LE CIEL D'EMBRUMONT

« ATTENTION CIEL BAS », annoncent les panneaux de signalisation à l'approche d'Embrumont, agrémentés de petits iconogrammes représentant des camions barrés et indiquant la hauteur maximale des véhicules autorisés à traverser la zone : 4m10. Un peu plus loin, aux entrées de la ville, vous attendent d'autres panneaux claironnant sa devise : « Plus près du ciel que partout ailleurs ».

En effet, le ciel y est réputé atteindre son point le plus bas, soit 4m71 au-dessus du niveau du sol, ce qui contraint les autochtones, de même que les voyageurs de passage, à se plier à un certain nombre de règles et d'aménagements pratiques. On n'y trouve par exemple aucun immeuble, uniquement des pavillons de plain-pied, avec quelques rares constructions à étage, le plus souvent à usage commun. Sur toute l'étendue du territoire communal a été installé, à une hauteur de 4m30, un vaste filet accroché à de robustes pylônes disposés à la périphérie de la ville, à la fois pour empêcher le ciel de tomber, si d'aventure l'envie lui en prenait, et pour empêcher les enfants et les opportunistes ou trafiquants de tout poil de monter sur leur échelle la nuit pour décrocher la lune et les étoiles. Les échelles y sont d'ailleurs interdites : les seules que l'on y trouve, réservées à la municipalité, sont remisées sous clef dans un entrepôt sévèrement gardé.

Vivre à Embrumont peut évidemment engendrer des accès de claustrophobie chez les plus fragiles, qui s'accommoderaient mal d'une telle proximité avec le firmament. Néanmoins, l'endroit est au fil des années devenu un lieu de cure très prisé pour les affections respiratoires, en vertu de la très faible pression de l'air : avec un ciel si bas, la masse d'air qui pèse sur les Embrumontains est beaucoup moins dense, comparable à ce qu'elle serait en très haute altitude. Les séjours thérapeutiques se font en général au printemps ou à l'automne, car en été, le soleil sensiblement plus proche fait de la petite agglomération une véritable étuve, d'où les chapeaux-ombrelles que portent en permanence les habitants durant la saison chaude, inventions locales qui forment aujourd'hui l'identité visuelle des Embrumontains dans l'imaginaire collectif, et que l'on peut acquérir pour un prix proprement scandaleux dans leurs boutiques de souvenirs.

Si l'été met les résidents à rude épreuve, la fin de l'automne et l'hiver ne sont pas en reste : là encore, comme en montagne, les nuages lourds et humides se répandent parfois au sol, enveloppant la ville d'une âpre purée de pois blanche qui lui a sans doute valu son nom. Les jours où cet intraitable brouillard s'abat sur Embrumont, circuler sur ses routes est tout bonnement interdit, encore qu'il soit difficile de sanctionner les téméraires qui s'y risqueraient, puisque par définition personne ne les verrait. Un autre facteur d'inconfort, qui ne se limité hélas pas à une seule saison, est le bruit des avions, qui volent eux aussi plus bas.

En dépit de ces inconvénients notables, il est une autre catégorie de visiteurs que les valétudinaires qui se trouve attirée sous ces latitudes étroites : les météorologues, de même que les astronomes, se bousculent pour profiter de ce point d'observation sans équivalent, au plus près des étoiles. Ainsi, le laboratoire de recherche météorologique embrumontain et sa célèbre station de forage céleste, qui vise à sonder la profondeur exacte du ciel, ont amené deux découvertes scientifiques majeures.

La première est que le ciel est un plafond comme les autres, quoi qu'en disent les rêveurs, les poètes et autres variétés d'ivrognes du même acabit.

La deuxième est que le ciel est beaucoup plus épais que l'on ne l'avait envisagé : les chercheurs ont beau forer depuis des années vers le haut, ils n'ont toujours pas atteint le fond. L'intérieur de cet interminable tunnel vertical change de couleur et de luminosité selon les heures et le climat, donnant aux explorateurs qui s'y aventurent la sensation de monter dans un tube de verre qui traverserait un aquarium.

L'intime vérité du ciel – sa relativité – n'étant perceptible qu'à Embrumont, le reste du monde a choisi de nier ou d'ignorer ses constats singuliers et de faire comme si le ciel était un absolu, élevé et impalpable en tout point. Après tout, si c'est le cas partout ailleurs, il est bien plus commode et rassurant de considérer cette curieuse ville et son ciel prétendument bas comme une simple anomalie. Certains d'entre nous, pour pouvoir rêver à leur aise, ont besoin de croire les étoiles lointaines.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top