Chapitre 1

CALLISTO

Aujourd'hui

Je déteste les coups d'un soir.

C'est vrai ; je ne vois pas l'intérêt d'assouvir ses pulsions avec un inconnu, sous prétexte qu'on se sent seul ou qu'on a le cœur brisé.

Même si je dois bien avouer que niveau cœur brisé, je n'y connais pas grand-chose.

— Je déteste les coups d'un soir.

Je ne sais pas très bien pourquoi je me suis sentie obligée de prononcer cette phrase à voix haute, sûrement parce que je me sens un peu seule. Il faut dire que depuis le début de la soirée, je suis en grande conversation avec moi-même. À vrai dire, je l'ai un peu cherché ; j'ai très peu envie de regarder Camélia et Clément se chamailler ou d'écouter Émie vanter les mérites de la nouvelle salade vegan du Monoprix.

À ma plus grande surprise, la conversation de Camélia et Clément semble s'être arrêtée au moment où je me plaignais. Tandis que Clément me donne un coup de coude qui m'intime de ne pas déprimer – il a énormément de mal avec le concept de tristesse, lui et son optimisme débordant –, Camélia sirote tranquillement son vin rouge avec un air désolé sur le visage.

Je connais ce regard : c'est celui qui dit « je ne comprends pas pourquoi tu me dis ça parce que tu répètes à longueur de journée que tu détestes les hommes, mais d'un autre côté je te comprends parfaitement parce que oh, je sais à quel point c'est nul d'être seule même quand on dit détester le sexe masculin ».

Oui, Cam a toujours été douée pour parler sans même ouvrir la bouche.

— Est-ce que tu as déjà eu un coup d'un soir, d'abord ?

— Non, mais...

— Tu sais ce qu'on dit ? Qu'on ne peut pas dire qu'on aime pas avant d'y avoir goûté.

Cam dépose son verre à pied sur le bar, visiblement fière de sa répartie.

— Ça c'est vrai, confirme Clément en se penchant pour que je l'aperçoive derrière la brune. J'en suis la preuve vivante.

— La preuve vivante ? répété-je, dubitative.

Cam me lance un regard amusé en portant de nouveau son verre à ses lèvres, me prévenant silencieusement que ce qui va suivre risque d'être constitué à 90 % de conneries.

— Hé oui, mesdames ! reprend Clément. J'ai trop longtemps attendu la femme parfaite, et j'ai eu tord.

— « Trop longtemps », genre, dix minutes ?

— Douze, corrige-t-il avec un sourire en coin. Et crois-moi Callisto ; quand tu te rendras compte que le prince charmant n'existe pas, tu comprendras qu'il vaut mieux être mal accompagné que seul.

Je me recule dans mon siège, étonnée qu'il fasse preuve d'autant d'intelligence. D'habitude, c'est plutôt le Joey de la bande – sans vouloir vexer monsieur Tribbiani.

— Très bien, cédé-je. Dans ce cas, trouvez-moi un prétendant.

Émie, qui était jusque-là sur son téléphone, s'exclame :

— On cherche quoi ?

— Un type qui serait assez désespéré pour coucher avec Callisto.

Je fusille Clément du regard, qui se contente de me répondre par un baiser dans les airs. Ils se prennent vite au jeu ; en moins de deux minutes, il se mettent déjà à pointer des types du doigt.

— Tiens, celui-là ! propose Camélia. Cheveux blonds, chemise cintrée : franchement, il est plutôt mignon.

— Tu plaisantes ? Il a l'air d'un comptable. Ou pire

— Qu'est-ce que tu reproches aux comptables ? demande Émie d'un air déçu.

— Mauvaise expérience.

Face à son regard interrogateur, je lui fais signe d'abandonner d'un geste de la main. Ce n'est sûrement pas le moment de lui rappeler que mon père est comptable, et que je n'ai pas spécialement envie de trouver le moindre point commun entre mon géniteur et mon plan cul.

— Dans ce cas, regarde son pote.

Je suis son regard et tombe sur un brun aux bras musclés et dont le cou d'une taille surhumaine est décoré d'un grand tatouage dont je ne distingue pas les détails.

— Celui avec le marcel rayé et le bermuda rouge alors qu'on est en novembre? rétorqué-je, le front barré par un pli de contrariété.

Clément me fixe d'un air découragé.

— Bon, j'en déduis que c'est non. Le roux à côté, alors ?

