5 - Drawing The Line

 - C'est un vrai soldat. C'est pourquoi je l'aime. C'est pourquoi je ne peux pas le laisser partir. 

Okay, du jour au lendemain, je me retrouve avec un squatteur dans ma chambre - dans sa chambre - mais pour couronner le tout, il faut qu'il regarde des dramas niais jour et nuit, le volume au maximum. Il passe son temps à chialer, à rire ou à se pâmer comme une gamine devant des personnages fictifs, vraiment, ça me dépasse.

Avec un soupir, je ferme le jeu de mon téléphone - impossible de se concentrer sur brickbreaker avec les déclarations d'amour dramatiques qui emplissent la pièces. 

Je me tourne vers Taehyung, j'ai laissé passé durant ces deux derniers jours, mais trop, c'est trop.

 - T'es vraiment obligé ? Tu peux pas mettre des écouteurs ?

Il lève vers moi des yeux emplis de larme.

- Les miens sont cassés.. 

Ce gars est une véritable blague à lui tout seul.

 - Tu peux.. tu peux me passer les tiens ? sanglote-t-il. 

J'attrape ma paire d'écouteurs posée non loin de moi sur le lit et les plaque contre ma poitrine.

 - Jamais ! Je partage pas les crottes d'oreille.

Il faut quand même pas abuser, non plus. Les écouteurs, c'est comme les brosses à dents. Ça se partage pas. Je sais même pas à quelle fréquence il se lave les oreilles. Bah ! Je frissonne rien que d'y penser. Dégueu. 

Je m'assieds sur le lit, attrape mon sweater qui traînait au sol. 

Taehyung ne me prête déjà plus attention, entièrement concentré sur les jérémiades de la pauvre héroïne transie d'amour. 

Je quitte la pièce avec un nouveau soupir. Je ne supporte plus cet endroit. 

Et je me sens de plus en plus mal.

Je ne suis plus jamais seul ici.

Hors, dans la mélancolie de cette chambre, dans la mélancolie de cette solitude, je survivais.

Je survivais par moi-même. Je prenais les devants.

Garrot. Seringue ?

C'est mon combat.

Garrot. Seringue. Oubli. Survie. 

Je suis en manque. En manque d'oubli.

Je ne peux plus, maintenant que Taehyung est là. Il squatte H24, et je ne suis plus jamais seul. 

Je ne sais plus quoi faire. Plus où aller. 

Je fais demi-tour, me stoppe face à la porte de ma chambre. 

M'éloigne à nouveau. La moitié du couloir traversé, je pivote sur mes talons et reviens sur mes pas. 

Alors que je m'apprête à entrer, je me stoppe. Fais quelques pas. Dans un sens, puis dans l'autre.

Insensé. Je deviens insensé. Je suis insensé.

Sous le coup d'une pulsion, je me retourne avec vigueur, pousse la porte de mes deux mains, pénètre enfin dans cette chambre.

Taehyung est toujours recroquevillé au sol, les larmes coulant sur ses joues, murmurant les prénoms des personnages.

J'ouvre la bouche, je vais prononcer son nom.

Non.

Insensé.

Je me détourne, je vais m'en aller.

Non.

Insensé.

A grands pas, je gagne le placard à vêtements, l'ouvre, jette des poignées de sous-vêtements au sol en un geste brusque. Il est là.

Garrot. 

Je nage à nouveau dans les chaussettes et les caleçons, et puis la voilà. Elle est là.

Seringue.

Je les laisse à leur place, et d'un geste fébrile vais attraper mon sac à dos.

Un coup d'oeil à Taehyung, il est bien trop plongé dans son drama. Je fourre les ustensiles dans le sac, quitte la chambre presque au pas de course.


Taehyung n'a pas levé les yeux. 

Il fait semblant de me tolérer.

Mais s'il n'a pas d'obligation, je n'existe pas. 

Rien de surprenant en soi, je ne sais même pas pourquoi je prends la peine de me faire la remarque. 

Il me l'a dit, il prétend.

Mais je n'ai pas envie d'en faire de même. 

Oui, Taehyung, j'ai peut-être bien l'habitude de prétendre.

J'utilise ma rancœur et ma haine comme un masque, et tu dois bien être le seul à l'avoir vu. 

Mais Taehyung, avec toi je n'ai pas l'envie de prétendre. Du moins pas ainsi. Je n'ai pas envie d'agir comme un membre de cette famille, comme tu me l'as demandé.

