2 - L'insensé est raison, la raison n'est plus
- Oh, mais tu dois être Jungkook !
Je plaque l'oreiller contre mon visage, alors que cette même voix grave revient encore empoisonner mes pensées.
- Et toi t'es qui ?
C'est une blague. Une putain de blague. Il y a certainement quelqu'un là-haut qui se fout de ma gueule.
- Taehyung, ton nouveau grand-frère.
Un frère, moi ? Ça risque pas. D'abord on veut m'imposer un père, et maintenant un frangin. Comme si ce n'était pas assez.
Ce crétin est parti aux études, eh bien, qu'il y reste. Qu'il vienne pas me gonfler ici.
J'envoie valser l'oreiller, passe mes mains dans mes cheveux, et, comme à chaque fois que je suis contrarié, j'attrape le garrot que j'ai laissé traîner un peu plus tôt.
Je m'assied sur mon lit, le sangle à mon bras. Un long soupir m'échappe alors.
Il va bientôt falloir que je m'en procure à nouveau. Toutes mes maigres économies vont encore y passer.
Enfin bon, c'est comme ça. Pas le choix. Si je dois m'en sortir, j'en ai besoin.
---
La porte d'entrée qui claque m'indique que les tourtereaux sont rentrés. J'enfonce mes écouteurs dans mes oreilles, les connecte à mon portable et lance une chanson au hasard, volume élevé.
Je ne veux pas les entendre.
Un couple d'heures sont passées, je suis redescendu, et d'humeur exécrable. Bien d'avantage qu'auparavant, si tant est que la chose soit possible. Ma tête me fait mal, ma gorge est sèche. Je sens bien que je n'ai aucune patience, et que je pourrais exploser à tout moment.
J'attrape la bouteille d'eau qui traînait sur ma table de chevet, avale de longues goulées. La nausée me prend, je me sens comme une loque. Je me retourne dans mon lit, compte mes respirations, essaie de me calmer. La musique accentuant mon mal de tête, j'envoie valser mon téléphone sans prendre la peine de mettre la chanson sur pause.
Je n'ai pas encore mangé ce soir, mais je n'ai pas faim.
La conversation avec ce Taehyung me revient une nouvelle fois en tête, me faisant grogner.
- J'ai cru comprendre que tu squattais ma chambre ? avait-il lancé d'un ton amusé, un brin moqueur.
- Je m'en serais bien passé. Agacé, mon ton était froid, sec.
- Et sinon, tu sais quand mon père rentre ? J'ai à lui parler.
- T'as qu'à l'appeler sur son portable. Quoique, pas sûr qu'il décroche ce soir, il est trop occupé à jouer au prince charmant.
Il avait éclaté de rire à nouveau - ce gars semble vraiment ne rien prendre au sérieux - avant de reprendre :
- Oh, je dois déjà y aller. De toute manière on se verra bientôt, frangin.
Et avant que je ne puisse rétorquer, ce petit con avait raccroché.
Petit con, je vous le dis moi. Faut croire que la connerie est de famille.
Frangin. Et puis quoi encore ?
Je me retourne dans mon lit, et, épuisé pour je ne sais quelle raison, je finis par m'endormir, alors que des rires ridiculement sucrés résonnent dans l'appartement.
---------
C'est ma mère qui vient me réveiller le lendemain matin, criant que je vais être en retard au lycée. Ça me fait une belle jambe.
Je ne prend pas la peine de la saluer en quittant ma chambre, me contentant d'attraper une pomme dans le panier à fruits avant de sortir de l'appartement.
L'air est froid, la chaleur estivale me manque de plus en plus. Je passe ma capuche par-dessus ma tête, qui vient camoufler mes yeux. Du rap à fond dans les oreilles, je continue à descendre ces rues ennuyeuses, direction le lycée.
La grande bâtisse jaune pâle entourée de hauts arbres finit par apparaître devant moi, et je lâche un soupir. Encore une journée de cours barbante à en crever.
Je n'ai jamais aimé étudier. Aller en classe m'a toujours profondément ennuyé, et je n'ai jamais eu une capacité de concentration suffisante pour passer mes journées à écouter des profs aux voix soporifiques.
À Busan ça allait, je supportais le lycée. Avec ma bande de potes on jouait aux petits merdeux, ça passait le temps. Puis on hésitait pas à sécher quand les cours commençaient à vraiment nous taper sur les nerfs. Mais ici, c'est autre chose. Aller au lycée est devenu une vraie plaie.