J'ouvre la bouche pour lui répondre quand il me prend de court en ajoutant :

— Attends, laisse-moi deviner : il a le nez de travers ? Ou les cheveux mal coiffés ?

Je continue de regarder le type, les sourcils froncés.

— J'allais dire qu'il était pas mal, mais c'est vrai qu'il a le nez de traviole.

Mes amis poussent un soupir tous en même temps.

— Quoi, je ne vais pas m'excuser d'être difficile ! répliqué-je en finissant ma bière d'une traite. De toute façon, c'était une mauvaise idée. Laissez tomber cette histoire de plan cul.

Clément commence à insister mais Cam lui intime de me laisser tranquille. Je crois qu'elle a compris que de toute façon, je ne cherchais pas vraiment à finir la soirée chez quelqu'un.

J'ai juste envie qu'on me regarde, qu'on me désire. Est-ce que c'est mal de ne pas vouloir être l'invisible du groupe, pour une fois ?

Après tout, Clément attire les femmes comme des aimants. Il n'est pas le genre de beauté toute droit sortie d'un magazine Abercrombie & Fitch, mais plutôt le genre de gars accessible qui dégage quelque chose. C'est indéniable, il a un bagou incroyable et un sourire charmant. Et en dehors de sa fâcheuse manie à repousser toutes les filles qui s'intéressent réellement à lui, il est presque le gendre idéal.

Quand à Cam, c'est le genre de femmes qui ne laisse personne indifférent. Quand elle entre quelque part, tous les regards se tournent vers cette grande brune d'un mètre soixante-quinze qui possède des jambes de déesse et un sourire à fossettes – je suis d'accord, la vie est injuste.

Dans le cas d'Émie, elle est toute mignonne et attire les geeks, les étudiants en médecine et les gentils garçons. Quand à Paul, le dernier membre de notre bande à la F.R.I.E.N.D.S, il est tellement sincère et à l'écoute que tous les types sur lesquels il tombe sont bien contents d'être homosexuels.

Quand j'y réfléchis, je me rends compte que moi, je suis la seule qui n'attire personne en particulier. Je ne suis certainement pas envieuse des conquêtes de mes amis, loin de là ; je suis même très heureuse qu'ils soient heureux et épanouis dans leur vie sentimentale. Seulement, parfois, j'aimerais sincèrement vivre les mêmes expériences qu'eux.

Parce qu'après tout, je ne suis ni le genre de personnes qu'on aborde avec une technique de drague clichée en boîte de nuit, ni la fille à qui l'on propose un cinéma à la suite d'une soirée entre amis d'amis. Non ; moi, je suis celle qu'on oublie.

Et je crois que je commence à en avoir sacrément marre d'être invisible.

— Je vais rentrer, dis-je en me levant.

Pendant que j'enfile ma veste et récupère mon écharpe, mes trois amis s'emploient avec plus ou moins de détermination à essayer de me convaincre de rester. Pourtant, je décline leurs propositions avec un petit sourire avant de leur souhaiter une bonne soirée.

— Tu veux que je rentre avec toi ? demande Cam d'un air concerné.

Je ne peux m'empêcher de l'embrasser sur la joue, attendrie. On dirait que parfois les rôles s'inversent et qu'entre nous deux c'est elle, la grande sœur.

Je leur adresse une danse des sourcils ridicules agrémentée d'un signe de main exagéré en marchant à reculons jusqu'à la porte d'entrée, histoire de les faire déculpabiliser. Suite à un geste lubrique de la part de Clément, je suis en train de lui envoyer mon meilleur doigt d'honneur quand je me cogne soudainement à la porte.

Étourdie, je me frotte la tête en retournant. Quelle n'est pas ma surprise de me retrouver nez-à-nez avec un grand brun qui me dévisage d'un air peu commode... et qui est tout sauf une porte.

— Désolé.

Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il n'a pas l'air sympa. Malgré ses excuses, je ne perçois aucune chaleur dans sa voix grave.

— Pas de problème, dis-je gentiment.

Vu le ton qu'il emploie, il aurait mérité que je lui réponde de façon froide et concise – telle la bonne parisienne que je suis. Pourtant, quelque chose semble me pousser à être gentille avec lui. Ça doit être ses yeux, qui semblent s'excuser de façon beaucoup plus douce. Il possède deux billes bleues tirant sur le gris, une couleur qu'on a habituellement uniquement lorsqu'on est bébé – ou qu'on est mannequin, au choix.

