LE JUSANT DE CONTREMPOINT
Les rues de Contrempoint n'ont pas toujours été aussi sombres et désolées. Il y a quelques années encore, c'était une station balnéaire prospère et prisée, dont la vie suivait paisiblement le rythme des marées et du commerce saisonnier. Les choses se passaient bien, même après la disparition de la fameuse conque géante qui avait, à une époque, constitué l'attraction principale de la ville, et marque ce que l'on convient maintenant d'appeler son âge d'or. Cette perte regrettable avait forcé Contrempoint à se réinventer, à se fabriquer de nouveaux atouts, tâche redoutable dont elle s'était, somme toute, plutôt bien acquittée.
Un jour, pourtant, la mer s'est retirée plus loin que de coutume : on a pensé à un de ces grands coefficients de marée qui se produisent aux solstices et aux équinoxes, et à une probable erreur de calcul des autorités compétentes censées les prévoir. La marée basse s'est inhabituellement prolongée, mais les Contrempunctains, qui en avaient vu d'autres, sont rentrés ce soir-là dormir sur leurs deux oreilles. Le lendemain, cependant, stupeur : la mer n'était pas remontée pendant la nuit ! Au contraire, elle s'était même encore un peu éloignée de la digue. Depuis, elle n'a plus cessé de reculer.
Dans les premiers temps, on a cru à une anomalie momentanée, peut-être liée à des éruptions solaires, à des sautes d'humeur lunaires ou au changement climatique. On pensait que la mer remonterait au bout de quelques jours, une fois les intempéries cosmiques dissipées, une fois qu'elle aurait prouvé ce qu'elle avait à prouver. Ce n'est qu'au bout d'une semaine que l'on a commencé à prendre la mesure de ce qui était en train de se passer. La municipalité a envoyé des experts arpenter le jusant pour évaluer la vitesse du retrait de la mer, ainsi que l'impact sur le littoral. Il est apparu que l'eau reculait quotidiennement de vingt à trente mètres en moyenne, mettant à jour des régions invisibles en temps normal. Çà et là émergeaient du sable des fossiles rescapés des fonds marins : détritus, ossements, épaves, cadavres d'animaux qu'il fallait évacuer ou assainir au plus vite, sous peine de voir fuir les touristes. Ces derniers, intrigués par le singulier phénomène, affluaient en masse à Contrempoint pour le contempler de leurs propres yeux, mais on le sait, l'attrait de la nouveauté n'a qu'un temps. Et d'après les rapports des enquêteurs, la mer ne donnait aucun signe de vouloir faire demi-tour.
La foudre proverbiale tombe ainsi bel et bien, à l'occasion, deux fois au même endroit, et rien, dès lors, ne l'empêche d'y tomber une troisième : telle est la dure leçon que Contrempoint, après la perte tragique de sa célèbre conque, était condamnée à apprendre. Face à ce désastre économique annoncé, la ville réagit avec le pragmatisme et l'ingéniosité qu'on lui connaît. Aux activités nautiques et balnéaires qui avaient fait son succès, elle substitua de nouvelles propositions mettant à profit l'étendue croissante de la plage : tournois sportifs et ski de fond sur le sable, randonnées et visites guidées du jusant jusqu'à la mer, qui continuait à reculer jour après jour, avec excursions dans les épaves sécurisées pour accueillir le public, permis spéciaux octroyés aux cafés et restaurants de la digue pour installer des terrasses et construire des annexes sur la plage, aménagement de dunes artificielles pour divertir les enfants. Il fallait également surveiller et règlementer les terrains nouvellement émergés : l'expansion de la plage s'accompagnait d'une dilatation sans précédent du territoire communal, dont l'entretien allait s'avérer coûteux, mais qu'il fallait à tout prix empêcher de dégénérer en far-west. Car les profiteurs et charlatans de tout poil ne se sont pas fait attendre : dès la deuxième semaine, on voyait fleurir sur la plage des boutiques éphémères non autorisées, montées sur tapis ou tréteaux, des brocanteurs à la sauvette qui s'implantaient le plus souvent à proximité des épaves pour vendre aux niais les babioles qu'ils y avaient trouvées. Il fallait aussi sonder et sécuriser les nouvelles zones délaissées par le flot, qui se révélaient parfois être des sables mouvants.
Toutes ces onéreuses initiatives qui grevaient sévèrement le budget de la municipalité partaient du principe que la mer ne reviendrait pas, ce qui était un postulat risqué, mais plus raisonnable pour la survie de Contrempoint dans l'immédiat que de parier sur son retour. À ce jour, il semble que les édiles aient vu juste : la mer est à présent à une telle distance de la ville que l'on ne peut plus l'atteindre qu'en voiture. Elle est si loin que certains résidents soutiennent qu'elle n'existe pas, qu'elle n'a jamais existé. Les photos de Contrempoint au temps de la mer ont acquis une saveur frelatée, vaguement frauduleuse. Les enfants qui y sont nés ces dernières années ne l'ont jamais vue. Le souvenir de la mer, qui recule dans le temps à mesure qu'elle s'éloigne dans l'espace, prend des allures de fiction : pour bien des Contrempunctains, désormais, elle n'est plus qu'une légende. Les anciens, quant à eux, persistent à croire qu'elle reviendra un jour, et n'ont pas de mots assez durs à l'encontre de ceux qui la considèrent comme une pure invention. Ils espèrent qu'à son retour, elle les engloutira tous.
Qu'adviendra-t-il de Contrempoint ? Son avenir est aujourd'hui en suspens. Ses efforts pour s'adapter à cette nouvelle donne inique lui ont permis de subsister, mais combien de temps durera ce sursis ? Le flux des touristes commence à se tarir. Qui a envie de s'attabler à la terrasse d'un désert ? Les villes en bordure des déserts finissent toujours par s'assécher. Dans la lutte implacable contre le vent et la poussière, c'est toujours le désert qui gagne : les rues finissent par s'effacer, les immeubles se changent en dunes. Menacée d'ensevelissement de toutes parts, Contrempoint refuse obstinément de disparaître. Ses habitants, de moins en moins nombreux, continuent de la défendre contre l'avancée inexorable du néant, peut-être parce qu'à leurs yeux, en fin de compte, le retrait inexpliqué de la mer s'apparente à ce que la Cabale nomme tsimtsoum : ce moment où, après avoir achevé le travail de la Création, Dieu se contracte en lui-même et se retire du monde qu'il a créé, pour lui permettre d'exister en dehors de Lui. Ainsi, pour eux, la mer a jadis créé Contrempoint, et l'a quittée pour la mettre à l'épreuve, au défi d'assurer et de pérenniser sa propre existence, de se forger une indépendance, une identité.
Quoi de plus beau, en effet, que cette bataille pour la survie d'une ville qui a perdu sa raison d'être, que cette perpétuelle réinvention de soi face à l'adversité, à l'abandon, à l'oubli ? Quoi de plus poignant que cette résistance désespérée au vide et à l'absurde, que cet acharnement de la vie privée de sa source première ? Si le sort de Contrempoint, nous émeut tant, c'est peut-être parce que nous savons qu'un jour ou l'autre, dans notre vie, nous sommes voués à traverser ce qu'elle traverse, que d'une obscure façon, oui, ce qui se joue en elle se joue aussi en nous. En nous aussi s'affrontent ces deux forces dont le combat permanent rythme nos marées intérieures : celle qui veut croire que la mer reviendra, et celle qui nous dit qu'il ne faut pas l'attendre.
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