

Et telle une tornade, elle va tout détruire et repartir aussi vite qu'elle est venue, comme elles le font toutes.

Comme Lilia.

Au moment où je pense à elle, des flashs douloureux m'apparaissent soudain devant les yeux. Je revois mon coup de foudre à la soirée de Gabin, les nuits passées à rigoler ensemble et à se raconter nos vies, les photos qu'elle prenait de moi quand je faisais mine de ne pas la regarder, les émissions de télé-réalité qu'elle adorait critiquer et ses courbes douces et tentatrices, aussi magnifiques qu'elles étaient dangereuses.

Puis, je revois aussi ses cheveux blonds se balancer sur ses épaules quand elle a quitté ma chambre le soir à l'internat où j'ai compris qu'elle me cachait quelque chose, les remontrances de Gabin, mes mains qui fouillent dans son sac à main, et la chute.

La chute, et le noir complet.

Le choc.

Le déni.

La douleur.

La culpabilité.

Puis la colère.

Une putain de colère intense, dévorante, qui détruit tout sur son passage. Il n'a suffi que d'une allumette pour que j'embrase toute notre histoire sans hésiter. Pour que je la haïsse, elle à qui j'avais tout donné. Mes rêves, mes peurs, mes secrets, ma famille, mon cœur. Tout. Celle qui m'a détruit au moins autant qu'elle m'a aimé.

Lilia était morte. Celle que je connaissais était morte. Celle que j'aimais était morte.

Elle était morte le jour où j'avais osé mettre la main dans son sac et où j'avais découvert ce qu'elle avait fait.

Soudain, tout ce qui m'entoure devient tellement oppressant que je ne peux plus le supporter, et j'ai presque l'impression qu'on vient de me balancer une gifle monumentale. Je recule alors d'un pas, puis de deux, puis encore et encore jusqu'à ce que je me cogne contre le mur. La peinture fraîche qui se colle à mon dos me fait soudain réaliser qui se trouve devant moi.

Callisto, et qui fronce les sourcils. Elle ne sourit pas.

Je lui ai enlevé son sourire.

— Pardon, lâché-je sans réfléchir.

Je me précipite hors de la pièce, le corps secoué de spasmes violents et la nausée faisant monter et descendre mon cœur comme un yo-yo dans ma poitrine. Une fois dehors, essoufflé, le cerveau en vrac, je m'appuie sur mes genoux en crachant de la bile par terre. Mon cœur me crie de revenir sur mes pas, de m'excuser et de tout expliquer à Callisto mais ma tête sait que je n'y arriverai pas. En plus, elle ne mérite pas d'être entraînée dans tout ça.

Parce qu'une fois qu'on plonge, on ne ressort plus jamais la tête de l'eau.

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