Intimidée par un tel regard, je le fixe en silence quelques instants jusqu'à ce qu'il se mette subitement à froncer les sourcils, les yeux toujours posés sur moi. Surprise, j'essaie de comprendre ce qu'il tente de me dire sans parler, en supposant qu'il s'efforce de me dire quelque chose sans oser le dire à haute voix. J'espère très fort développer un don pour la lecture visuelle pendant quelques minutes, mais rien à faire : il semble tout simplement me mépriser du regard.

— Vous me bloquez le passage, finit-il par dire.

C'est officiel : j'ai un don pour lire dans les yeux des gens. Et là, ce que j'y lis, c'est qu'il me prend pour une débile profonde.

— Évidemment, je vous bloque le passage ! m'exclamai-je en me frappant mentalement. Pardon, je crois que j'ai un peu abusé de la bière.

S'il ne me trouvait pas déjà folle, cette fois il semble en avoir la confirmation. C'est vrai, depuis quand est-ce qu'on raconte sa vie à un inconnu qu'on a bousculé – en faisant des doigts d'honneur à ses amis à reculons, de surcroît ?

— Aïe, dit-il sans véritablement comprendre où je veux en venir.

— Oui, comme vous dîtes, « aïe ». Enfin, « aïe », c'est un grand mot quand même ! me reprends-je en fronçant les sourcils. C'est vrai, j'ai juste bu deux bières, et même si je ne tiens pas du tout l'alcool, en général j'arrive à tenir encore debout. Enfin je veux dire, à ne pas rentrer dans un inconnu.

Le brun me dévisage sans l'ombre d'un sourire sur le visage. À vrai dire, il semble plutôt se demander quel genre de folle il vient de croiser.

Cerveau appelle Callisto : arrête de parler. Tout de suite.

— Techniquement, je ne suis pas vraiment rentrée dans vous, mais c'est... Euh...

Cette fois, je pense que je me suis assez enfoncée. Mais histoire d'essayer d'arranger un peu la situation, je me risque à ajouter d'un air désolé :

— Pardon, j'ai vraiment l'air folle.

Vu l'air qu'il fait, je n'ai pas vraiment arrangé la situation.

— Je vous avouerai que je ne sais pas vraiment quoi répondre à tout ça, dit-il.

C'est la première phrase qu'il prononce pendant laquelle il ne semble pas m'insulter dans sa tête. Il a surtout l'air confus, en fait.

— Je pense qu'il vaudrait mieux que vous ne répondiez rien, dis-je en baissant les yeux.

Je sens mes joues chauffer. Je crois qu'il est vraiment temps que je m'enfuie de ce bar de malheur.

Et que je renie la bière à tout jamais.

— Dans ce cas, bonne soirée.

Je ne sais pas si je dois être vexée ou soulagée qu'il coupe la conversation comme ça. D'un côté, je ne lui en veux pas du tout. Habituellement, quand on bouscule quelqu'un, on s'excuse – quand on est poli – et on disparaît. Là, on dirait que j'ai joué la mauvaise scène.

— C'est ça, bonne soirée ! réponds-je d'une voix enjouée.

Il m'adresse un dernier regard étrange pendant lequel je l'imagine parfaitement s'imaginer appeler un psychiatre afin de m'embarquer au plus vite, puis je fais volte-face.

Une fois dehors, mon sourire s'évanouit aussitôt et je pousse un énorme soupir en enfouissant mon nez dans mon écharpe.

Je crois que je ne déteste pas vraiment les plans culs, en réalité.

Je crois que je me déteste, moi et toutes les choses complètement débiles qui me passent sans arrêt par la tête.

Vingt bonnes minutes de voiture et deux étages montés à pied plus tard – il n'y a pas d'heure pour se donner bonne conscience –, j'arrive enfin à l'appartement.

— Salut toi ! dis-je avec un sourire – le premier depuis que j'ai quitté le bar –  lorsque Eddie me saute dessus.

Depuis petite, Camélia a toujours eu cette obsession pour les chiens, et plus particulièrement les petits chiens. Je me rappelle encore de toutes ses tentatives – vaines – pour convaincre maman de lui en prendre un. Après avoir essuyé au moins un milliard cinq-cent mille refus, elle avait fini par promettre qu'elle en adopterait un quand elle aurait dix-huit ans. Seulement, en acceptant de vivre en colocation avec elle, je ne pensais pas qu'elle tiendrait réellement sa promesse.