La tête baissée, je pénètre dans le hall d'entrée, puis vais me poser au foyer des élèves un moment avant la sonnerie.
Je lance un jeu sur mon téléphone histoire de tuer les minutes, ma musique toujours dans les oreilles.
Une grande agitation finit par me faire relever la tête, agacé. Tiens, le playboy est déjà arrivé.
J'ai beau ne parler à personne, il ne m'a pas fallu longtemps pour entendre parler de lui. Son nom est sur toutes les lèvres. Monsieur est populaire, Monsieur est sexy, Monsieur est riche. Il est d'un chiant.
Park Jimin, redoublant, au sens de la mode quatre fois plus développé que son QI de poule et aux cheveux décolorés soigneusement plaqués en arrière.
Entouré de sa bande de potes tellement ordinaires que je n'ai même pas retenu leurs noms, il s'est déjà fait rejoindre par un groupe de filles aussi mignonnes qu'elles ont l'air stupides.
Il a bien essayé de venir vers moi dans mes premiers jours ici - Park Jimin est gentil avec tout le monde, c'est bien connu - mais je l'ai remballé ferme et il n'est jamais revenu. Il se contente de me sourire quand il me croise et de me lancer de temps en temps des "Salut, Jungkook" auxquels je ne réponds pas.
J'ai toujours trouvé ce genre de gars sans intérêt, ennuyeux à en crever.
Faut dire que j'ai toujours été plutôt asocial, j'aime bien être seul, sans traîner quelqu'un derrière moi. Les gens ont toujours eu cette aptitude à me saoûler bien plus rapidement qu'à m'intéresser.
Mes amis de Busan étaient en quelque sorte l'exception, je suppose. Pas qu'ils étaient plus intelligents que les autres, mais je sais pas, je me sentais bien avec eux. J'avais pas besoin de mentir, ils acceptaient mes différents côtés, principalement mauvais, je l'assume. Pas besoin de prétendre, de se cacher, mes sautes d'humeur et mes troubles ne les avaient jamais dérangé. Et puis, ils étaient loin d'être très sains eux-mêmes, alors on pouvait enchaîner les mauvais coups ensembles, sans hypocrisie.
Alors ouais, je suppose que ma bande de potes me manque. J'en ai pas honte.
Séoul me casse les couilles. Ma mère me casse les couilles. Sa nouvelle petite famille parfaite me casse les couilles. Ce bahut, ces gens, vous me cassez tous les couilles. Je vous déteste, putain.
Voilà, c'est dit.
La sonnerie retentit, je range mon téléphone dans ma poche de pantalon et jette mon sac sur mon épaule. Je ne sais pas quelle aura émane de moi, mais plusieurs lycéens s'écartent quand je passe, et je sens des regards me suivre. C'est ça, méfiez-vous. Je ne suis pas sain.
Le cours d'histoire s'étire en longueur, tant et si bien que je finis par passer un écouteur dans la manche de ma chemise jusqu'à mon oreille et par remettre mon rap en route.
La journée se déroule dans son habituel ennui morne, rien pour venir rallumer ma haine, non plus. Seulement du mépris, de la rancune et de la fatigue, derrière lesquelles se cachent un brin de nostalgie.
Lorsque je quitte enfin le lycée, la nuit est déjà tombée. La tête levée, je cherche la lune. Bientôt pleine, elle nous nargue, si brillante, nous faisant rêver d'un avenir lumineux et plein de promesses. Lune menteuse. Nous sommes tous condamnés à crever comme les petites merdes insignifiantes que nous sommes.
Je monte le son de ma musique jusqu'à ce qu'elle couvre totalement les bruits extérieurs, et passe ma capuche par-dessus ma tête, qui vient jeter une ombre sur mes yeux sans éclat. Dans ma bulle, dans mon monde de néant et de noirceur, je suis prêt à rentrer dans cet appartement que je suis sensé appeler maison.
Et puis un toucher sur mon épaule vient me sortir de ma transe et je me retourne, prêt à envoyer paître celui qui a osé venir me faire chier.
Le visage de bébé de Jimin surmonté de sa frange ébouriffée lui un air de poussin particulièrement niais vient me faire grimacer. Il me veut quoi, le playboy de mes deux ? Je retire un écouteur, déjà saoûlé.