Ça lui ferait trop plaisir, de me voir agir comme si tu étais mon frère. Elle ne le mérite pas. 

De quel droit, Taehyung, de quel droit êtes-vous entrés dans ma vie, toi et ton père, de quel droit avez-vous décidé que nous sommes une famille ?

De quel droit as-tu décidé que je dois prétendre ? Prétendre que tu sois mon frère ? Pourquoi le ferais-je ? Pour qui ? 

Cette mascarade, Taehyung, je n'en ferais pas partie. Mais je te souhaite de t'y donner à coeur joie, d'y donner tout ce que tu as, jusqu'à en vomir tes tripes. 


Je ne croise personne en quittant l'appartement. 

J'ai à peine passé la porte d'entrée de l'immeuble que je me fais inonder d'une gerbe d'eau froide. Génial. Je n'avais pas prévu qu'il pleuve.

Je rabat ma capuche sur ma tête et vais chercher un coin à l'abri afin d'allumer ma clope plus facilement.

Reste à trouver où aller.

Bordel ce que ça peut m'énerver. Devoir me chercher désespérément un endroit tranquille où me poser alors que je pourrais être bien à l'abri dans cette chambre. Ce que ça peut m'énerver. 

Si Taehyung n'avait pas été Taehyung, je serais simplement allé dans la salle de bains. Mais Taehyung est le genre de personne à venir toquer sans prévenir au moment le moins importun, il est le genre de personne à venir me faire chier pour de stupides raisons n'importe quand.

Merci Taehyung d'être con au point de me faire courir les rues sous la pluie simplement pour être libéré de ta présence une petite heure. 

Après avoir tourné en rond durant de trop longues minutes, je sais enfin où aller.

Un pluvieux samedi matin, l'endroit sera désert. 

Puis, je ne suis plus à ça près niveau offense.

Même s'il est vrai que l'on peut difficilement faire pire.


Je m'attendais presque à ce que la porte soit fermée, mais non, j'entre sans difficulté. Les gens sont naïfs, c'en est affligeant. Un jour ils vont se pointer y'aura plus rien, toutes les statues auront disparu. Pouf.

Comme je m'y attendais, il n'y a personne. Tant mieux.

Je traverse l'allée en regardant autour de moi. Les personnages dessinés sur les vitraux semblent me juger, comme s'ils savaient que je venais pour pécher. 

Je peux entendre le bruit de mes pas résonner tout autour de moi alors que je progresse sur le sol de pierre. 

Et puis enfin j'arrive à l'hôtel. Je gravis les quelques marches, me retourne, contemple le hall majestueux de cette bâtisse sacrée. 

Je l'ai trouvé, mon coin de solitude. 

Mes doigts viennent caresser l'eau claire dans la jarre, avant que je n'y plonge la main en un geste plus franc. Je viens ensuite me rafraîchir la nuque et secoue l'eau qui restait captive de ma peau. Quelques minuscules gouttelettes viennent se perdre autour de moi, et je ferme les yeux quelques instants. Enfin.

Je prends une grande inspiration afin de m'imprégner de mes sensations et réflexions telles qu'elles le sont, puis viens poser mon sac à dos contre l'immense statue de cet homme au visage paisible et au corps torturé et m'accroupis.

Enfin. 

Je serre le garrot bien fort autour de mon bras. J'aime cette peine risible.

Douleur aiguë. Perle de sang.

Soulagement. 

Je me redresse, écarte grand les bras et embrasse l'espace, alors que l'oubli m'envahit.

Je tourne sur moi-même, tourne et tourne encore.

Un rire frais m'envahit.

Ça faisait une éternité que je ne m'étais pas senti ainsi. Je me sens bien. 



Allongé sur le dos et les bras en crois, Taehyung réfléchit et s'interroge. L'on peut voir dans son regard la profondeur de ses inquiétudes alors qu'il se passe la langue sur ses lèves en un geste incessant. La suite des événements s'annonce bien compliquée. Pourvu que son cher soldat arrive à la sauver.. Bah, évidemment qu'il va y arriver. C'est Yoo Si Jin. Il peut tout faire.

Taehyung essuie ses larmes et se redresse en position assise.

Il devrait peut-être penser à faire son service militaire. L'uniforme lui irait comme un gant, il serait classe et stylé. Même mieux que Yoo Si Jin.