Tout ça pour dire qu'au début j'étais totalement contre l'idée d'avoir un chien, mais que je commence de plus en plus à m'attacher à ce petit bichon frisé, nommé Eddie en hommage à la performance d'Eddie Redmayne dans Les Animaux Fantastiques. Là, je suis persuadée que vous vous demandez pourquoi lui alors qu'Harry Potter reste franchement numéro un dans nos cœurs ? Hé bien, tout simplement parce que Rupert ou Daniel, ça fait moins classe.

En résumé, je suis complètement gaga de cette petite boule de poils même si bien évidemment, je fais toujours semblant de le détester devant Cam.

Pas question qu'elle prenne la grosse tête.

— Par contre t'es bien gentil mais je rêve juste de me taper une nuit de soixante-douze heures, alors si tu pouvais aller roupiller dans ton panier... dis-je tout bas.

Je ne sais même pas pourquoi je chuchote étant donné que je suis seule dans l'appartement, mais on dirait que je ne peux pas m'en empêcher. Ça doit être mon instinct d'aînée protectrice qui ressort.

Épuisée, je me déchausse et dépose toutes mes affaires sur l'un des tabourets de bar. Le temps d'une seconde, un plan machiavéliquement drôle me vient en tête et je suis tentée de déplacer le panier du chien sur le canapé, histoire de forcer Clément à dormir par terre quand il rentrera – on s'entend qu'il finit par dormir une fois sur deux sur notre canapé, soirée ou pas soirée.

Finalement, j'ai peur qu'il écrase le chien et me résout à filer dans ma chambre sans préparer de mauvais coup. J'y enfile mon pyjama en moins de deux et me rince le visage d'eau fraîche sans faire de bruit, toujours aux prises avec ce réflexe débile ; j'imagine que les voisins ne pourront pas me reprocher d'être bruyante.

Une fois bien emmitouflée dans ma couette, je jette un rapide coup d'oeil à mon téléphone pour vérifier que j'ai bel et bien désactivé mon alarme matinale – pas question de me réveiller à six heures un samedi matin.

Je constate alors que j'ai reçu plusieurs notifications sur la conversation Whatsapp que je partage avec la bande – il est sobrement intitulé « Polo au dodo », en référence à la seule et unique cuite que le Gandhi du groupe s'est tapée depuis qu'on le connaît. Je passe les vidéos de Clément qui nous partage ses meilleures – pires – blagues sexuelles de la soirée ainsi que les deux ou trois selfies d'Émie et Cam avant de constater sur l'une d'elle que le type que j'ai bousculé se tient à la table juste derrière eux, en compagnie du type au bermuda.

Je crois qu'il est vraiment temps que je dorme un coup, moi.

J'adore le samedi matin.

Du moins, j'adorais le samedi matin, quand je me réveillais et que toute la maison sentait le café de mon père et les crêpes de ma mère ; c'était notre rituel. En revanche, quand je me réveille à neuf heures au lieu de onze comme je l'avais prévu à cause du nouveau-né des voisins du dessus et que je constate que les placards sont totalement vides, j'ai juste envie de me rendormir.

Jusqu'à onze heures, si possible.

Le pire, c'est que je suis la seule à avoir souffert des cris du diable. La porte de Camélia est encore fermée et Clément ronfle sur le canapé. Même Eddie est sagement roulé en boule dans son panier. Moi qui comptais sur leur présence pour pouvoir me plaindre du manque de petit-déjeuner dans l'appartement, on dirait que je vais devoir ravaler mon venin.

Ayant tout de même un cœur, je décide de prendre ma douche et de m'habiller dans le plus grand silence possible. Une fois ma veste en moumoute marron sur les épaules et mes baskets blanches aux pieds, je constate désespérément que les deux idiots n'ont pas bougé d'un poil. Suis-je la seule qui se réveille au moindre craquement, bon sang ?

La vie est vraiment injuste.

Mon fidèle sac bleu Ikea sous le bras, je fais attention à ne pas claquer la porte derrière moi et m'immobilise devant l'ascenseur. Je pourrais appuyer sur le bouton, rentrer dans la cabine et me laisser descendre... Mais ça serait trop facile.