- Jungkook ?
Je ne réponds pas, l'incitant silencieusement à continuer, ou à se barrer avant que moi je ne le fasse.
- On fait une petite soirée ce soir chez un pote, un petit truc posé tu vois, pour fêter les vacances. Si tu veux venir, ce serait cool.
- Je fais pas dans les soirées, désolé."
Sous-entendu :"Vos petites soirées de merde ne m'intéressent pas."
Une moue déçue remplace son sourire plein d'espoir. Je comprends pas pourquoi il s'obstine à gratter mon amitié comme ça, alors qu'il est si populaire.
- Mais... commence-t-il.
- Y'a pas de mais, c'est comme ça Jimin.
Je renfonce mon écouteur dans mon oreille et le plante-là.
Pour fêter les vacances, ça me fait une belle jambe. Deux semaines de pause, et je vais pas pouvoir quitter cette ville de merde une seule fois.
Des soirées ? Bien sûr que c'est mon truc. Enfin, c'était. Je sortais presque toutes les semaines sans exception, à Busan. Seulement voilà, les petits cons de ce bahut ne sont pas le genre de gars avec qui j'aurais une quelconque envie de traîner. Sans oublier que ça m'étonnerait bien que leurs soirées sortent de leurs délires collégiens avec un action-vérité ou une partie de just dance et quelques bouteilles. Pas mon délire, merci bien.
J'ai immédiatement envie de faire demi-tour en pénétrant dans l'appartement. Ma mère, un tablier fleuri attaché au niveau de la taille, court partout en chantonnant, une cuillère en bois en main, alors que son nouveau mari est affairé à découper je ne sais quoi sur le plan de cuisine en la regardant avec une affection dégoulinante.
Je ne sais pas ce qu'il se passe, et je n'ai aucune envie de le savoir.
- Ah, Jungkook ! m'interpelle ma mère en avisant ma présence. Retire tes chaussures, vite vite, et viens nous aider !
C'est bien ma génitrice, ça. Dans son monde. Elle me parle encore comme à un gosse de six ans, elle me parle comme une mère parle à son petit garçon adoré. Quatre ans qu'on a pas eu une seule conversation normale. Quatre ans que j'ai cessé d'agir comme son fils, sans que jamais elle ne voie le fossé nous séparant toujours plus. Elle ne sait rien de ce qu'il se passe dans ma vie, je subis ce qu'il se passe dans la sienne. Mais elle s'en fout. Elle a simplement besoin de l'illusion de la relation mère-fils, de la famille parfaite. Que j'aille bien ou non, elle s'en contrefout.
J'ai à peine jeté mes baskets au sol que celui qui est sensé remplacer mon père prend à son tour la parole, de sa voix puante d'hypocrisie.
- Taehyung vient dîner à la maison ce soir, ce sera une bonne occasion pour vous de faire connaissance.
Un sourire, auquel je ne réponds pas.
- Je peux pas, ce soir j'ai une soirée.
Voilà la seule chose que j'ai trouvée à répondre.
Je n'y pas réfléchi, mais après tout, se bourrer la gueule avec des gamins est beaucoup plus attirant que rencontrer un frangin qui tente de s'incruster dans ma famille. Famille ? Mais Jungkook, quelle famille ? Il n'y a que toi, tout seul. Tu parles de famille ?
Cette petite voix qui susurre en moi, pleine de raison.
Comme si j'en voulais une, de famille. Je suis tellement mieux par moi-même.
Qu'il s'y préparent, jamais je ne me comporterais comme un frère avec ce Taehyung. D'étranger, il restera un étranger.
Je n'écoute pas les plaintes et les protestations de ces deux inconnus qui se tiennent face à moi, lâchant seulement un :
" C'était prévu depuis longtemps ", avant de prendre le chemin de ma chambre.
Garrot, seringue, et tout va mieux.
La tête qui tourne, le sang qui chauffe et à moitié perdu dans un ailleurs brumeux et insensé, j'attrape mon téléphone et me connecte à Instagram.
Retrouver Jimin a été plus que facile et m'a pris moins de dix secondes. Une photo de lui tout souriant et les cheveux rose bonbon en guise d'image de profil, une citation vaseuse à côté de son nom, rien de surprenant.
- Où et à quelle heure, la soirée ? envoyai-je.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top