Mais oui, pourquoi ne pas abandonner la fac et partir à l'armée ? Il ne lui manquerait plus que de se faire remarquer, ce dont il ne doutait pas, afin d'être amené dans un pays en guerre, de s'y comporter comme un véritable héros et d'y vivre des aventures dignes des plus grands. 

J'ai trouvé ma voie, se dit-il en quittant la chambre afin d'aller remplir son petit-ventre. 

Ce fut en chantonnant l'OST de son drama qu'il gagna la cuisine, où son père était déjà attablé devant une tasse de café. 

 - Oh, Papa, tu n'es pas sensé être au travail ? 

 - Je dois me rendre sur le site d'une construction cette après-midi, alors j'ai pu quitter le bureau plus tôt.

 - Oh, tu restes manger alors ? 

 - Non, je pensais aller retrouver ta mère pour sa pause repas.

Le jeune homme tressaille. Ta mère. 

Malgré la peine cuisante en son coeur, il esquisse un grand sourire.

 - Oh, c'est une bonne idée, ça lui fera plaisir. 

Taehyung ouvre le placard et s'empare d'un paquet de nouilles instantanées. 

Alors qu'il allume la bouilloire, son père reprend la parole :

 - Tu sais Taehyung, je veux que tout se passe bien.

 - Je sais. 

 - Nous prévoyons de nous marier, Ji Eun et moi. Nous sommes une famille maintenant Taehyung, ne l'oublie jamais.

 - Je sais, Papa.

 - Je compte sur toi pour bien t'entendre avec Jungkook.

Le visage fermé et la moue méprisante du noiraud se fait un chemin dans l'esprit de Taehyung.

Bien s'entendre avec Jungkook.. La belle affaire. 

Avec un soupir, Taehyung stoppe la bouilloire et vient verser l'eau bouillante dans son bol de nouilles. Il le couvre et va s'asseoir aux côtés de son père, attendant patiemment que son repas soit prêt.

Père et fils assis en silence, l'un à côté de l'autre, ils ne se parlent pas, ils ne se regardent pas.

Taehyung n'a jamais été seul, il a grandi entre deux parents aimants, et n'a jamais rien demandé de plus. 

Même quand ses parents se sont disputés de plus en fréquemment jusqu'à ce que cela devienne quotidien, il n'a jamais été seul. 

Durant les longs mois où ses parents ne s'adressaient la parole que pour s'insulter, sa mère venait lui lire une histoire tous les soirs et restait parfois même dormir à ses côtés; et son père l'emmenait toujours en sortie lors de ses jours de congé, au cirque, au parc, en randonnée. 

Non, Taehyung n'a vraiment jamais été seul.

Entre ses parents, ses grands-parents, sa bande d'amis, il était un petit garçon au centre des attentions.

Alors Taehyung a toujours été souriant, rieur, ç'a toujours été quelqu'un d' optimiste et rêveur, un vrai rayon de soleil pour tous ceux qui l'approchent.

Il découvre son bol de nouilles et souffle dessus pour les refroidir, attrape ses baguettes et commence son repas en silence.

Il a hâte de retourner à son drama, il meurt d'envie de savoir la suite; mais avant ça, il a prévu de se rendre à la librairie pour chercher la suite de son manga préféré. 

Taehyung prends une grande bouchée de nouilles, esquisse un sourire, une chouette après-midi se dessine devant lui. 

Il jette un coup d'œil à son père qui ne lui prête aucune attention, concentré sur son journal.

Oui, une chouette après-midi. Il va bien s'amuser. 

Taehyung n'a jamais été seul, mais a-t-il jamais été vraiment entouré ?  



Le rire de Jungkook résonne tout autour de lui, se brise, il se laisse tomber au sol, se prend la tête entre les mains.

Ses écouteurs dans les oreilles, Taehyung lace ses chaussures et quitte l'appartement, son père est déjà parti. Il chantonne en dévalant les escaliers à bon pas, une larme solitaire vient caresser sa joue pâle. 

Pour quelques instants, pour une minute, une seconde, ils ont besoin de craquer, de se laisser envahir par la douleur, de se laisser submerger. Parce que déjà, déjà, les fausses expressions, les sentiments morts doivent prendre le relais, déjà, ils doivent reprendre leur rôle dans cette mascarade; ils doivent continuer, simplement continuer, même s'ils n'en ont plus le coeur. 



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