Énervée par mon propre bon sens, je me tape tous les escaliers avant d'arriver dans la rue. Il n'est que neuf heures, et pourtant le quartier est déjà bien vivant. C'est pour ça que j'ai toujours souhaité habiter la capitale, moi qui ait grandi dans la banlieue sud-est de Paris : pour qu'il y ait toujours quelqu'un dehors, aux aurores ou en pleine nuit.

Je pensais que ça m'empêcherait de me sentir seule.

Après cinq minutes de marche, je suis contente de pénétrer dans l'épicerie du coin. Le chauffage n'est pas super, mais on va dire que c'est mieux que rien.

Je file directement au rayon fruits et légumes, mon préféré. Je ne suis pas végétarienne, mais j'essaie de réduire ma consommation de produits animaux au maximum. Je suis en train de choisir des avocats quand j'aperçois une silhouette bien connue, deux rayons plus loin. J'ai à peine le temps de plisser les yeux que Raphaël écarte grand les bras et fond sur moi, un grand sourire aux lèvres.

— Callisto ! C'est marrant, de se croiser ici ! s'exclame-t-il en me donnant un petit coup dans l'épaule. Tu travailles toujours à l'association ?

J'hoche la tête. Je me rappelle encore la première fois que je l'ai rencontré : il avait déjà cet immense sourire et cette envie d'aider. Simplement, une fois qu'il s'est trouvé une copine, il n'avait plus le temps pour les réfugiés.

Classique.

— Oui, d'ailleurs je comptais y aller ce matin, réponds-je gentiment. Et toi, tu deviens quoi ?

— Bah, pas grand-chose. J'ai juste monté ma boîte il y a quelques mois, et Caroline est enceinte. Mais à part ça, tranquille. Enfin tu sais, la vie, quoi !

Il part d'un grand rire tandis que je me contente d'un sourire forcé. Je suis sincèrement heureuse pour lui, mais...

— Et toi, alors ? Quoi de neuf ?

... Voilà. Il a toujours été très prévenant, c'était évident qu'il allait me poser la question. Sauf que moi, je suis loin d'avoir fait autant de chemin que lui. Qui fonde son entreprise et devient père à vingt ans, d'abord ?

— Oula, plein de choses ! dis-je avec un geste nonchalant de la main.

Il fronce légèrement les sourcils, comme pour m'inviter à poursuivre. Je me contente d'avaler ma salive en disant avec tout l'entrain possible :

— Hé bien, le petit que garde ma mère a été expulsé parce qu'il avait essayé de la frapper avec sa console de jeux et en ce moment on pioche dans la trésorerie pour faire marcher l'assos' puisque les dons sont quasis inexistants. Oh, et à part ça, je suis toujours célibataire.

Comme si c'était le plus grave.

Vu la tête de six pieds de long qu'il arbore, je devine que je n'ai pas été très convaincante en lui disant que ma vie était fantastique. Je ferais une vendeuse de porte-à-porte abominable.

— Wouah, c'est... C'est vrai que tu as fait plein de choses, dit-il, visiblement gêné. Bon, bah... Je crois que je vais y aller. Il faut que je finisse mes courses.

— Oui, bien sûr, dis-je en brandissant mes avocats avec un petit rire ridicule.

Raphaël m'adresse un dernier sourire avant de se détourner vers le rayon du lait maternel. On dirait que ces jours-ci, la vie essaie de me faire passer un message subliminal du style : « ta vie est pathétique ».

Quand je rentre à l'appartement, je sens que la journée va évoluer dans le mauvais sens. Pourtant, je m'efforce de rester optimiste et me met à tartiner des toasts d'avocat et d'épices – mon petit-déjeuner de rêve.

— Tu peux faire moins de bruit ? râle Clément, toujours sur le canapé.

Bien décidée à l'envoyer chier, je prends le premier objet qui me passe par la main pour lui lancer. Cependant, en constatant que c'est un couteau, je décide de calmer mes pulsions et me reconcentre sur mon toast.

— Alors, la soirée s'est bien terminée ? demandé-je en le voyant s'asseoir, les cheveux en bataille.

Torse-nu, il écrase un bâillement avant de se traîner jusqu'au bar derrière lequel je cuisine.

— Ouais, plutôt cool. Une meuf m'a filé son numéro, et Cam l'a jeté dès qu'elle est partie. Par solidarité pour toi, askip.

Je secoue la tête, un minuscule sourire au bout des lèvres.

— Elle n'était pas obligée, dis-je doucement.

— Non, mais elle l'a fait. Bilan : trouve-toi vite quelqu'un, parce qu'on est tous condamnés en t'attendant.

Je lui donne un coup de coude qui lui arrache un sourire puis avale ma dernière bouchée de tartine avant de me laver les mains.

— Bon, je file. Il faut que je passe à l'assos' ce matin.

— T'es une sainte.

Je penche la tête en enfilant de nouveau ma veste.

— Hé bien, les gens n'arrêtent pas d'avoir faim le samedi.

— Amen !

Je lui lance un grand sourire en rassemblant mes affaires.

— Au fait, tu diras à Cam de nourrir Eddie en se réveillant.

Si elle se réveille, tu veux dire.

— Ouais. Et tu seras gentil, si tu comptes traîner ici toute la journée j'apprécierai que tu passes un coup d'aspirateur ; ça m'évitera de le faire en rentrant.

Le brun fait mine d'avoir soudainement mal à la tête et prétexte qu'il doit absolument aller chercher un colis avant midi, comme par hasard.

Après lui avoir fait promettre de ne pas s'enfuir avant d'avoir fait le ménage, je vais jusqu'à l'association en faisant un petit détour par les bords de Seine histoire de marcher un peu plus.

J'ai à peine passé la porte d'entrée qu'un poids s'abat sur mes jambes en criant d'une voix aiguë.

— Salut Bassem, dis-je en retrouvant instantanément mon sourire.

Le petit garçon sourit lui aussi, me laissant découvrir un nouveau trou sur le devant de sa bouche. Décidément, j'ai l'impression qu'il perd ses dents toutes les semaines.

— La petite souris est passée ? dis-je en me penchant vers lui.

Un petit pli de concentration tout simplement adorable se creuse entre ses sourcils, signe qu'il fait énormément d'efforts pour me comprendre. En me rappelant sa crise de la semaine passée pendant laquelle il avait refusé de prendre sur lui pour tenter de déchiffrer les paroles de l'infirmière, je me sens aussitôt touchée.

Je sais que je n'en ai pas le droit, mais Bassem est mon préféré. L'association accueille principalement des sans-domicile-fixe, et il en fait partie. Quand il est arrivé avec sa mère, ils venaient de quitter l'Afghanistan. Non seulement Bassem a du laisser derrière lui son père, ses frères et tout ce qu'il connaissait, mais en plus il est malentendant. Il porte un appareil auditif, et lit sur les lèvres la plupart du temps. Mais malgré tout cela, c'est la personne la plus souriante que je connaisse.

J'aurais bien besoin de passer plus de temps avec lui, histoire de prendre conscience que mes problèmes sont quasiment inexistants face aux siens.

— Elle m'a donné un euro ! dit-il finalement, au bout de quelques minutes de concentration intense.

Ses progrès sont incroyables. En quelques semaines, il parlait déjà mieux notre langue que certains gamins de son âge nés ici. Et puis, il est très curieux et cultivé avec ça : il est passionné de mythologie et d'histoires en tout genre. Inutile de préciser que le Père Noël, les cloches de Pâques et la petite souris sont l'un de ses domaines de prédilection. Je crois qu'il connaît même plus de chants de Noël que moi.

— C'est génial, dis-je en ébouriffant ses cheveux. Au fait, tu es allé à l'infirmerie ce matin ?

Il prend soudain son air le plus innocent en faisant semblant de tendre l'oreille, comme chaque fois qu'il fait semblant de ne pas comprendre alors qu'il a parfaitement saisi ce qu'on vient de lui dire.

Un vrai petit malin, je vous jure.

— Tu sais que tu dois prendre ton traitement, lui rappelé-je en prenant mon air de grande sœur sévère mais douce à la fois – Cam le détestait. Si tu n'avales pas tes médicaments, tu ne pourras plus regarder de dessins animés.

Oui, parce qu'au-delà d'être sourd, il est également épileptique depuis qu'il a quitté sa famille. Certains traumatismes laissent des traces indélébiles.

La menace semble efficace puisque Bassem se met à hocher vigoureusement la tête avant de s'enfuir dans le couloir.

— Et on ne court pas à l'intérieur ! m'exclamai-je, le sourire aux lèvres.

On dirait que je ne pourrais jamais engueuler ce gamin.

— Tiens, Callie ! dit Barbara en débarquant avec une caisse de pain aux chocolat dans les bras. Tu tombes bien, j'ai une faveur à te demander.

— Une faveur ? répété-je, méfiante.

Je m'empare de la caisse et la dépose sur le comptoir à sa place. Elle ne prend même pas la peine de me remercier et se contente d'un regard empreint de gratitude avant de poursuivre :

— Oui, une faveur. Un nouveau bénévole est arrivé ce matin, et il faut que tu t'en occupes.

— Je ne peux pas, je donne un cours de français dans vingt minutes, rétorqué-je en jetant un œil à ma montre.

— Changement de plan.

Je la suis derrière le comptoir de l'entrée, ébahie. S'il y a bien une chose que je déteste, c'est le manque d'organisation. Et franchement, je ne vois pas comment cette situation peut me tomber dessus si tout avait été correctement planifié.

Pas que je déteste les nouveaux bénévoles, loin de là ; je sens simplement que ça va me prendre la journée, moi qui avait prévu de rejoindre Cam et de m'abrutir devant les rediffusions de Drop Dead Diva toute l'après-midi.

— Pourquoi moi ? Je suis sûre que David pourrait...

— David n'est pas là. Apparemment, il a une méchante gastro qui le cloue au lit.

Je me retiens de lui montrer la photo qu'il a posté hier soir sur Instagram, photo sur laquelle il est en week-end à Lille avec son copain.

— Et Laura ?

— Repas de famille. De toute façon, c'est à toi que je le demande ! lâche Barbara d'un air assuré.

Je la fixe, contrariée.

— Dans ce cas, je pars avant le repas.

Deal.

Elle me presse l'épaule avant de s'éloigner à son tour, me laissant seule derrière l'ordinateur. Je pousse un soupir en me laissant tomber sur la chaise de bureau, dépitée.

Étant donné que mon cours est annulé et que j'ai maintenant vingt minutes à occuper, je décide de faire mes petites recherches sur le nouveau bénévole. Après tout, ça pourrait être sympa de l'accueillir en l'appelant directement par son prénom, non ?

Je me connecte à la base de données de l'ordinateur puis clique sur l'onglet dossiers. Grâce à Barbara, j'ai accès à tous les fichiers de l'association.

On dirait bien que je ne suis pas la seule à faire du favoritisme.

Finalement, je clique sur le dossier qui a été modifié le plus récemment. C'est celui d'un certain Eden Cordier, qui a soit-disant vingt ans et un diplôme dans l'animation d'enfants. Il n'y a pas de photo, mais je l'imagine très bien blond, assez petit et avec un immense sourire. En général, quand on est bénévole, on a le sourire facile.

— Bonjour.

Je sursaute et relève la tête aussitôt, manquant de me cogner contre l'étagère située juste derrière moi. C'est là que je tombe face à un grand brun aux regard bleu-gris familier... Qui semble lui aussi me reconnaître, malheureusement.

Faîtes qu'il soit là pour un don. Ou déposer de la nourriture. Ou des livres. Ou même du papier toilette, tant qu'on y est !

— Je suis le nouveau bénévole, dit-il aussi froidement qu'hier soir.

Chiottes.

Il n'est ni blond, ni petit, ni souriant. Je crois que je serais la pire mentaliste de tous les temps.

— Ah, ben, bonjour ! Eden, c'est ça ?

Il hoche lentement la tête, visiblement sur la défensive. Je crois que si j'avais voulu imaginer la pire situation existante sur Terre, j'aurais imaginé moins pire que ça. Genre Raphaël qui revient, par exemple.

— Je m'appelle Callisto, et je suis bénévole. Fin, normal, puisque je suis derrière le comptoir.

Toujours pas un sourire sur son visage. Sueur sur mon front.

— Du coup, je vais aller te trouver un badge et je te ferais visiter, ok ?

Je n'attends pas sa réponse et m'engouffre dans la remise situé juste derrière moi, un vrai fourre-tout. Les mains tremblantes, je cherche un badge vide dans chaque foutu tiroir de cette pièce.

Résumons la situation : ce type m'a vue faire des doigts d'honneur en marchant à reculons juste avant que je ne lui rentre dedans. Ensuite, j'ai déblatéré toute seule pendant dix minutes en laissant entendre que j'avais une addiction à la bière, en gros : que j'étais folle.

Bon, vu comme ça, je pense qu'il y a relativement pire dans la vie. Il faut juste que j'évite de partir définitivement du mauvais pied avec lui.

Lorsque je mets enfin la main sur un badge ainsi qu'une étiquette vierge, je repasse dans la salle principale et lui pose le tout sur le comptoir, assorti d'un stylo.

— Écris-ton prénom, dis-je en faisant semblant d'être une personne autoritaire et sûre d'elle.

Ça ne semble pas très bien fonctionner étant donné qu'il se contente d'un léger froncement de sourcils. Oups.

Après seulement quelques secondes, il me tend le stylo et glisse l'étiquette dans son badge, qu'il accroche directement à sa poitrine.

— Très bien, dis-je bêtement.

— Super.

Son ton sarcastique n'augure rien de bon. Je n'ai jamais été douée avec l'ironie : chaque fois qu'on blague de cette façon, je ne m'en rends pas compte et ait l'impression que la personne est sérieuse.

Je maudis encore plus le nouveau-né du dessus de m'avoir réveillée ce matin.

— Bon, allons-y.

Je fais le tour et le rejoint de l'autre côté du comptoir. Une fois debout juste à côté de lui, je me rends compte que j'avais totalement sous-estimé sa taille hier soir. À moins que c'est moi qui sois minuscule – ce qui est fort possible –, il est franchement impressionnant. À vue d'oeil, je dirais qu'il fait entre un mètre quatre-vingts et six mètres. Au moins.

— Ici c'est la réception, c'est là où les nouveaux réfugiés viennent en premier. Il faut essayer de les mettre en confiance au maximum pour les inciter à rentrer prendre une douche, un repas chaud et même de dormir ici ou de prendre différents cours s'ils le souhaitent. Il faut être ferme et tendre à la fois, un peu comme un Oréo. Tu vois ?

Le temps d'une seconde, je crois apercevoir un sourire sur son visage. L'instant d'après, je me rends compte que c'était une grimace. Dommage.

— Le couloir mène à la nursery, au dortoir, à la salle de classe, à la cuisine et aux sanitaires. Derrière cette porte, il y a une sorte de minuscule cour intérieure avec des jeux pour les enfants et le bungalow de l'infirmerie.

Pensant avoir terminé, je fais volte-face et tente de lui sourire.

— Très bien, je pense qu'on a fini ! dis-je en imaginant mes fesses soudées au canapé pendant deux bonnes heures, histoire de rattraper les heures de sommeil qu'il me manque.

— J'ai une question.

Alors ça, je dois dire que je ne m'y attendais pas. Je pensais plutôt qu'il garderait les lèvres bien serrées l'une contre l'autre sans laisser échapper un seul mot de plus, histoire de me prouver qu'il me méprise bien profondément.

— Euh, oui ?

— Les gens qui viennent ici, ils restent combien de temps ?

Je le regarde sans rien dire, essayant de déchiffrer les émotions qui traversent ses yeux à une vitesse folle.

— Hé bien, autant qu'ils veulent. Parfois ils restent dix minutes, parfois plusieurs mois. Ils choisissent.

Le brun hoche imperceptiblement la tête puis détourne le regard sur les dessins accrochés au mur. Comme par hasard, ses yeux s'accrochent à celui de Bassem, qui détonne à côté de celui des autres par ses couleurs foncées et ses formes bien proportionnées.

— Oui, c'est bien ce que tu crois, confirmé-je en voyant ses lèvres s'entrouvrirent. C'est bien un garçon seul avec sa mère dans un bateau, qui dit au revoir à sa famille.

— Et juste à côté... La famille meurt ?

Sa voix grave n'est plus qu'un souffle.

— Je crois. Je ne lui ai pas posé de questions.

Eden se tourne alors vers moi, visiblement ébranlé.

— Il va falloir t'y habituer, dis-je. Ils n'ont plus que nous. Ici, c'est nous leur famille.

J'ai presque l'impression qu'il va ricaner, mais il n'en fait rien. À la place il détourne le regard une nouvelle fois, sa main rejoignant ses cheveux.

— Je ne suis pas très famille.

Je ne peux retenir un soupir en le dépassant puis je réplique, dos à lui :

— Dans ce cas, je ne sais pas ce que tu fais ici.

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